Malaise dans la représentation : 5. Élection

Parce que la forme contemporaine de démocratie représentative repose sur l’élection régulière et ritualisée de représentants par les citoyens, le vote tend à s’imposer dans l’imaginaire comme synonyme de démocratie. Or, on ne le répètera jamais assez : la démocratie n’est pas réductible au seul rituel du vote pour des représentants et, réciproquement, l’élection n’appartient pas par essence au seul domaine de la démocratie. Si leur intersection est non-vide, chacun des deux concepts excède ce qu’ils ont en commun et confondre les deux, par malice ou paresse, demeure une faute intellectuelle autant que politique [1].

Les penseurs du politique qui se sont intéressés à l’élection en ont souligné la nature complexe [2], presque au sens chimique du terme, et surtout mouvante dans ses applications. Alors que nous l’associons instinctivement à la démocratie, son principe même a longtemps été perçu comme de nature aristocratique. Élire quelqu’un, c’est le distinguer volontairement parmi un groupe pour ses qualités supérieures selon des critères établis. Au sens propre, l’élection est la désignation des meilleursaristoï en grec. Son adoption par les démocraties modernes s’est réalisée au prix d’un glissement sémantique et symbolique trop facilement passé sous silence. De même, le rituel de l’élection a subi moult ajustements progressifs et évolutions avant de trouver sa forme actuelle avec isoloir, urne transparente et tout le cérémonial bien connu. L’élection fonctionne aujourd’hui comme la sédimentation d’expériences successives et d’éléments hétérogènes, théoriques et empiriques, et ne peut par conséquent être considérée comme le criterium pur et universel d’un régime démocratique.

Et pourtant, combien de représentants brandissent leur élection comme un talisman censé non seulement fonder leur légitimité mais également justifier tous leurs choix et toutes leurs actions ! L’élection ne peut en aucun cas donner à l’élu une forme d’impunité : au contraire, elle l’oblige et lui impute bien plus de devoirs que de droits ! Si sacralité il y a, elle n’est pas dans le sens de l’élévation de l’élu à un rang supérieur, mais bien dans l’engagement que celui-ci doit vivre totalement au service de l’intérêt général. Il est là, le sacré de l’élection : dans le pouvoir qui lui est confié et qu’il doit utiliser pour le bien commun, contre ses propres intérêts privés. Dès lors, la prétention à asseoir une légitimité exorbitante sur l’élection revient à la fois à sombrer dans un lourd contresens et à prendre un risque inconsidéré puisque le retour de bâton ne peut qu’être proportionnel à l’hybris ainsi révélé.

Ce risque se montre d’ailleurs d’autant plus important que les conditions mêmes de l’élection mettent aujourd’hui de plus en plus à nu l’inanité de son utilisation abusive comme bouclier à la faiblesse des élus. Celui qui affirme crânement : « j’ai toute latitude pour agir ainsi parce que j’ai été élu pour cela » s’expose à bien des déconvenues. En effet, même si les critiques en sont bien connues, comment ne pas s’apercevoir des limites pathologiques de l’élection telle que vécue aujourd’hui dans nos modèles de démocratie ? En deux mots qui ne font qu’effleurer le sujet :

  • L’élection en soi, sortie de son contexte politique, économique, social, historique, géographique, etc., ne dit rien du caractère démocratique de son résultat. Les cas tragiques nous l’ont bien enseigné: une élection peut sembler formellement régulière mais se résumer à une mascarade de démocratie si les conditions élémentaires de la justice et de la sérénité du scrutin ne sont pas respectées.
  • La faiblesse croissante de la participation rend les résultats d’une élection de plus en plus aléatoires. De quelle légitimité se prévaloir lorsqu’une grande partie de la population – parfois une majorité – ne participe pas au scrutin ?
  • L’offre électorale n’est souvent qu’une farce tant les nuances idéologiques entre les candidats sont faibles. On peut se rengorger et se taper sur le ventre avec une satisfaction surjouée de la chance que nous avons de pouvoir participer à des élections libres… mais cette liberté n’est-elle pas gâchée lorsque la plupart des bulletins débouchent sur des politiques identiques et que les alternances ne sont en aucun cas des alternatives mais la continuation de la même idéologie appliquée par des visages différents ?
  • Le (re)découpage des circonscriptions, pratiqué par toutes les majorités aux abois dans la perspective d’une élection conjuguée au futur proche, consiste à s’exonérer de toute (mauvaise) surprise que pourrait produire un scrutin normalement mené. En d’autres termes, les heureux élus de « fiefs imprenables » – vocabulaire bien peu démocratique s’il en est – ne peuvent qu’inspirer des sourires narquois et amers lorsqu’ils se cachent derrière l’onction électorale.
  • Le principe même de circonscriptions pour les élections nationales ne devrait pas aller de soi. Un élu de la nation ne devrait-il pas être élu par la nation dans son intégralité et non par un sous-groupe territorial de celle-ci ? La souveraineté ne se découpe pas comme du saucisson ! Cette confusion alimente largement le clientélisme à l’œuvre chez certains députés qui se pensent avant tout comme les représentants de leurs électeurs et non comme les législateurs au nom du peuple souverain.

Etc. etc. ad nauseam.

Si les critiques pleuvent, certains en (sur)jouent pour mieux vendre leurs solutions-miracles. Ainsi se multiplient les remèdes censés sauver la démocratie en désignant des représentants plus représentatifs que les représentants des populations qu’ils représentent. Au premier chef : le vote électronique. Incarnation à la fois de la gadgétisation du monde et du numérisme, cette idéologie qui voit dans les écrans et les algorithmes des solutions à tous les problèmes, le vote électronique n’est qu’une odieuse chimère antidémocratique destinée à enrichir des opportunistes sans scrupule et à rendre plus opaque encore le principal rituel de notre système politique.

Portés par des intellectuels (souvent) sincères auxquels on ne peut pas (toujours) reprocher des arrière-pensées cupides, de nombreuses propositions de méthodes de vote, plus ou moins sophistiquées, émergent régulièrement pour tenter de rendre plus « juste » le scrutin classique : votes pondéré, alternatif, par valeurs… autant de variantes à la complexité variable et souvent très séduisantes intellectuellement. Les apprentis sorciers, imbus de leur « expertise » et de leur intelligence supérieure au commun des citoyens, mais visiblement handicapés du politique, s’amusent à manipuler les conditions du scrutin pour l’adapter au résultat qui leur sied le mieux. Leurs jeux de l’esprit, aussi intéressants et raffinés soient-ils, se heurtent toutefois toujours aux mêmes écueils : tout le processus de vote doit être aussi simple que possible pour être accessible avec une claire évidence à la raison de tous les citoyens (avec ces méthodes, on en est très loin) ET il doit assurer l’égalité parfaite de tous, chaque individu comptant pour une seule voix (ce qui, in fine, n’est pas le cas dans la plupart de ces systèmes, l’application de stratégies plus ou moins élaborées permettant à certains votants de compter plus que d’autres). Plus encore, ces tentatives de réhabiliter l’élection relèvent, là encore, d’une profonde arrogance techniciste en prétendant sauver la démocratie par sa soumission entière à la technicisation extrême de sa forme, sans s’interroger sur son fond.

Le tirage au sort, enfin, fait figure, lui aussi, de solution alternative… avec quelques bonnes raisons. Alors que, traditionnellement, le vote pour attribuer une charge publique à des individus appartient au champ de l’aristocratie, son pendant dans le champ démocratique est bien le tirage au sort. Il ne faut cependant pas y voir une confiance dans le hasard : tirer au sort des représentants n’est pas jouer aux dés l’avenir de la nation. Dans une société d’égaux à la taille modeste et où les charges sont nombreuses et à rotation rapide, le tirage au sort assure que chacun a une bonne chance d’exercer un jour une fonction ou une autre, avec des chances égales à celles de son voisin. Le tirage au sort, à Athènes notamment qui nous donne l’exemple le plus abouti et le plus pur de son application, ne s’applique néanmoins pas à toutes les magistratures : les stratèges, en particulier, son élus en fonction de leur autorité et de leurs compétences. Apparaissent ainsi la nature profondément démocratique du tirage au sort, mais également les conditions particulières que son exercice nécessite pour réaliser pleinement son principe.

Aujourd’hui fleurissent les propositions d’assemblées de citoyens tirés au sort à la place ou à côté des chambres composées de représentants élus. Les thuriféraires du tirage au sort ne manquent pas d’arguments plus ou moins convaincants ou démagogiques. L’idée ne paraît ni stupide ni illusoire en soi mais ses limites doivent inspirer la méfiance devant tant d’enthousiasme. Les conditions contemporaines de son application en modifient profondément le sens : nous ne sommes plus à Athènes. Comme pour ce qui est du vote électronique ou des systèmes alternatifs de vote, miser sur une modification du mode de désignation des représentants, aussi profonde soit-elle, pour revigorer une démocratie et une république moribondes ne fait qu’effleurer le problème.

De même, l’appel régulier à l’introduction d’une « démocratie directe » ne dépasse jamais vraiment l’incantation. Outre que je défie deux de ses paladins (tirés au sort) de se mettre d’accord sur la définition et les modalités d’application de cette notion qui a subi tant de mutations depuis l’Antiquité qu’elle apparaît aussi boursouflée qu’impuissante, les expérimentations concrètes se fracassent toujours sur un assèchement formaliste dont les AG étudiantes ou l’évolution rapide du mouvement « Nuit debout » donnent un aperçu caricatural – passer des heures à voter sur la manière dont on va voter les règlements qui définiront la manière dont on soumettra au vote la manière dont devront se dérouler les débats qui déboucheront sur le vote de propositions… bref.

Que l’on ne s’y trompe pas : j’ai bien entendu beaucoup d’affection pour les lieux où l’on discute, où l’on débat, où l’on agit ensemble. Le politique, c’est le partage de la parole et de l’action au service de l’édification d’un monde commun [3]. Mais tout semble aujourd’hui avoir basculé cul par-dessus tête. Le problème fondamental n’est pas celui des institutions, des modalités d’élection des représentants, ni de la dose nécessaire de « démocratie directe » à injecter dans le moteur démocratique pour que celui-ci cesse de caler : toutes ces questions, aussi passionnantes soient-elles, ne sont que divertissements tant que les élus et les citoyens persisteront à se comporter comme des enfants capricieux en renonçant à leurs responsabilités civiques. L’assassinat du citoyen actif par le consommateur passif, comme celui du représentant responsable par l’élu corrompu, sont le mal fondamental sur lequel reposent tous les autres. Former des républicains pour que vive la République et rétablir la Nation dans sa vocation politique (et donc sa souveraineté) : telle doit être la tâche collective que nous nous assignons. Le reste ne peut que venir ensuite.

À suivre…

Cincinnatus, 25 février 2019


[1] De même, la confusion largement répandue entre démocratie représentative et République empêche toute compréhension des crises qui agitent ces concepts. Démocratie comme République sont polysémiques… ou plutôt : les différentes définitions de ces deux concepts forment autant de dimensions qui constituent leur complexité et leur richesse.

[2] Voir le classique de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, analyse approfondie et lumineuse.

[3] À ce titre, les débuts de « Nuit debout » avant sa dérive sectaire ou la constitution d’espaces de rencontre et de mise en commun d’une colère intrinsèquement politique dans le cas des « gilets jaunes » appartiennent pleinement au champ politique et démontrent la possibilité pour celui-ci de s’actualiser dans des expériences concrètes.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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