Quand les féministes se trompent de combats
Ma tendre amie,
Alors que je me languis de vous, je souhaite porter à votre cœur et à votre cher esprit une histoire étonnante qui m’est récemment arrivée et les réflexions qu’elle a suscitées en mon âme. J’espère, vous contant cette aventure, vous divertir un peu dans l’attente de nos retrouvailles.
Je déambulais dans les rues parisiennes avec quelques miens amis, l’une de nos compagnes traînait une lourde charge sous la forme d’une volumineuse valise. Lorsque nous dûmes emprunter des couloirs de métro, je lui proposai de l’aider à monter plusieurs séries d’escaliers en portant ledit fardeau. C’est alors qu’une autre camarade m’accusa de « misogynie bienveillante ». Bigre ! Je me retrouvai donc misogyne comme Monsieur Jourdain poète. Naïvement, je considérais qu’en ces circonstances ne pas essayer de soulager mon amie eût été de la pire des mufleries. En réalité, je me rendais coupable d’un crime peut-être plus indigne encore : « si c’était un homme, tu ne l’aurais pas aidée, c’est donc du paternalisme ! » m’asséna-t-on. Condamnation implacable…
… qui, je dois le dire, se heurte toutefois au réel : non seulement, l’amie en question a immédiatement insisté pour que je l’aide mais, surtout, comme vous le savez bien, ma douce, il m’arrive régulièrement de porter valises et poussettes dans le métro, que leur propriétaire soit masculin ou féminin. Certes, je vous l’accorde volontiers, le deuxième cas de figure est statistiquement plus fréquent que le premier. Cela signifie-t-il cependant que j’impose alors ma mâle virilité (plus proche, hélas !, du plan de tomate que de Schwarzy – heureusement que je ne vous déplais pas trop malgré tout) dans un rapport de domination symbolique phallocrate ? Et que devrais-je faire quand c’est une femme qui me demande elle-même de l’aide ? La lui refuser au nom du féminisme ? Imaginez un instant la cocasserie d’une telle scène : « ah non, Madame ! Vous êtes femme, je m’interdis donc toute misogynie bienveillante qui irait contre les intérêts de votre sexe ! Le féminisme m’ordonne de vous laisser vous débrouiller toute seule, bonne journée. »
« Misogynie bienveillante » : ma muse, pouvez-vous m’expliquer comment diable l’on peut en arriver à de telles âneries ?
Dans ces moments passés loin de vous qui me paraissent des éternités d’esseulement, pour me distraire de votre absence, j’ai réfléchi à cette question et je vous soumets humblement le fruit de mes pensées : deux pistes convergentes, deux mouvements qui se renforcent.
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D’une part, l’égarement d’une partie des féministes.
À propos de tout autre chose, Philippe-Joseph Salazar, dans son très bon livre Paroles armées (que je ne peux que vous recommander, connaissant l’élévation de votre esprit et la noblesse de vos sentiments), décrit la rencontre de deux féminismes au départ très différents. L’un, français, « était et reste à la fois philosophique, littéraire et libertaire dans ses origines ». L’autre, dit-il, serait « l’héritier des sciences sociales anglo-saxonnes, réputées pour leur finesse, et surtout du behaviourisme, la science du comportement ». Le second aurait réussi à phagocyter le premier dans « le langage désormais commun de l’interaction sociale : celui du management. La question de “la femme” est devenue celle d’une ressource humaine à gérer de manière optimale[1]. » Ne songez-vous pas, cher ange, que la rhétorique du politiquement correct qui, dans sa grande bêtise, se trompe systématiquement de cible, aurait ainsi envahi le champ des luttes féministes et inventé cette notion inouïe de « misogynie bienveillante » ? Ce puritanisme appuyé sur une peur maladive de l’érotisme ne peut rien comprendre aux subtilités de la galanterie qui sait si bien conjuguer fantasme, humour et promesse à tous les temps de la complicité. Il préfère ainsi s’inventer des combats qui, je vous l’avoue, me laissent décidément pantois.
Un autre exemple, si vous me le permettez : la grammaire. La voilà accusée de machisme ! Et, sous couvert de cette accusation extraordinaire, on procède à la féminisation forcée de certains substantifs (professeure) qui n’apporte strictement rien à la cause des femmes mais démontre l’inculture crétine de ses promoteurs[2]. Vous-même m’avez fait remarquer, il y a bien longtemps, alors que nous nous promenions dans les jardins de S*, que si le neutre en français prend souvent la forme du masculin, il lui arrive aussi de prendre celle du féminin. Pensez-vous que l’on devra pousser l’absurde jusqu’à masculiniser ces cas ? Lorsqu’une victime est un homme, devra-t-on parler d’un « victim » ? Ou pourquoi pas d’un « sage-homme » ? Allons !
« C’est symbolique » me répond-on. Mais justement ! Parce que je suis très attaché aux symboles et que j’en connais l’importance cruciale, je sais qu’il n’est rien de pire que de se tromper de symbole. Rappelez-vous des mots de Romain Gary dans Europa : « la fin d’une civilisation, c’est d’abord la prostitution de son vocabulaire ».
Ainsi en va-t-il du délicieux « Mademoiselle » que vous appréciez tant et qui n’a plus rien à voir depuis longtemps avec une quelconque « disponibilité sexuelle » mais tout avec une délicatesse des mœurs qui loue dans la fraîcheur de la jeunesse l’insouciance, la beauté, la fougue, et l’extraordinaire vitalité des possibles futurs. Dans ce seul mot tient une ode raffinée à la fois à la vie, à la jeunesse et à leur commune beauté, vertu suprême. Lorsque l’on prononce ces sensuelles syllabes, seul le pervers entend « domination sexuelle » : en réalité, ce qui est affirmé là, c’est un hommage à la tendresse précieuse, parce que fugace, des charmes d’une jeunesse rayonnante… ainsi m’apparûtes-vous il y a de cela bien des années et ainsi demeurerez-vous toujours pour moi. Et, s’il faut voir dans l’absence de symétrique masculin à Mademoiselle un signe d’inégalité, il ne pourra jamais être interprété à l’avantage des mâles mais bien à celui de votre sexe, parce que la jeune fille incarne mieux que le jeune homme ces valeurs autant éthiques qu’esthétiques. Il est, dans ce Mademoiselle, un raffinement exquis étranger à tous les bas du front qui ne veulent y voir que le reflet de leur aigreur. C’est pourquoi toujours vous glisserai-je à l’oreille ce si joli mot, avec révérence et volupté.
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Mais venons-en à la deuxième raison possible de ces errements : profitant largement de la première, la capitulation devant les mafias.
Mes précédentes réflexions trouvent un écho admirable dans les pages que le regretté Bernard Maris a consacrées à la différence entre galanterie et respect dans son dernier ouvrage, Et si on aimait la France, que vous avez délicatement voulu m’adresser peu de temps après la disparition de son cher auteur. Je ne vous en remercierai jamais assez.
à l’opposé de la galanterie, se situe le « respect », mot employé à tort et à travers par la racaille et les crétins. Le « respect » est celui de l’ordre. Si une fille se fait violer dans une tournante, c’est qu’elle a manqué de « respect » en faisant la pute. Si une autre se fait brûler vive, c’est pour le même manque de « respect » envers son petit assassin. Si une troisième se fait rouer de coups par une bande, c’est pour avoir manqué de « respect » au chef d’icelle. La galanterie est une soumission du (présumé) fort au (présumé) faible. Le « respect », c’est la pratique cruelle de l’ordre mafieux. Tous les films sur la Mafia dégoulinent de « respect » pour les parrains, les anciens, les grands frères et le reste. La galanterie est donc, il faut le reconnaître, une des formes de la démocratie. En l’absence de politesse, règne la loi du plus fort. Comme la démocratie, la galanterie est un moment de modestie ; une modestie fine, intelligente, supérieure peut-être, snob souvent, autrement dit fausse, comme celle de la princesse des Laumes affectant la discrétion au salon de Mme de Saint-Euverte, et frétillant d’aise d’être reconnue ; comme le galant, son tour joué avec la complicité de la dame, se réjouit d’être accepté comme mâle, mais sait que le meilleur moment est celui où l’on monte l’escalier. Dans tous les cas, c’est une preuve de civilisation. La civilisation commence avec la politesse, la politesse avec la discrétion, la retenue, le silence et le sourire sur le visage.
J’ajoute que les Français inventèrent massivement, au XVIIIe siècle, la séparation du sexe et de la reproduction. Encore un témoignage de politesse[3].
Ne voyez-vous pas là, comme moi, une parfaite définition de la galanterie ? Une « soumission », un « moment de modestie », une « preuve de civilisation »… et non pas du « respect » ni de la « misogynie bienveillante » ! La galanterie est par nature antiutilitariste, elle ajoute un salutaire surplus d’humanité. Tenir la porte, tirer la chaise et la pousser doucement pour aider à prendre place, attendre avant de soi-même s’asseoir, faire la cour, rechercher l’élégance des manières et des paroles, tourner un joli compliment, jouer ensemble la complexe et délicieuse partition de la séduction où chacun feint de reconnaître en l’autre un maître temporaire, se délecter d’un érotisme sensuel qui jamais ne verse dans l’odieuse vulgarité… autant de gestes désuets pourchassés au nom de la lutte contre le machisme. Si j’osais une analogie audacieuse : confondre ainsi la délicatesse et le raffinement des mœurs avec la domination, c’est mettre dans le même sac Proust et Mussolini : c’est s’attaquer à la civilisation au nom d’une grille de lecture viciée des rapports humains.
Vous me connaissez : vous avez vu mes emportements contre toutes les formes de machisme, contre toutes les atteintes à l’égalité entre nos sexes, contre toutes les atrocités causées à votre sexe au nom d’une prétendue supériorité du mien – et qui ne démontrent que l’infériorité complète de ceux qui les commettent. C’est précisément au nom de ces batailles menées ensemble que je juge criminelles les « erreurs » de cibles de certain(e)s féministes. Parce que pendant que l’on vilipende la galanterie à coups de « misogynie bienveillante », les scandaleuses inégalités salariales ou le temps partiel subi, contre lesquels nous nous élevons tous deux, perdurent et se renforcent. Pendant que l’on impose les quotas de la parité, insulte condescendante aux femmes et à l’égalité des sexes, on légitime les attaques contre la mixité. Pendant que l’on s’acharne sur la langue française au nom de faux symboles, on recule devant le voile qui, lui, symbolise bel et bien l’oppression des femmes dont le corps, réputé impur, devrait être caché pour ne pas susciter le désir des hommes.
Or, comme nous l’avons trop vécu l’un et l’autre dans nos engagements communs, la fumeuse théorie de « l’intersectionalité des luttes » interdit de mener ce dernier combat[4]. N’est-ce pas d’ailleurs ce que l’on a vu récemment avec l’odieux scandale des agressions sexuelles de Cologne ? A-t-on entendu celles et ceux qui inventent à tours de bras des concepts ineptes comme la « misogynie bienveillante » condamner ces comportements criminels ? Non, parce que dans leur système, l’ennemi est nécessairement l’homme blanc hétérosexuel, coupable par essence de machisme, de racisme et d’homophobie. Heureusement, mon amour, qu’il demeure des féministes raisonnables (« à l’ancienne », si j’ose dire), dont vous êtes un brillant exemple, qui n’ont pas versé dans cette imbécillité. Je vous conseille à ce sujet vivement la lecture de ces trois tribunes remarquables qui devraient vous intéresser : « Silence, on viole », « Cologne, les féministes et l’islam » et « Après Cologne ». Les autres, devant un réel un peu trop compliqué pour leurs schémas explicatifs tout faits et de peur de perdre des « compagnons de luttes » pourtant bien peu recommandables, préfèrent se rabattre sur des fantômes, sur des cibles illusoires et assassiner la civilité. Mort à l’élégante galanterie et vive le mafieux respect ? Pouah !
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Si, ma chérie, en défendant en même temps la galanterie et les droits des femmes, je dois être taxé de ringard et de « misogyne bienveillant », eh bien tant pis ! Ces quolibets ne m’empêcheront pas de poursuivre de manière intransigeante le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes… tout en cultivant l’art délicat et, ô combien français, de la courtoisie.
Dans l’attente de vous revoir, recevez, bel amour, l’assurance de ma totale dévotion.
Cincinnatus, 18 janvier 2016
[1] Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées, Lemieux Éditeur, 2015, p. 135-137
[2] Dans le même ordre d’idée, la nouvelle mode de mettre à la fin d’un adjectif des traits d’union ou des points pour marquer la possibilité d’un féminin là où l’usage veut que l’on mette des parenthèses : « prochain-e » ou « prochain.e » au lieu de « prochain(e) ». Lubie aussi inesthétique que stupide.
[3] Bernard Maris, Et si on aimait la France, Grasset, 2015, p. 45-46 (c’est moi qui souligne)
[4] Théorie selon laquelle tous les opprimés devraient se donner la main contre les vilains oppresseurs… partition du monde binaire entre le camp du Bien et le camp du Mal, toute nuance de gris étant exclue par principe. Comme si on ne pouvait être à la fois, par exemple : homme et féministe, blanc et contre le racisme, hétérosexuel et pour le mariage pour tous… ou, à l’inverse, immigré et misogyne, femme et antisémite, juif et homophobe, homosexuel et anti-pauvre, pauvre et raciste… (toutes les combinaisons sont, hélas !, possibles).
Très belle forme, à la hauteur du fond qu’elle porte… Combien de fois ai-je entendu de telles remarques, venant exclusivement de la gente féminine ! Encore une très bonne analyse et une bonne grille de lecture dans ce quotidien de plus en plus complexe… Merci !
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Merci à toi !
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Excellent article et blog bien intéressant. Merci !
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Merci beaucoup.
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Très intéressant. Cette histoire de faible et de fort dans la galanterie fait drôlement écho à un passage du roman que j’écris, où le héros doit se défendre de paternalisme vis-à-vis de l’héroïne, qui est une féministe libérale (ou « à l’anglo-saxonne »). Mais maintenant, je le vois encore plus clairement…
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Heureux que cela trouve un écho chez vous !
Cincinnatus
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