Les lectures de Cinci : le règne des médiocres

La Médiocratie, Alain Deneault, Lux, 2015.

1776045-gfLe livre en deux mots

Le philosophe et professeur de science politique à Montréal Alain Deneault pourfend avec une joyeuse ironie l’extension du domaine de la médiocrité. S’attaquant successivement aux mondes 1/ de l’université et de l’expertise, 2/ des grandes entreprises et de la finance, et 3/ de la culture, il décrit un paysage ravagé par la rapacité et l’égoïsme, valeurs cardinales du néolibéralisme. Ce regard, porté depuis le Canada, offre une perspective salutaire. Ainsi, les longs développements consacrés aux maux de l’université, qu’il observe de l’intérieur, rappellent-ils brutalement ceux qui rongent ce milieu en France : corruption et entre-soi, perversion du vocabulaire contaminé par la novlangue, réduction à néant de la pensée par la bureaucratisation (mal universel et non pas héritage d’un « jacobinisme » français fantasmé) et par les béquilles techniques (coucou Powerpoint !), structuration pyramidale qu’il compare à celle des mafias du narcotrafic, conformisme, utilitarisme, précarisation… À tout cela s’ajoutent quelques spécificités comme la gestion financière calamiteuse des universités canadiennes, causée par un modèle néolibéral vers lequel l’enseignement supérieur et la recherche françaises sont poussés en dépit du bon sens ! Les autres chapitres empruntent le même ton, magistralement déployé dans son analyse du « jeu » (concept révélé par l’expression « il faut jouer le jeu », prétexte à toutes abjections déresponsabilisées) et de la « mort sociale de la pensée ». La critique lucide de la transformation du Canada en vaste plateforme off-shore, minée par la corruption de ses élites politiques et économiques, permet de relativiser grandement la vision idéaliste que l’on peut avoir de ce grand pays depuis ce côté de l’Atlantique. Alors que la haine de soi règne ici, que la mode est au dénigrement de la France et que l’on pense que tout est nécessairement mieux ailleurs, Deneault nous détrompe en révélant certaines coulisses son pays (voir en particulier le chapitre acerbe et lucide « portrait du colon »). Pays de cocagne, le Canada ? Pas tant que ça ! Plutôt : avant-poste du projet néolibéral de mondialisation[1].

Où j’ai laissé un marque-page

Le cas du pillage en règle d’Haïti depuis le séisme de 2010, développé magistralement dans toutes ses logiques perverses, montre comment ce pays est devenu un laboratoire de la gabegie et de la corruption d’un système prédateur fondé uniquement sur le profit.

Un extrait pour méditer

Tant d’agitation produit des krachs boursiers éclair qui sidéreraient les populations si leur cerveau avait le temps d’en prendre conscience. Il s’agit de plongées vertigineuses des cours financiers qui se trouvent rattrapés dans la microseconde, de plongeons en spirale qui se réemballent aussitôt et foncent dans les hauteurs avant de tomber en chute libre. Quand la durée de ces descentes à pic est perceptible à échelle humaine, on croit rêver : le 6 mai 2010, les marchés états-uniens ont eu le temps de perdre et de reprendre en seulement dix minutes 700 milliards de dollars. Le prix des actions a alors fluctué de manière invraisemblable : « le cours de la maison de vente aux enchères Sotheby’s s’est envolé de 34 à 10 000 dollars. Celui du consultant Accenture a dégringolé de 40 dollars à 1 cent », rapportent Lelièvre et Pilet, dans un chapitre de leur ouvrage intitulé « En attendant le krach fatal». Les auteurs citent des polytechniciens et des ingénieurs de la finance chargés d’enseigner ces pratiques à leurs étudiants français, qui s’inquiètent les premiers d’une telle frénésie. En rien ne parvient-elle à ce à quoi elle prétend, soit la fixation des prix. Parmi eux, Nicole El Karoui parle d’un système fonctionnant en vase clos entre une poignée d’acteurs qui « ne savent pas où ils vont ».

C’est l’économie qu’on ne sait traduire en aucun terme. Aux États-Unis, en juillet 2013, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), chargée de réguler le marché des produits dérivés, a condamné un courtier à payer une lourde amende en vertu des dispositions de la loi sur la réforme financière, dite Dodd-Frank, pour avoir abusé de ces logiciels de courtage à haute fréquence. Il a « utilisé un logiciel de courtage conçu pour placer illégalement des ordres sur les contrats à terme à la vente ou à l’achat avant de rapidement les annuler ». Il s’agissait de créer une attention factice pour des titres dont l’intéressé avait acquis des parts préalablement. Ces sanctions sont dérisoires, car le système boursier consiste aujourd’hui ni plus ni moins en une guerre pour déterminer les cours en fonction des actifs et instruments que l’on détient. Mais elles ont une finalité publique de mystification ; épingler un acteur au hasard et le montrer en exemple revient à prétendre que des exceptions à la marge perturbent un système qui fonctionne pour sa part correctement.

Allant en ce sens, les programmes de vulgarisation visent à empêcher les prises de conscience que commanderait autrement ce régime en pleine déroute. On est par conséquent globalement appelé à dire de l’économie ce que Joseph Kafka fait dire dans Le procès à son personnage de domestique à propos de la logique du droit : « elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre ». On nous demande en réalité de faire comme si, somme toute, il y avait une science de l’économie à l’œuvre dans les décisions des puissants dont nous dépendons. Et la « démocratie », ici, consisterait à faire des citoyens et citoyennes des partenaires capables de maîtriser le vocabulaire et les rudiments de cette « science », moins pour agir sur elle que pour s’y laisser enfermer. La vulgarisation sévit alors sur un mode intensif. Quand ce ne sont pas les institutions officielles ou des organes de presse de droite qui s’en occupent, ce sont des mouvements civiques ou des journaux alteréconomiques qui forment la population au traitement critique de ces termes qui colonisent notre monde. Un problème à travers toutes ces représentations subsiste : nous partons inexorablement d’une terminologie qui nous abuse, mais que de rares économistes semblent arriver à éviter. Qu’ils se disent « hétérodoxes » ou « atterrés », c’est bien toujours à elle qu’ils se réfèrent dans des contributions certes salutaires, mais capables seulement d’une doublure critique.

Il n’est pas étonnant, du coup, qu’on cesse collectivement de penser sitôt qu’il est question d’« économie ». Face aux enjeux d’affaires, on semble soudainement incapable de faire preuve d’une analyse minimale. L’argent, passé ce seuil d’accumulation où il fait augmenter sensiblement l’indice grossier du « produit intérieur brut », auquel on associe le fétiche de la « création d’emplois », réfrène toute manière de réflexion. L’expression « It’s the economy stupid », à l’origine, un mot d’ordre pour structurer le discours des organisateurs de la campagne présidentielle de 1992 de William Clinton aux États-Unis, laissait croire qu’on ne saurait imaginer un citoyen moyen s’intéressant à autre chose qu’à ce qu’il entend par économie, alors qu’il s’agissait par là surtout de dire, si l’on inverse la proposition, que l’économie et ses a priori vénaux rendent bête et interdisent toute élévation de l’esprit vers des problématiques qui leur échappent. It’s the stupid economy, en réalité. (p. 82-84)

Cincinnatus,


[1] … et terre d’expérimentation de l’islamisme (coucou Justin Trudeau !)

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Les lectures de Cinci : le règne des médiocres”

  1. Merci d’avoir attiré l’attention sur ce livre qui semble original et intéressant. A titre de bémol je dirais que je n’adhère pas pleinement à la critique de la normalité, de l’ « extrême centre » comme image de la médiocrité que j’ai pu lire dans d’autres commentaires de cet ouvrage. Il existe un espace de pensée conservatrice qui n’est pas forcément au service de l’économie mais de la préservation des institutions…Alain Deneault s’inscrit dans une approche marxiste de la société, non ?

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