Amateurs ou professionnels de la politique ?

Le Ventre Législatif, Honoré Daumier (1834)

Soyez fiers d’être des amateurs !
Emmanuel Macron, 11 février 2020

Le cri du cœur (on ignorait qu’il en eût un) du Président à « ses » députés moins de trois ans après sa première élection sonnait déjà faux à l’époque. Le « renouvellement » de la classe politique par le macronisme se prétendait la version « gendre idéal » du dégagisme mélenchonien. Or les Français se sont vite aperçus que les promesses n’étaient pas tenues et qu’à la fraîcheur et à la nouveauté s’était substitué un rattrapage (comme au bac) de tout ce que les autres partis possédaient de tocards à la carrière en cul-de-sac, auxquels s’ajoutaient nombre d’opportunistes arrivés là par hasard ou copinage. De ce gloubi-boulga peu enthousiasmant surgissait une telle quantité de bourdes que, pour sauver les apparences, en un tour de passe-passe aux ficelles bien connues, les communicants de l’Élysée eurent cette idée de transformer l’incompétence en qualité. La question du recrutement du personnel politique mérite néanmoins mieux que ces entourloupes à la petite semaine : pour le bien de la Cité, nos dirigeants doivent-ils être des amateurs ou des professionnels de la politique ?

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Le bénéfice de l’arrivée en politique d’« amateurs » devrait provenir de leur conscience aiguë de ce que vit le peuple, de leur ancrage dans la réalité, de leur « connaissance du terrain », comme on dit maintenant, de leur capacité à apporter des idées et des ambitions qui ne soient pas le simple produit de l’idéologie, de la fraîcheur et du regard neuf caractéristiques de ceux qui n’ont pas encore été usés par les bassesses du jeu politicien. Réciproquement, les professionnels devraient se distinguer par leur connaissance et leur respect des institutions et de leur fonctionnement, par leur compétence technique, par leur efficacité, par leur expérience… Et, de tous, on devrait attendre la volonté de n’agir qu’en fonction de l’intérêt général.

L’intérêt général : voilà qui devrait animer toute la classe politique, nonobstant les parcours individuels et professionnels, les opinions partisanes, les visions du monde. Amateurs ou professionnels de la politique, les représentants de la nation sont les représentants de toute la nation ; ce qui signifie qu’une fois élus, ils doivent avoir à cœur d’œuvrer pour le bien commun, pour tous les Français – et non pour leurs électeurs, pour leurs militants ni pour une part plus restreinte encore de leur clientèle.

Empressés de récupérer quelques instants la lumière que lui servent cyniquement les médias, la plus grande part de notre classe politique se montre, hélas !, très en-deçà de ces attentes pourtant légitimes. Certes, dans l’ombre, il y a des parlementaires et élus locaux dignes de leurs mandats, qui travaillent et œuvrent au bien commun – il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre.

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Ceux qui ont fait de leur engagement politique leur métier se montrent complètement déconnectés de la réalité. Ils vivent dans un autre monde, dans une bulle sans plus aucun rapport avec le peuple de France.

Certains considèrent avoir conquis de haute lutte leur position. Après avoir commencé très jeunes leur grenouillage dans les coulisses d’un mouvement de jeunesse ou d’un syndicat étudiant – l’école du vice –, ils ont passé de longues années à effectuer les basses œuvres au service d’un élu national – ou local pour les plus malchanceux ou les moins adroits –, avant d’enfin obtenir une position éligible sur une liste à une élection quelconque. Ils ont ensuite soigneusement éliminé leurs concurrents internes dans une lutte des places au darwinisme corrompu par les bourrages d’urnes aux élections internes, les coups bas et les trahisons, jusqu’à accéder, pour les plus rusés, au graal : le siège à l’Assemblée ou au Sénat, ou bien la baronnie locale.

Les autres ne peuvent exciper de cette ascension à la force des poignets, ayant eu la chance d’être héliportés au sommet de l’Everest politique : l’ENA les a immédiatement propulsés dans les salons dorés du pouvoir. À peine sortis de la haute école, ils ont navigué entre institutions illustres et rentables pour le CV (Inspection des finances, Cour des comptes, Conseil d’État…) et cabinets ministériels où ils ont pu étoffer leur carnet d’adresse, en attendant la libération d’une circonscription imperdable ou d’un exécutif local en forme de sinécure.

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Alors que les « compétences » attendues des élus ne cessent de varier et qu’ils doivent apparaître comme des experts dans tous les domaines, on nous impose en même temps une représentation-identité selon laquelle la première qualité d’un bon représentant serait de ressembler à ses électeurs : couleur de peau, religion, sexe, orientation du désir érotique… ce qu’il est subsume ce qu’il pense, dit ou fait. « Votez pour moi parce que je suis comme vous » est devenu le slogan sous-jacent à toute campagne électorale.

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Ainsi nous ont été vendus les fameux élus de la « société civile », ces « amateurs » de la politique censés mieux représenter le peuple – et « vendus » est le terme adéquat tant ils ne sont que les produits d’opérations marketing jetés sur le marché de la consommation politique. Or, comme souvent, il y a tromperie sur la marchandise et la barbaque prétendument premier choix sent le faisandé. Pour la plupart, ces élus de la société civile ne sont en rien des citoyens « normaux » : militants, collaborateurs parlementaires, dirigeants d’associations et de lobbies alliés, parents, amis, fils de, clowns médiatiques et jusqu’au chauffeur personnel du gourou, ils sont recrutés par népotisme, clientélisme ou pour racoler les segments d’un électorat, découpé en tranches de saucisson, qu’ils sont censés séduire.

Aux plus méritants ont été offertes des circonscriptions verrouillées dans lesquelles seule compte l’étiquette : une chèvre ou une table basse y seraient élues si elles avaient le logo du bon parti… ceci dit, quand on voit les députés en question, on se dit qu’une chèvre ou une table basse feraient de meilleurs représentants de la nation. Selon les camps, ces « amateurs » se comportent comme dans une AG universitaire, un BDE d’école de commerce, le CA d’une multinationale ou l’open space d’une start-up… mais certainement pas comme l’éthique l’exige d’un élu du peuple.

Et, dans le même temps, au sommet de la chaîne alimentaire politique, les énarques qui avaient chassé leurs prédécesseurs normaliens se voient eux-mêmes poussés dehors par les HEC and co. À chaque génération, on perd en intelligence, compétence et sens de l’État ce qu’on gagne en affairisme et clientélisme. Combien sont venus là dans le seul but d’ajouter une ligne à leur CV sur linkedin ? On se souvient même comment, au début du premier quinquennat de l’ère macronienne, certains se sont plaints benoîtement de voir leurs émoluments, très inférieurs à leurs salaires dans le privé, les contraindre à diminuer leur train de vie !

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Est-ce pour cela qu’ils travaillent si peu et si mal ? Les lois sont écrites et votées n’importe comment, beaucoup d’entre elles relèvent en réalité du règlementaire – voire moins –… bref : l’amateurisme au Parlement tient surtout à une méconnaissance crasse des procédures et des usages par les parlementaires, mais surtout de leur rôle même. Le niveau lamentable de notre classe politique conduit à une profanation de l’enceinte la plus sacrée de notre démocratie dans laquelle des individus n’ayant jamais fait la preuve d’une once de vertu civique et aux capacités intellectuelles limitées par la nature et l’idéologie pensent compenser l’absence d’arguments et l’indigence oratoire par la morgue et les provocations.

Les hommes d’État n’existent plus. Nous sommes prisonniers d’un bateau ivre gouverné sans cap ni vision. Les foutriquets de la politique se contentent d’enchaîner les coups médiatiques, de rechercher le buzz sur les réseaux dits sociaux, avec pour seul horizon les unes putassières du lendemain. Sans aucune considération pour la nation française qu’ils ont le devoir de représenter, ils ne s’intéressent qu’à leurs clientèles afin de se positionner au mieux dans la lutte des places. Ils profitent de leur mandat pour faire fructifier leurs intérêts privés auxquels ils asservissent l’État et ses institutions ; les prévaricateurs parasitent l’État au détriment de l’intérêt général. Les plus malins, les plus idéologues ou les plus corrompus d’entre eux vont jusqu’à se faire les petits propagandistes de puissances étrangères, et dénigrent injustement la France pour mieux vanter docilement, au choix : Washington, Berlin, Bruxelles, Moscou, Gaza ou Doha.

Ainsi subissons-nous le pire des deux mondes : des faux amateurs qui déglinguent tout, et des faux professionnels arrogants qui plantent tout. Et ce beau monde communie dans l’idéologie et le mépris du peuple. Ils se prennent pour des cadors alors qu’ils multiplient les erreurs grossières et mènent le pays à la ruine en poursuivant aveuglément la politique mortifère appliquée doctement depuis quatre décennies. Le paysage politique est à ce point dévasté qu’il n’y a rien de déshonorant à bouder les faux choix proposés aux élections : à quoi bon voter lorsque l’offre politique n’est qu’une illusion paresseuse et mensongère ? On peut avoir quarante candidats, cela ne signifie pas qu’il y a pluralité si les quarante n’incarnent en tout qu’une ou deux familles de pensée politique et qu’in fine tous appliqueront exactement le même programme et feront la même politique. On touche là à la limite de la réduction de la démocratie à l’élection : ce n’est pas parce qu’il y a des « élections libres » que l’on peut se rendormir sereinement en imaginant la démocratie sauvegardée. « Amateurs » ou « professionnels », il n’est aujourd’hui plus personne pour porter ma voix ; je suis, comme tant d’autres, un citoyen qui n’existe plus.

Cincinnatus, 15 avril 2024

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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