Il était une fois un maire. Le maire d’une de nos fameuses « 36 000 » communes. Il s’appelait… Claude. Comme tous ses camarades qui avaient la charge et l’honneur de les administrer, Claude avait de quoi se plaindre !
Élu à la tête d’une petite bourgade de moyenne montagne, forte d’un millier et demi d’habitants, il n’avait pas grand-chose à voir avec les princes des grandes métropoles dont les enjeux spécifiques les distinguaient de l’immense majorité de leurs homologues. Il voyait de loin ce qui se passait dans ces grandes capitales régionales. Comme beaucoup, il déplorait le système féodal qui s’y était trop souvent installé, grâce notamment aux vagues successives de décentralisation conçues sous le lobbying des barons locaux plus préoccupés de leurs intérêts propres que du bien commun. La dernière étape, la métropolisation qui poursuivait ce mouvement en déséquilibrant un peu plus encore les territoires et en renforçant l’emprise des petits seigneurs, Claude la ressentait de plus en plus fortement jusqu’à son niveau. Des moyens colossaux étaient mis à leur disposition pour transformer leurs villes en fiefs dévolus à leur ego, à la courtisanerie et à la corruption, quand elles ne devenaient pas des laboratoires d’expérimentation pour docteurs Folamour idéologiques (toutes colorations politiques confondues). Bien entendu, toutes les grandes villes, et c’était heureux !, ne subissaient pas les conséquences néfastes de la mégalomanie et de l’hybris… mais beaucoup trop étaient frappées.
Comme l’écrasante majorité des maire français, Claude vivait néanmoins dans un tout autre monde.
Rurales ou périurbaines, petites ou moyennes, leurs villes étaient l’échelon démocratique le plus proche des citoyens ; celui, aussi, auquel ils étaient le plus attachés. Être maire ou adjoint dans une petite commune nécessitait souvent un degré d’abnégation dont personne n’avait conscience. Sollicité à propos de tout, sommé d’intervenir dans toutes les querelles picrocholines, notre héros se retrouvait, en général malgré lui, impliqué dans la vie quotidienne de ses administrés, bien au-delà de ce que supposait son mandat. Contraint de s’improviser « mère » plus encore que « maire », il devait répondre à des demandes parfois délirantes.
La bonne image dont il jouissait, comme l’ensemble de ses semblables – les études d’opinion en témoignaient –, n’effaçait pas l’ingratitude dont il était pourtant l’objet. Si c’était vers Monsieur-le-Maire qu’on se tournait pour tout et surtout n’importe quoi, c’était aussi vers lui qu’étaient dirigés les traits acerbes et injustes lorsque les petits caprices de citoyens égoïstes n’étaient pas jugés suffisamment satisfaits. Il le savait : bouc émissaire idéal, l’élu local venu là seulement par souci de l’intérêt général et envie de s’engager pour sa commune apprenait vite qu’il n’y avait que des coups à prendre.
Et ils pouvaient être rudes. Car, en bon maire consciencieux, Claude était en première ligne du sordide, du désespoir humain, de la misère sociale.
C’était lui qui prenait rendez-vous en ligne chez le médecin pour la nonagénaire du village qui ne savait pas se servir d’un ordinateur.
C’était lui qui débarquait dans les querelles de voisins alcoolisés pour empêcher que la situation ne dégénère, au risque de finir lui-même à l’hôpital.
C’était lui qui remplissait les formulaires administratifs et rédigeait les lettres pour le pauvre gars illettré qui voyait sa maigre pension menacée.
C’était lui qui cherchait un foyer en urgence pour la femme qui venait de s’enfuir de chez elle afin d’échapper aux coups de son mari.
C’était lui qui se faisait réveiller par la gendarmerie à deux heures du matin parce qu’un gamin s’était ramassé contre un platane, lui qui se déplaçait pour constater que c’était bien le fils du voisin qu’il avait vu grandir et lui encore qui appelait les parents pour leur annoncer le drame.
Il fallait avoir le cœur et le moral bien accrochés.
Il fallait aussi avoir du temps. Beaucoup de temps. Peu étonnant que tant de maires de petites villes fussent de jeunes retraités : l’administration d’une commune était une occupation à temps très plein qui réclamait une grande force de travail. Les dossiers à instruire étaient innombrables et touchaient tous les domaines et tous les degrés de technicité, avec des enjeux très complexes qui dépassaient largement les compétences que pouvaient avoir les maires.
Sans moyens financiers ni humains suffisants pour l’aider dans sa tâche (une poignée d’ouvriers communaux pour la maintenance générale des équipements, les petits et gros travaux, le déneigement en hiver, etc. etc., et moins encore de secrétaires de mairie), sans possibilités réelles de formations (le plus souvent faute de temps à y consacrer), Claude représentait une cible de choix pour tous les arnaqueurs seulement intéressés par le pognon. Les lobbies profitaient pleinement de l’asymétrie de compétence et assumaient ouvertement leur agressivité pour le faire plier, lui comme les autres maires tout aussi dépassés. Promoteurs, vendeurs d’éoliennes ou d’hypermarchés et autres fripouilles faisaient le siège de sa mairie en procédant à un odieux chantage pour obtenir les autorisations nécessaires au développement de leurs juteux bizness : « si vous n’acceptez pas, disaient-ils, la commune d’à côté acceptera et votre village crèvera ! » Claude tenait bon, malgré les mensonges et les menaces.
Enfin, il devait supporter la confiscation de pans entiers de ses maigres pouvoirs et prérogatives par ces monstres intercommunaux, issus de l’esprit malade de quelque technocrate ennemi de la démocratie. Ces regroupements, qui n’avaient de « coopération » que le nom dans la novlangue managériale qui avait envahi l’administration, ne présentaient en général aucune pertinence territoriale, sociale, économique ni démographique. Ils ne servaient que de théâtre à de pitoyables jeux de pouvoir locaux, au détriment des citoyens et des petits maires réduits à servir les intérêts des communes plus grosses ou des élus plus brutaux. Claude se battait pour ne pas voir son village avalé, digéré, sacrifié ; il se battait pour l’intérêt général et pour sa commune.
Il en fallait du courage, de l’abnégation et de la vertu civique, pour assumer la charge de maire, pour faire vivre et, parfois, survivre les communes, ce patrimoine commun. Comme la plupart de ses camarades, Claude en avait à revendre. Merci à lui, merci à eux !
Cincinnatus, 22 mars 2021