
La Révolution a bon dos ! Fichez-lui la paix ! Cessez donc, quel que soit votre camp politique, de récupérer grossièrement, d’instrumentaliser indûment ce moment si dramatique et si complexe de l’histoire. Lieu commun du débat public, ses évocations n’en sont que plus saturées d’idéologies, au point que les faits disparaissent derrière vos clichés et caricatures.
Comme en un coffre magique toujours plein, vous y puisez tous ce que vous voulez, aussi bien pour légitimer votre action prétendument inspirée de ce glorieux passé que pour délégitimer vos adversaires en les associant à des figures ou à des temps honnis. Le viol de l’Histoire est devenu si commun qu’il n’émeut plus personne ; vos manipulations s’affranchissent impunément du réel pour servir de basses tactiques politicardes.
Peuple en effervescence et nation politique qui prend conscience d’elle-même, serments et discours historiques, grands hommes et personnages romanesques, ascension et chute des héros, fureur des masses et vertu civique, jacobins, montagnards, girondins, royalistes, guillotine, Terreur, exaltation de la liberté et préfiguration du totalitarisme… tout se mélange dans un grand n’importe quoi qui vous sert de référence historique avec pour toile de fond un terrible rouge sang.
Vous invoquez les mânes d’individus devenus légendes : Danton, Marat, Saint-Just et, par-dessus tous, Robespierre – l’Incorruptible, archange de la vertu civique qui s’est sacrifié à l’idéal pour les uns, démon de la démesure, dictateur sanguinaire préfigurateur et inspirateur d’Hitler, Staline et Palpatine pour les autres. Les mensonges du Directoire, repris et augmentés par toutes les générations de contre-révolutionnaires, ont laissé des traces et forgé la légende noire de Robespierre.
Rien de mieux partagé que vos fantasmes de grand soir, de barricades et de têtes qui roulent dans la sciure. La violence devient sexy dans vos yeux d’adolescents romantiques mal grandis, pris de frissons de transgression gratuite ; et vous, là, de l’autre côté de la barricade en papier mâché, elle vous sert symétriquement à vous faire peur à moindre frais en vous imaginant victimes d’un mauvais remake de la Terreur. Jeu de rôle aussi crétin que cynique.
Toute votre imagerie révolutionnaire sombre dans un kitsch puéril insupportable à ceux qui tiennent encore un peu à la vérité historique. Votre inculture, hélas largement partagée avec le reste de la population, justifie toutes vos interprétations grossières et anachroniques, à peine dignes d’un blockbuster hollywoodien. Thuriféraires comme contempteurs, vous avez tous une vision fausse du passé, l’histoire de la Révolution étant particulièrement sujette aux interprétations concurrentes formées en fonction de votre idéologie et de votre projet politique.
Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution est un bloc.
Clemenceau a raison. Quel que soit votre camp, plus d’un siècle après la mise au point du Tigre, en continuant de la découper en tranches pour n’y piocher et en garder que ce qui vous est bien commode et l’utiliser à vos basses manœuvres politicardes, vous trahissez ceux qui l’ont vécue. Cette histoire infiniment complexe ne se laisse pas étrangler par vos manipulations grossières. Notre histoire commune fonde notre nation politique ; elle doit être chérie avec lucidité, entièrement, sans choisir entre l’ombre et la lumière.
Ignares qui vous complaisez dans l’arrogance du présentisme, vous commettez l’inadmissible faute d’anachronisme. Vos regards jetés sur le passé se nourrissent d’une boursouflure égotique qui n’hésite pas à juger et condamner sans connaître. Quelle prétention ! Chacun sait, avec une assurance suspecte, ce qu’il aurait fait s’il avait eu à voter la mort du roi – hybris identique à celle qui saisit nos contemporains à l’évocation d’un autre moment crucial de notre histoire nationale : à les entendre, tous auraient immédiatement gagné le maquis ou Londres dès 40, sans barguigner. Et de mépriser ceux qui ont dû vivre dans leur chair ces déchirements. Je vous souhaite de n’avoir jamais à affronter réellement de tels choix.
Vos discours au lyrisme ridicule convoquent abusivement des images tordues de la Révolution, étrangères à la réalité, selon vos intérêts militants. Vos piteux tribuns modernes s’imaginent rejouer les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles mais oublient trop rapidement qu’ils vivent au XXIe. Les spectacles sanglants auxquels le peuple assistait pour se divertir et qui vous excitent tant seraient insoutenables aujourd’hui – tant mieux ! Ce qui ne vous empêche pas de vous payer de mots, bourgeois planqués à la recherche d’excuses pour frissonner gratuitement dans une époque engluée de nunucherie. Vous confisquez le récit de la geste révolutionnaire et la peinturlurez en couleurs criardes. En rêvant à haute voix de sang et violence, vous imaginez la Révolution comme une série netflix.
Votre pensée rachitique mélange tout au point de voir dans les blacks blocs et autres voyous violents les héritiers des sans-culottes. Comment pouvez-vous être aussi stupides ? Petits bourgeois incultes, pour le défendre ou le conspuer, vous frayez avec le lumpencaïdat qui pourrit la vie du peuple que vous méprisez. Ah ! ils sont beaux, vos « révolutionnaires » ! Vous glorifiez ou vilipendez ceux qui détruisent des devantures de boutiques et vandalisent le mobilier urbain en les comparant au peuple de 89… alors qu’ils n’ont rien d’antisystème, d’anticapitaliste ou d’antifasciste : ils jouent parfaitement leur rôle au sein du système, s’accommodent très bien du capitalisme dont ils sont les premiers consommateurs des produits de mode et des doudous pour adultes mal grandis, et utilisent si bien toutes les méthodes des fascistes que l’on peut légitimement se demander s’ils ne sont pas plus fascistes encore que les fascistes. Tous les prétextes pseudo-révolutionnaires ne cachent pas l’inanité profonde de leurs motivations et de leurs agissements. Et ce sont ces délinquants qui vous émoustillent !
La violence que vous promouvez n’a rien à voir avec l’émancipation douloureuse d’un peuple – au contraire, c’est la violence antipolitique des foules assassines qui réclament des têtes. Le clap de fin pour le politique devient d’autant plus assourdissant qu’il bénéficie de la caisse de résonnance des réseaux dits sociaux. Les meutes y sévissent sans retenue, brandissent les pires menaces en toute impunité. Les individus s’y lâchent, profitant des effets de groupe pour se débarrasser de toute forme de surmoi. Lorsqu’une cible est désignée à la vindicte, les fauves se précipitent. Et sur les milliers qui participent à la curée, il suffit d’un seul qui passe à l’acte.
Quoi que vous prétendiez pour vous défausser, la manipulation d’un imaginaire sanglant n’est pas sans conséquence. Lorsqu’un député de la nation prend la pose, goguenard, pour une photo avec sous le pied un ballon maquillé en tête de ministre, il commet une faute impardonnable. Ne faites pas semblant d’ignorer que le champ sémantique de la décapitation s’est élargi depuis 93 : les images de têtes coupées se surimpressionnent dans un carambolage obscène. Aujourd’hui, outre la guillotine, viennent à l’esprit les mises en scènes macabres du terrorisme islamiste : les têtes coupées de Louis XVI et de Robespierre côtoient dramatiquement celle de Samuel Paty. Jouer avec ces symboles aux significations multiples et sordides n’a rien d’innocent.
Vous n’avez pas le monopole de la Révolution, pas plus que ceux de l’histoire ou des symboles ; vous ne pouvez pas vous en servir impunément. Vos manipulations sont irresponsables, vos fantasmes de sang criminels.
Cincinnatus, 27 février 2023
Bravo pour ce magnifique texte plein de clairvoyance…
J’aimeJ’aime