Le FN et l’école : la tentation de l’illusion

Adresse à Jean-Paul Brighelli

Cher Jean-Paul Brighelli,

En général d’accord avec le républicain convaincu que vous êtes, vous lire me réconforte souvent et, hommage suprême que je puisse vous rendre, cher enseignant, me fait penser. Après l’élection partielle d’hier, dont les résultats ont fait couler beaucoup d’encre, je me suis souvenu d’un billet que vous aviez posté sur l’un de vos blogs en juin 2014. Il était consacré au discours du FN – version Le Pen fille – sur l’école, et vous y montriez combien les diagnostics et propositions développés sur ce sujet ont l’image du bon sens. Votre conclusion (volontairement) ambiguë vous appartient et je ne chercherai pas à l’interpréter dans un sens ou dans l’autre : d’autres se sont jetés dessus pour vous faire un procès malvenu – que les loups hurlent donc en meute ! cela ne m’intéresse pas.

Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est ce discours en apparence si consensuel que porte, sur l’école en particulier et sur les services publics en général, le parti d’extrême-droite. Ailleurs, vous avez assez bien résumé le contenu du « chaudron de la sorcière » :

une bonne pincée de Front de Gauche — tout le discours anti-capitaliste et anti-européen. Une poignée de Mouvement Républicain et Citoyen, les héritiers de Chevènement, qui d’ailleurs touillent parfois eux-mêmes la tambouille, assaisonnée de républicanisme exaspéré et de souverainisme jacobin. Quelques miettes encore de l’ancienne xénophobie, l’ombre de Léon Daudet pour l’anti-judaïsme, et le Café du Commerce pour les couplets sur l’immigration. Presque rien de la Droite traditionnelle, qui sert davantage de repoussoir que de modèle…

Toute la première partie de votre énumération irrigue les déclarations énamourées de Marine Le Pen pour les services publics. Depuis sa transition générationnelle, le principal parti d’extrême-droite se découvre jacobin, étatiste, défenseur de la protection sociale et de l’école républicaine… de quoi ébranler pas mal de convictions, en effet !

D’autant plus que ses adversaires politiques paraissent avoir déserté le champ des idées pour s’abriter sous la cape idéologique du néolibéralisme[1]. Quel choix reste-t-il aux citoyens ? ils assistent tous les jours aux effets dévastateurs des choix économiques et politiques sur leurs vies, tandis que ceux pour qui ils ont voté jusqu’à présent, et tout particulièrement la gauche et le PS, leur disent tous en chœur : « c’est faux, cela n’existe pas ! »
L’école sombre, les parents et leurs rejetons se comportent comme des clients à qui tout est dû, les élèves en sortent sans savoir lire ni écrire ? « ce n’est pas vrai, le niveau monte, la preuve : chaque année les résultats au bac sont meilleurs. »
Les communautés se replient sur elles-mêmes, les identités fantasmées sont prises comme prétextes criminels ? « c’est faux, vous n’êtes qu’un islamophobe/antisémite/… (rayer la mention inutile) »
La construction européenne a été trahie par ses propres représentants, livrant les nations aux diktats des marchés ? « n’importe quoi, vous êtes un antieuropéen-souverainiste-nationaliste. »
Or le problème du réel, c’est que plus on le nie, plus il tape fort.

D’un côté, donc, des partis qui affirment que ce que vivent leurs électeurs est le fruit de leur imagination – attitude vécue à raison comme méprisante et humiliante. De l’autre, un parti qui les cajole et qui manie parfaitement la démagogie en défendant aujourd’hui ce qu’il vilipendait hier. La tentation est alors grande et vous avez bien raison de rappeler dans vos billets comment les électeurs qui se sentent abandonnés font le pari de la « sorcière ».

Hélas !, vous savez comme moi que tous ces discours fonctionnent comme un miroir aux alouettes. Ça scintille, c’est joli mais ce n’est qu’une illusion, un piège. Le diagnostic du FN semble séduisant, par exemple sur le sujet qui nous intéresse : l’école. Les promesses donnent envie d’y croire. Mais, si vous le voulez bien, ne soyons pas raisonnables (les petits gris de Bruxelles, Berlin et Bercy ne le sont que trop) et songeons un instant à la politique scolaire d’un gouvernement Le Pen. Pour ce faire, il n’est point besoin de beaucoup d’imagination : il suffit d’observer qui en fera partie de près ou de loin, qui l’inspirera. Les cadres et les militants sont-ils tous de bons républicains convaincus ? Allons donc ! S’ils tiennent le devant de la scène, les tenants d’un courant « républicain » au sein du FN ne sont qu’une façade opportuniste. Ne nous leurrons pas : au pouvoir, ils seront immédiatement marginalisés.
La nébuleuse autour du FN se forme de groupuscules aux lignes, objectifs et idéologies disparates mais, dans l’ensemble, le centre de gravité se situe clairement du côté des contempteurs de l’école républicaine laïque : tout ce que la France compte de plus réactionnaire (au sens qu’en donne Littré : qui coopère à la réaction contre l’action de la révolution française) et de plus clérical, allié aux lobbies identitaires aux thèses aussi folles que dangereuses. Dirigeront réellement tous ceux qui rêvent d’un démantèlement complet du système éducatif (et plus généralement de la liquidation des services publics et de l’État-Providence… ou de ce qu’il en reste) au profit des différentes chapelles privées, qu’elles soient religieuses ou financières. L’enseignement sera dispensé en latin, en patois ou en €. Les enseignants, tant dragués avant les élections, seront vite « mis au pas ». Si la « sorcière » prétend défendre une vision de l’école que nous partageons, vous et moi, soyons lucides : la politique qu’elle mènerait au pouvoir serait désastreuse pour tout ce que nous défendons.

Alors continuons de nous battre à la fois pour sortir les autres politiques de leur coma et démasquer les discours de la « sorcière ». Ce double dévoilement, cher Jean-Paul, est notre honneur.

Cincinnatus,

PS : le 25 avril 2015, dans la partie commentaire d’un article de Marianne, j’ai été interpelé sur ces sujets. Bien qu’il ne faille en général pas nourrir les trolls (non il ne faut pas, c’est pas bien !), je me suis senti obligé de répondre :

20150425


[1] Je vous conseille de lire à ce sujet, cher Jean-Paul, la petite bafouille que j’ai commise ici : « Réidologiser » la politique : une urgence !

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Le FN et l’école : la tentation de l’illusion”

    1. Je suis en désaccord avec vous : s’il a pu y avoir des jacobins perdus au FN, c’est toujours possible. Néanmoins, la plus grande partie de son existence, le discours officiel du FN a été farouchement anti-étatiste dans le domaine économique, décentralisateur dans celui de l’organisation territoriale (plusieurs groupuscules régionalistes ont d’ailleurs depuis longtemps gravité autour de lui), conservateur dans celui du social et anti-égalitaire dans celui du droit, du politique et de la citoyenneté. On peut difficilement faire plus opposé au jacobinisme.
      Plus profondément, le problème avec le FN, c’est que Jean-Marie Le Pen a réussi à réunir un ensemble hétéroclite de mouvements qui sur le fond n’ont pas grand chose à faire ensemble et ont des visions parfois opposées. Entre la ribambelle de catholiques ultras, les identitaires de tous poils, les nostalgiques de l’OAS et de l’Algérie française, et tous les autres, il a construit une machine basée sur le mécontentement et le ressentiment. Sa fille en a hérité et l’a adaptée pour capter encore plus largement, non seulement les ressentiments passés, mais surtout ceux qui aujourd’hui se sentent « hors-jeu ». Pour ce faire, elle adopte très finement un discours « attrape-tout » qui lui permet de ratisser large, en accaparant tout le vocabulaire républicain qu’elle vide de sa substance. Qualifier le nouveau FN de jacobin me paraît tout à fait erroné.
      Cincinnatus

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      1. Les régionalistes n’ont que peu été alliés au FN qui est intrinsèquement « parisien ». Les rares régionalistes se sont d’ailleurs rangés du côté de Mégret lors de la purge de 1998 et n’ont plus aucune influence sur le FN depuis 2004. D’ailleurs, la pluspart des élus FN sont des parachutés (Maréchal, Collard, Rachline…)

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