Le déficit budgétaire expliqué à ma mère

Petit dialogue familial.

Maman de Cincinnatus (MdC) : Tiens, j’ai fait une tarte Tatin en dessert.

Cincinnatus (C) : Hmmmm merci m’man !

MdC : Dis-moi Cinci, il y a un truc que j’ai du mal à comprendre : c’est quoi cette histoire de « règle d’or » et de 3% de déficit ? 3% de quoi ? Déficit de quoi ?

C : Vastes questions ! En gros, on parle de deux choses. Le déficit budgétaire, c’est la différence entre les recettes et les dépenses dans le budget de l’État. Le déficit public, c’est la même chose, la différence entre les recettes et les dépenses, mais pour l’ensemble des administrations publiques, c’est-à-dire à la fois l’État, les collectivités territoriales, les administrations de sécurité sociale, etc. La règle des 3%, c’est pour le déficit public.

MdC : Et donc ce déficit ne doit pas dépasser 3%… de quoi ?!

C : Si tu veux, on va schématiser à outrance. Si un petit gris de Bercy ou de Bruxelles m’entendait, il m’arracherait les yeux mais tant pis. Imaginons trois copropriétés. Tu as été présidente d’une copro, donc tu vois bien comment ça fonctionne. La première reçoit 10 sesterces chaque année. La seconde en reçoit 100 et la troisième 1000. Ce sont les recettes. Maintenant observons leurs dépenses : cette année, la première dépense 13 sesterces, la deuxième 103 et la troisième 1003. Résumons tout cela dans un tableau :

Cas 1

Copro A

Copro B

Copro C

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

103

1003

MdC : Dans l’absolu, elles ont le même déficit : 3 sesterces mais…

C : Tout à fait ! Ajoutons la ligne déficit dans notre tableau :

Cas 1

Copro 1

Copro 2

Copro 3

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

103

1003

Déficit

3

3

3

MdC : Je ne tombe pas dans le panneau. Elles ont le même déficit mais ça ne veut pas dire la même chose ! Un déficit de 3 sesterces est beaucoup plus lourd à supporter pour la Copro A qui en gagne 10 que pour la Copro C qui en gagne 1000.

C : Du coup, quelle copro est la mieux gérée, d’après toi ?

MdC : La troisième ! Parce qu’un déficit de 3/1000 ce n’est rien par rapport à 3/10.

C : Tu as divisé le déficit par les recettes pour juger qui gère le mieux son budget ?
– Je peux reprendre de la tarte Tatin ? elle est super bonne ! Merci m’man ! –

MdC : Ben… oui, c’est comme ça qu’on fait ! On regarde ce qu’on a dépensé en trop par rapport à ce qu’on gagne.

C : Je suis bien d’accord avec toi ! Maintenant, je te propose qu’on garde en tête ce premier exemple, on le réutilisera tout à l’heure, et qu’on le modifie légèrement pour en faire un deuxième cas. Imaginons la situation suivante :

Cas 2

Copro 1

Copro 2

Copro 3

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

104

1005

Déficit

3

4

5

C : Qu’en penses-tu ? Est-ce que ça change quelque chose ?

MdC : Non pas vraiment. Si on garde le même raisonnement, dépenser 1005 quand on gagne 1000 c’est moins grave que dépenser 104 quand on gagne 100 ou 13 quand on gagne 10.

C : Donc pour toi, la troisième copro, même si elle a un déficit absolu de 5, est toujours mieux gérée que les deux autres qui ont des déficits moindres ?

MdC : Oui.

C : Bien. Imaginons maintenant que ces trois copros soient dans le même pays. Et que ce pays ait un PIB de 100 sesterces.

MdC : Ce n’est pas très logique !

C : Non, en effet ! Mais ça permet de faire des calculs simples. Le PIB pourrait être de 109848 sesterces, ça reviendrait au même pour la démonstration mais ce serait beaucoup plus chiant !

MdC : Je te ressers ?

C : Oh oui ! merci !
Donc, un PIB de 100. Je te propose de faire un petit calcul très simple. Rapportons le déficit au PIB.

Cas 1

Copro 1

Copro 2

Copro 3

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

103

1003

Déficit

3

3

3

Déficit/PIB

3/100

3/100

3/100

MdC : Mouais.

C : Quoi ?

MdC : Ça ne change rien !

C : En effet. Examinons le deuxième cas.

Cas 2

Copro 1

Copro 2

Copro 3

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

104

1005

Déficit

3

4

5

Déficit/PIB

3/100

4/100

5/100

MdC : Mouais. Bis. Ça ne change rien non plus !

C : C’est vrai. Sauf que maintenant, on va dire qu’on prend ce rapport comme critère pour déterminer quelle copro est la mieux gérée. On a envie de dire que dans le premier cas, les trois copros sont comparables avec 3%. Alors que dans le deuxième cas, la première copro, avec ses 3%, est mieux gérée que la deuxième et ses 4% qui est elle-même mieux gérée que la troisième avec ses 5%, non ?

MdC : Sauf que ces 3, 4 ou 5%, ils ne veulent rien dire ! Pourquoi diviser par le PIB ? Ça n’a pas de sens ! On avait dit que pour déterminer laquelle est la mieux gérée, on divisait par les recettes.

C : Certes, je suis d’accord ! Mais, si tu veux bien, poussons encore le raisonnement une fois. Imaginons maintenant que nos trois copros appartiennent à trois pays différents. La première est dans un pays riche dont le PIB est 1000, la seconde dans un pays intermédiaire dont le PIB est 100, la troisième dans un pays dont le PIB est 10.

MdC : Je te vois venir avec tes gros sabots mon petit Cinci !

C : Oui m’man, merci m’man. On finit quand même ?

MdC : Vas-y mon fils.

C : Le cas 1, ça donne ça :

Cas 1

Copro 1

Copro 2

Copro 3

Recettes

10

100

1000

Dépenses

13

103

1003

Déficit

3

3

3

Déficit/PIB

3/1000

3/100

3/10

MdC : Et là, ce que tu veux me faire dire, c’est que si on prend le critère du rapport déficit/PIB pour déterminer la qualité de gestion des copros, la troisième est très mal positionnée alors que la première fait figure de bonne élève. Alors qu’en réalité, c’est toujours le contraire : dépenser 13 alors qu’on gagne 10, c’est toujours pire que dépenser 1003 quand on gagne 1000, peu importe le PIB.

C : Exactement !

MdC : Et la « règle d’or » des 3%, c’est ça ?

C : Oui. C’est exactement ça. On demande aux États et aux administrations de ne pas dépasser un déficit de 3% du PIB (ce qu’ils font allègrement !), alors même qu’il faudrait plutôt rapporter le déficit aux recettes ! Avec cette méthode de calcul, le gouvernement d’un pays qui a un PIB très élevé (l’équivalent de notre première copro dans le dernier exemple) peut se permettre de dépenser beaucoup plus qu’il ne perçoit, alors que dans un pays au PIB plus faible (la troisième copro), mécaniquement, le gouvernement est condamné à dépenser le moins possible par rapport à ses recettes. Dans le système actuel, la troisième copro, pourtant la mieux gérée, se fait taper sur les doigts par Bruxelles alors que la première est montrée en exemple.

MdC : Sauf que pour les États, c’est pas si simple !

C : Non, en effet ! Les arcanes des finances publiques sont merveilleusement complexes… et puis les grandeurs ne sont pas indépendantes : PIB, recettes et dépenses influent les uns sur les autres, et subissent l’influence d’autres éléments extérieurs. Donc oui, c’est beaucoup plus compliqué que ces petits exemples… sauf que, quelle que soit la complexité, en fin de compte, ça revient plus ou moins au même ! Fondamentalement, c’est l’idée de rapporter le déficit au PIB qui est absurde. Il faut comparer ce qui est comparable et là, en l’occurrence, on mélange tout et n’importe quoi. On pourrait aussi bien diviser par le nombre de baguettes de pain vendues chaque année… au passage, ça avantagerait certainement la France !

MdC : Ou de tartes Tatin ? Allez finis-la !

C : Merci m’man !
Au départ, l’idée était que, pour beaucoup de gens, les recettes, les dépenses, le déficit, ce sont des sommes qui ne parlent pas. Si on te dit que le déficit est de 86 milliards d’euros, ça te fait quoi ?

MdC : C’est beaucoup. Mais ça pourrait être 70 ou 120 milliards, ça me ferait le même effet.

C : Exactement. Alors qu’en divisant par un nombre que tout le monde connaît est qui est, par chance, du bon ordre de grandeur, le PIB !, on se retrouve avec un indicateur qui frappe beaucoup mieux l’esprit. Je simplifie : l’histoire exacte et détaillée de la règle des 3% est en réalité bien plus complexe et fascinante… mais il n’en demeure pas moins que cet indicateur est insensé.

MdC : Et on s’en sert pour orienter les politiques ?

C : Pire ! Ce qui ne devrait même pas être un indicateur est utilisé comme critère pour donner des leçons de bonne gestion aux États.
Un dernier exemple : imaginons que nous soyons à 3%. L’activité économique se met brutalement à diminuer (ça ne te rappelle rien depuis 2008 ?). Le PIB diminue. Si tu continues à gérer l’État exactement de la même manière, ni mieux ni moins bien, ton rapport déficit/PIB augmente et tu dépasses automatiquement les 3%.
Entre parenthèses : si c’est le contraire et que l’activité augmente, sans rien faire du tout, ton PIB augmente (de même que tes recettes grâce aux impôts) et ton rapport diminue tout seul, comme par magie, et vient te féliciter pour ta bonne gestion… alors que tu n’as strictement rien faire !
Autrement dit, choisir ce critère pour définir la qualité de ta politique budgétaire, c’est t’obliger, en période difficile, à diminuer tes dépenses et augmenter tes recettes : non pas parce que tu fais un choix de politique économique, mais simplement pour compenser la diminution du dénominateur d’un indicateur devenu norme politique et morale.

MdC : C’est complètement idiot !

C : Oui. Voilà.

MdC : Pfff. Merci Cinci.

C : De rien m’man ! Il y a quoi comme dessert pour demain ?

MdC : Des financiers !

Cincinnatus,

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Le déficit budgétaire expliqué à ma mère”

  1. Indeed.

    Et en utilisant un critère plus logique, comme le rapport entre le déficit et les recettes, on arrive, en France, en juin 2015, à 42/152,4 milliards, soit… 27,6% !

    Voilà où nous en sommes.

    Pour ne pas être trop cruel, n’évoquons pas, en plus, la charge de la dette. Et encore moins son hypothétique remboursement.

    J’aime

Laisser un commentaire