La culture de l’avachissement

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Jeune Décadente, Ramon Casas (1899)

Il est parti tôt et a sauté dans son Uber pour être chez lui au plus vite. Effondré sur son canapé, les yeux rivés sur une série Netflix dont il absorbe une saison entière d’affilée en la commentant sur Twitter, il attend son Deliveroo. On sonne à l’interphone, il grommelle, contraint de faire une pause au milieu de l’épisode – bah, il en profitera pour aller pisser – et va ouvrir. Hélas, ce n’est pas l’arrivée tant espérée de sa pitance toute prête qui lui réclame cet effort physique difficilement surmontable, ni le colis Amazon contenant le précieux nouveau gadget qu’il attend depuis deux jours (il va leur mettre une mauvaise note, ça leur fera les pieds), mais la livraison de ses courses, depuis le supermarché à deux cents mètres de chez lui. Il récupère les sacs, dans un échange minimal avec le livreur, les dépose au milieu de la cuisine et retourne à son épisode et à ses followers – il pissera plus tard.

*

La culture de l’avachissement est le soubassement anthropologique qui permet l’épanouissement de la « société de l’obscène » que j’ai décrite ailleurs. Elles forment les deux faces de notre modernité. Alors que l’esprit de grandeur fut vanté comme idéal de noblesse humaine, dorénavant, l’esprit de petitesse domine en tant que modèle de la vie bonne.

L’homme moderne [1] porte sa fainéantise en étendard. Son combat pour la liberté se résume à refuser toute contrainte, toute restriction à la satisfaction immédiate de ses désirs. Le caprice élevé au rang de droit individuel inaliénable, nous avons atteint les sommets de la civilisation – ils ressemblent à un abîme.

Dans une société vouée à la poursuite de la rentabilité et à l’optimisation de tout (argent, temps, loisirs, likes, performances sportives, professionnelles, sentimentales ou sexuelles, etc. etc.), tout doit être maximisé… mais au moindre effort. À tel point que toute activité semble se résumer à une optimisation de la flemme.

Grandes et petites entreprises ont très bien compris ce mouvement de fond et flattent nos plus bas instincts, sous prétexte de nous « faciliter » la vie. Plateformes de vente en ligne offrant l’accès à un magasin infini sans bouger de chez soi, « assistants personnels » (Alexa, Siri, Ok Google…) remplaçant avantageusement les domestiques ou esclaves humains pour toutes les basses besognes épuisantes (allumer la radio), chauffeurs privés commandés sans avoir à passer un coup de fil ou descendre chercher un taxi… la magie des applications donne l’illusion d’une maîtrise totale du monde, du bout des doigts, sans la fatigue du déplacement ni les désagréments de l’interaction humaine.

Comme atteint d’une forme étrange de cécité devant les conséquences sociales de ses comportements, l’individu réduit à l’état de prothèse de son téléphone ne se préoccupe que de son petit confort personnel. Et peu lui importe que, pour l’obtenir, se cache derrière ses écrans (qui portent ainsi très bien leur nom !) l’exploitation d’autres êtres humains, qu’ils soient livreurs en France ou ouvriers en Chine ou au Bangladesh. Comme quoi, même la conscience peut être délocalisée !

Si seulement tout ce temps libéré servait au moins à un otium fructueux par la participation active à la vie de la Cité, cette vita activa guidée par la vertu civique. Que nenni ! Il doit être paradoxalement occupé, pour ne pas dire rempli jusqu’à la gueule, d’une oisiveté agitée qui encourage le ressentiment et interdit tout engagement. Vie publique, politique, tout le monde s’en fout. L’abstention massive aux élections trouve certes quelques bonnes raisons dans une offre politique affligeante faisant du choix démocratique une mauvaise plaisanterie. Mais soyons honnêtes : à ces justifications réelles s’ajoute le simple individualisme d’enfants-rois qui ont toujours mieux à faire et ne s’intéressent qu’à ce qui touche leur peau ou flatte leur petit ego boursouflé.

Quant à l’usage de la raison, quant à l’étude et à la pensée, il ne faut pas rêver : la vita contemplativa souffre autant, si ce n’est plus encore, que la vita activa de cette culture de l’avachissement. Anéantie, la pensée ! Ou plutôt : elle se calque elle-même sur cette feignasserie généralisée. Signe de l’avachissement intellectuel (outre la baisse inéluctable du QI moyen [2]) : la propension – perceptible bien au-delà des réseaux sociaux qui servent de vitrine à cette marchandise faisandée – à prendre pour de la réflexion, de l’intelligence ou de la profondeur ce qui n’est qu’un ramassis de sophismes prétentieux comme certaines sciences sociales s’en sont fait la spécialité, ou de provocations crétines comme les médias en produisent à la chaîne pour alimenter la consommation de spectacle.

La pensée effacée, le ricanement suffit. Ce rictus qui transpose sur le visage toute la joie mauvaise et tout le ressentiment encouragés, légitimés par l’industrie du divertissement. La culture de l’avachissement est grande, Hanouna est son prophète. Oh ! non qu’il soit seul : nombreux sont ses petits clones plus ou moins bêtes, plus ou moins méchants. Mais, mieux qu’aucun autre, il incarne cet air du temps de la bêtise valorisée, de la paresse glorifiée : Hanouna, c’est la sacralisation de l’avachissement et l’effondrement des figures d’autorité.

Rien ne semble devoir échapper à la culture de l’avachissement – jusqu’à la langue elle-même dont le relâchement ne provoque même plus de sentiment de honte ni de gêne. On se fiche éperdument que les mots employés signifient autre chose que ce qu’on tente laborieusement d’exprimer ; utiliser les mots justes, les bonnes expressions, les temps corrects : quelle importance ? Règnent l’à-peu-près, le du-moment-que-j’me-comprends, le tu-vois-c’que-j’veux-dire…

À force de répéter que l’orthographe est « la science des ânes », à force de « bienveillance » démagogique, paresse et inculture sont devenues des valeurs positives, et même des revendications politiques ; alors que, réciproquement, rigueur, sérieux et précision sont considérés comme oppressifs. Fasciste, la normativité de la langue ! Fasciste, l’orthographe ! Fasciste, la simple correction ! Et tant pis si, en renonçant à l’émancipation par la langue et par la culture, on sombre dans la pire des servitudes !

Une langue parfaitement maitrisée il y a deux générations par les titulaires du seul certificat d’étude est aujourd’hui laminée avec arrogance par des bac+5 satisfaits de leur stupidité. Une certaine fierté point même à ne pas maîtriser sa propre langue, à écrire sans aucune attention et donc à adresser à d’autres des torchons illisibles, à mélanger à l’oral barbarismes et globish dans un galimatias inintelligible que plus rien ne relie à la langue française.

C’est à celui qu’on s’adresse de se débrouiller pour comprendre ce qu’on essaie de communiquer, entre borborygmes et éructations agressives. Le lexique limité au juste nécessaire pour survivre, seule subsiste la fonction phatique [3]. L’art délicat de la discussion qui nécessite la réflexion exigeante quant à la meilleure manière de présenter ses idées afin de les rendre aussi claires que possible pour son interlocuteur semble bien incongru dans des relations humaines réduites au minimum instrumental [4].

La culture de l’avachissement s’étend jusqu’au plus haut niveau, le pouvoir politique confisqué par des incultes, en tout médiocres [5], nous offre des gouvernants qui nous ressemblent bien trop. Il est loin, le temps du mos majorum romain ! Fides, pietas, majestas, virtus, gravitas, constantia, frugalitas : autant de notions devenues incompréhensibles pour nous, hyperconsommateurs passifs affalés dans notre canapé et absorbés par nos écrans.

Cincinnatus, 8 novembre 2021


[1] Homo et non vir : la paresse n’est pas inscrite sur le chromosome Y.

[2] Une pochade cinématographique sortie il y a quinze ans, Idiocracy, décrit une dystopie dans laquelle l’humanité a sombré dans la bêtise. La comédie grinçante apparaît de moins en moins comme une caricature de notre société et de plus en plus comme un simple documentaire, parfois même plutôt optimiste.

[3] Le paradoxe de l’ignorant : moins je possède de mots pour penser et m’exprimer, moins je peux m’en apercevoir.

[4] Voir, à ce propos : « Le règne de l’agressivité », « La démagogie a de l’avenir » et « L’astre mort de la discussion ».

[5] Je recommande la lecture de l’excellent livre d’Alain Deneault, La Médiocratie.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

5 réflexions au sujet de “La culture de l’avachissement”

  1. Vous êtes mûr à point pour voter Zemmour… ; )))
    Je vous encourage à voir ou à revoir Idiocracy de Mike Judge ( en vo car la traduction est minable ) qui avait finalement bien anticipé l’évolution de nos sociétés.
    Un lecteur régulier, pas toujours d’accord avec vous, mais appréciant votre propos.

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      1. Houps…
        Je vois que nous apprécions donc les mêmes monuments cinématographiques…
        M. Judge avait toutefois un parti pris assez optimiste. Je ne suis pas du tout sûr qu’il faille attendre 2505 comme dans le film pour voir les effets de l’atrophie culturelle sur notre société…
        J’ai mis les premières notes de la BO du film comme sonnerie pour mon portable ( tiempos nuevos de pueblo café ) ; l’essayer c’est l’adopter.
        Vale

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  2. Bonjour, je viens de lire plusieurs de vos articles et je partage beaucoup de vos points de vue (exposés avec style et clarté, merci à vous). Une question sur « la culture de l’avachissement » : êtes-vous lecteur de M. Clouscard ? Je me permets de vous transmettre un lien vers un article sur la « magie fonctionnelle  » : https://instituthommetotal.fr/affranchi/pourquoi-avons-nous-ce-sentiment-d-etre-deconnectes-du-reel-218
    La conclusion de votre article « Enfants-rois » : « Il n’y a pas régression ; mais un empêchement complice de la maturation. » est bien en phase avec l’approche de Clouscard.
    Bonne lecture.

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