L’absurde et la révolte selon Albert Camus : 2. La révolte

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La révolte est, dans l’homme, le refus d’être traité en chose et d’être réduit à la simple histoire. Elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance.

Albert Camus, L’Homme révolté

Au temps de la négation, c’est la question du suicide qui se pose ; au temps des idéologies, c’est celle du meurtre qui s’impose.

Après le suicide et l’absurde, traités dans son cycle de l’absurde, Camus va s’intéresser logiquement au meurtre et à la révolte avec un second cycle qui lui permet, à nouveau, de décliner le thème, dans une belle symétrie avec le précédent, en un roman (La Peste), deux pièces de théâtre (L’État de siège et Les Justes) et un essai (L’Homme révolté), publiés entre 1947 et 1951. Comme ce que j’ai essayé de faire avec le billet précédent et Le mythe de Sisyphe, je propose ici de suivre le raisonnement de L’Homme révolté.

*

À la fin du Mythe de Sisyphe, on a laissé le héros mythologique, descendant la pente de sa colline pour aller chercher son rocher. Sisyphe, que l’on imagine « heureux », symbolise cette conscience désespérée de l’absurde qui, Camus l’a montré, ne conduit pas nécessairement au suicide. « La conclusion dernière du raisonnement absurde est, en effet, le rejet du suicide et le maintien de cette confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde » [1]. En revanche, tout cela ne dit rien du meurtre.

Le sentiment de l’absurde, quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre au moins indifférent et, par conséquent, possible. Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice. [2]

Cette dernière phrase résonne comme un écho à celle, très belle, du Mythe de Sisyphe : « on peut être vertueux par caprice. » Du point de vue de l’homme absurde, on peut donc tout aussi bien (ou mal) être vicieux par caprice – et donc meurtrier. L’absurde, dans un premier temps, ne pourrait donc être prescripteur de l’action. Dans un premier temps seulement. En effet, en fonctionnant à la manière du doute méthodique de Descartes, il se retourne sur lui-même et fonde… la révolte.

L’absurde, comme le doute méthodique, a fait table rase. Il nous laisse dans l’impasse. Mais, comme le doute, il peut, en revenant sur lui, orienter une nouvelle recherche. Le raisonnement se poursuit alors de la même façon. Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation, La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. [3]

L’exploration de l’absurde a abouti à la conclusion (toujours suspendue) que la conscience qu’a l’homme absurde de sa condition est une affirmation : un oui. À son tour, l’homme révolté qui lui succède est un homme qui, bien entendu, dit non mais qui dit aussi oui. L’affirmation est en quelque sorte un jaillissement immédiat inséparable de la révolte :

Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. [4]

Par ces mots s’ouvre le premier chapitre de l’ouvrage.

Si la révolte, en apparence, ne crée rien, elle a le pouvoir de révéler « ce qui, en l’homme, est toujours à défendre » [5]. C’est en cela qu’elle est intrinsèquement positive : en elle, il y a toujours ce sentiment d’une « frontière » que l’autre franchit, doublé de l’impression d’être dans son bon droit. La révolte est donc un appel à la frontière, à la limite, à la mesure, idée qui accompagne toute la pensée de Camus et qui trouvera sa pleine signification dans la conclusion de l’ouvrage.

En attendant, la révolte surgit donc avec un sentiment d’injustice et fonde la solidarité des hommes, partant d’un sentiment d’étrangeté individuel qui prend conscience de partager cette étrangeté avec les autres hommes :

Je me révolte, donc nous sommes. [6]

Par ces mots s’achève le premier chapitre de l’ouvrage dont tout le mouvement est celui de l’homme qui dit oui à l’homme qui dit nous.

Or c’est sans doute là le point nodal de la problématique qui lie la révolte et le meurtre : lorsqu’elle perd de vue cette solidarité constitutive, la révolte se dévoie et devient légitimation du meurtre. « La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci, à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité. Nous serons donc en droit de dire que toute révolte qui s’autorise à nier ou à détruire cette solidarité perd du même coup le nom de révolte et coïncide en réalité avec un consentement meurtrier. » [7] Les expériences individuelles et collectives, théoriques et historiques de la révolte qui vont ensuite être étudiées démontreront cette hypothèse.

Le principe de justice qui anime l’homme révolté s’oppose à celui d’injustice qu’il perçoit à l’œuvre tout autour de lui. La révolte est donc d’abord révolte métaphysique contre la condition humaine et la création [8], ce en quoi elle s’oppose au sacré puisqu’elle appelle des réponses humaines « raisonnablement formulées » :

L’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c’est-à-dire raisonnablement formulées. Dès ce moment, toute interrogation, toute parole, est révolte, alors que, dans le monde du sacré, toute parole est action de grâces. II serait possible de montrer ainsi qu’il ne peut y avoir pour un esprit humain que deux univers possibles, celui du sacré (ou, pour parler le langage chrétien, de la grâce), et celui de la révolte. La disparition de l’un équivaut à l’apparition de l’autre, quoique cette apparition puisse se faire sous des formes déconcertantes. [9]

Et Camus, un peu plus loin, d’enfoncer le clou : « l’entreprise essentielle de la révolte est de substituer au royaume de la grâce celui de la justice » [10]. Ainsi définie, la révolte métaphysique demeure intimement liée à notre époque, n’apparaissant « de manière cohérente qu’à la fin du XVIIIe siècle [11]», bien que ses sources soient bien plus anciennes (mythe de Prométhée, par exemple). Pour autant, sa conception moderne reste étrangère à l’esprit grec – en fin de compte peut-être plus fin et plus subtil que le nôtre dans son rapport à la création et à la divinité – et « inséparable du christianisme » [12]. De telle sorte que « l’histoire de la révolte, telle que nous la vivons aujourd’hui, est bien plus celle des enfants de Caïn que des disciples de Prométhée » [13].

Les premiers à prendre au sérieux cette révolte contre la création, au point de l’incarner jusqu’à revêtir le masque de Satan lui-même, sont les romantiques. Leurs héros, dans la confusion du bien et du mal qu’ils opèrent, finissent par choisir le mal, non pas tant par provocation que comme le « cri de l’innocence outragée », par « nostalgie d’un bien impossible ». Mais le risque est grand, alors, de sombrer dans un nihilisme justificateur du meurtre [14]. La révolte romantique qui s’absorbe dans le mal s’enfonce dans une impasse parce qu’elle n’est qu’une forme poussée d’égoïsme : « Si le révolté romantique exalte l’individu et le mal, il ne prend donc pas le parti des hommes, mais seulement son propre parti. Le dandysme, quel qu’il soit, est toujours un dandysme par rapport à Dieu. L’individu, en tant que créature, ne peut s’opposer qu’au créateur. Il a besoin de Dieu avec qui il poursuit une sorte de sombre coquetterie. » [15] Car, le dandy pousse le jeu à son paroxysme, le poète se faisant lui-même héros de sa vie-œuvre :

Le dandy est par fonction un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. La créature, jusque-là, recevait sa cohérence du créateur. À partir du moment où elle consacre sa rupture avec lui, la voilà livrée aux instants, aux jours qui passent, à la sensibilité dispersée. Il faut donc qu’elle se reprenne en main. Le dandy se rassemble, se forge une unité, par la force même du refus. Dissipé en tant que personne privée de règle, il sera cohérent en tant que personnage. Mais un personnage suppose un public ; le dandy ne peut se poser qu’en s’opposant. Il ne peut s’assurer de son existence qu’en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. Miroir vite obscurci, il est vrai, car la capacité d’attention de l’homme est limitée. Elle doit être réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. Le dandy est donc forcé d’étonner toujours. Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. Toujours en rupture, en marge, il force les autres à le créer lui-même, en niant leurs valeurs. Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre. Il la joue jusqu’à la mort, sauf aux instants où il est seul et sans miroir. Être seul pour le dandy revient à n’être rien. Les romantiques n’ont parlé si magnifiquement de la solitude que parce qu’elle était leur douleur réelle, celle qui ne peut se supporter. Leur révolte s’enracine à un niveau profond, mais du Cleveland de l’abbé Prévost, jusqu’aux dadaïstes, en passant par les frénétiques de 1830, Baudelaire et les décadents de 1880, plus d’un siècle de révolte s’assouvit à bon compte dans les audaces de « l’excentricité ». Si tous ont su parler de la douleur, c’est que, désespérant de jamais la dépasser autrement que par de vaines parodies, ils éprouvaient instinctivement qu’elle demeurait leur seule excuse, et leur vraie noblesse. [16]

Hélas, les apories de la révolte romantique ne semblent pas avoir été bien comprises par nos contemporains qui, n’ayant pas le talent de leurs prédécesseurs pour excuse, s’ingénient à les singer dans de ridicules postures de rebelles sans noblesse. Pourtant, Camus lui-même les avait mis explicitement en garde : la révolte peut si facilement se tourner en le pire des conformismes. C’est la leçon que donnent les poètes révoltés de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Si, « on comprend avec Lautréamont que la révolte est adolescente » [17], Camus ajoute que « le conformisme est une des tentations nihilistes de la révolte qui domine une grande partie de notre histoire intellectuelle. Elle montre en tout cas comment le révolté qui passe à l’action, s’il oublie ses origines, est tenté par le plus grand conformisme. Elle explique donc le XXe siècle. » [18] Et d’enfoncer le clou, ailleurs : « l’époque qui ose se dire la plus révoltée n’offre à choisir que des conformismes. La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude. » [19] Du XXe et peut-être encore plus du XXIe, serait-on tenté de dire après Camus, tant les autoproclamés révoltés (qu’ils se prétendent insoumis ou disruptifs) pleins de moraline empoissent notre temps de leur conformisme [20].

Peut-être nos révoltés en carton-pâte auraient-ils dû plutôt méditer l’exemple que prend ensuite Camus dans l’évolution historique, littéraire et philosophique de son concept : Dostoïevski ! Avec les Karamazov, et le personnage d’Ivan, s’ouvre le nihilisme contemporain. La révolte devient volonté : « volonté de désespérer et de nier » :

La logique de l’indignation va retourner la révolte contre elle-même et la jeter dans une contradiction désespérée. […] Le nihilisme n’est pas seulement désespoir et négation, mais surtout volonté de désespérer et de nier. [21]

Et un peu plus loin : « la question que se pose enfin Ivan, celle qui constitue le vrai progrès que Dostoïevski fait accomplir à l’esprit de révolte, est la seule qui nous intéresse ici : peut-on vivre et se maintenir dans la révolte ? » [22] Question que Nietzsche reprend à son compte et qui devient chez lui « peut-on vivre sans rien croire ? ». Le constat de la mort de Dieu se poursuit dans une philosophie non pas « de la révolte » mais « édifiée sur la révolte » [23]. De telle sorte qu’à la question initiale, « peut-on vivre sans rien croire ? », Nietzsche peut apporter une réponse positive : « Oui, si l’on fait de l’absence de foi une méthode, si l’on pousse le nihilisme jusque dans ses conséquences dernières, et si, débouchant alors dans le désert et faisant confiance à ce qui va venir, on éprouve du même mouvement primitif la douleur et la joie. » [24]

Du nihilisme passif (« le nihiliste n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est » [25]), il faut donc passer à un nihilisme actif synonyme de liberté de l’esprit – qui « n’est pas un confort, mais une grandeur que l’on veut et que l’on obtient, de loin en loin, par une lutte épuisante » [26]. Et la suite de ce passage est cruciale :

Parce qu’il était l’esprit libre, Nietzsche savait que la liberté de l’esprit n’est pas un confort, mais une grandeur que l’on veut et que l’on obtient, de loin en loin, par une lutte épuisante. Il savait que le risque est grand, lorsqu’on veut se tenir au-dessus de la loi, de descendre au-dessous de cette loi. C’est pourquoi il a compris que l’esprit ne trouvait sa véritable émancipation que dans l’acceptation de nouveaux devoirs. L’essentiel de sa découverte consiste à dire que, si la loi éternelle n’est pas la liberté, l’absence de loi l’est encore moins. Si rien n’est vrai, si le monde est sans règle, rien n’est défendu ; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un but. Mais, en même temps, rien n’est autorisé ; il faut aussi valeur et but pour élire une autre action. La domination absolue de la loi n’est pas la liberté, mais non plus l’absolue disponibilité. Tous les possibles additionnés ne font pas la liberté, mais l’impossible est esclavage. Le chaos lui aussi est une servitude. Il n’y a de liberté que dans un monde où ce qui est possible se trouve défini en même temps que ce qui ne l’est pas. Sans loi, point de liberté. Si le destin n’est pas orienté par une valeur supérieure, si le hasard est roi voici la marche dans les ténèbres, l’affreuse liberté de l’aveugle. Au terme de la plus grande libération, Nietzsche choisit donc la plus grande dépendance. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte. » Autrement dit, avec Nietzsche, la révolte débouche dans l’ascèse. Une logique plus profonde remplace alors le « si rien n’est vrai, tout est permis » de Karamazov par un « si rien n’est vrai, rien n’est permis ». Nier qu’une seule chose soit défendue en ce monde revient à renoncer à ce qui est permis. Là où nul ne peut plus dire ce qui est noir et ce qui est blanc, la lumière s’éteint et la liberté devient prison volontaire. [27]

L’ascétisme auquel tend la philosophie nietzschéenne n’a pas grand-chose à voir avec les « idéaux ascétiques » qu’il critique pour leur fausseté dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale [28]. Il est, au contraire de ces instruments de servitude, un appel à la liberté… une liberté paradoxale en apparence mais peut-être la plus importante qui puisse être en réalité.

À partir du moment où l’on reconnaît que le monde ne poursuit aucune fin, Nietzsche propose d’admettre son innocence, d’affirmer qu’il ne relève pas du jugement puisqu’on ne peut le juger sur aucune intention et de remplacer par conséquent tous les jugements de valeur par un seul oui, une adhésion entière et exaltée à ce monde. Ainsi, du désespoir absolu jaillira la joie infinie, de la servitude aveugle, la liberté sans merci. Être libre, c’est justement abolir les fins. L’innocence du devenir, dès qu’on y consent, figure le maximum de liberté. L’esprit libre aime ce qui est nécessaire. La pensée profonde de Nietzsche est que la nécessité des phénomènes, si elle est absolue, sans fissures, n’implique aucune sorte de contrainte. L’adhésion totale à une nécessité totale, telle est sa définition paradoxale de la liberté. La question « libre de quoi ? » est alors remplacée par « libre pour quoi ? ». La liberté coïncide avec l’héroïsme. Elle est l’ascétisme du grand homme, « l’arc le plus tendu qui soit ». [29]

Chez Nietzsche, l’homme révolté se fait homme-dieu mais seulement lorsqu’il accepte de renoncer à la révolte elle-même. Alors il devient artiste, au sens de créateur – dont la valeur est « le respect et la passion de ce qui est » [30]. Le mal, dans cette perspective, est accepté, non comme une forme de revanche, mais comme « l’une des faces possibles du bien et, plus certainement encore, comme une fatalité. Il est donc pris pour être dépassé et, pour ainsi dire, comme un remède. » [31]

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À ce point, on constate avec Camus que la révolte, qu’elle soit « sublime ou puérile », est toujours une « revendication d’unité » jetée à la face de l’absurde, comme il l’exprime dans ce beau passage qui résume finalement très bien tout l’enjeu de sa réflexion sur la révolte :

L’insurrection humaine, dans ses formes élevées et tragiques, n’est et ne peut être qu’une longue protestation contre la mort, une accusation enragée de cette condition régie par la peine de mort généralisée. Dans tous les cas que nous avons rencontrés, la protestation, chaque fois, s’adresse à tout ce qui, dans la création, est dissonance, opacité, solution de continuité. Il s’agit donc, pour l’essentiel, d’une interminable revendication d’unité. Le refus de la mort, le désir de durée et de transparence, sont les ressorts de toutes ces folies, sublimes ou puériles. Est-ce seulement le lâche et personnel refus de mourir ? Non, puisque beaucoup de ces rebelles ont payé ce qu’il fallait pour être à la hauteur de leur exigence. Le révolté ne demande pas la vie, mais les raisons de la vie. Il refuse la conséquence que la mort apporte. Si rien ne dure, rien n’est justifié, ce qui meurt est privé de sens. Lutter contre la mort, revient à revendiquer le sens de la vie, à combattre pour la règle et pour l’unité.
La protestation contre le mal qui est au cœur même de la révolte métaphysique est significative à cet égard. Ce n’est pas la souffrance de l’enfant qui est révoltante en elle-même, mais le fait que cette souffrance ne soit pas justifiée. Après tout, la douleur, l’exil, la claustration, sont quelquefois acceptés quand la médecine ou le bon sens nous en persuadent. Aux yeux du révolté, ce qui manque à la douleur du monde, comme aux instants de son bonheur, c’est un principe d’explication. L’insurrection contre le mal demeure, avant tout, une revendication d’unité. Au monde des condamnés à mort, à la mortelle opacité de la condition, le révolté oppose inlassablement son exigence de vie et de transparence définitives. Il est à la recherche, sans le savoir, d’une morale ou d’un sacré. La révolte est une ascèse, quoique aveugle. Si le révolté blasphème alors, c’est dans l’espoir du nouveau dieu. Il s’ébranle sous le choc du premier et du plus profond des mouvements religieux, mais il s’agit d’un mouvement religieux déçu. Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige, même si ce qu’elle obtient est encore ignoble.
Du moins faut-il savoir reconnaître ce qu’elle obtient d’ignoble. Chaque fois qu’elle déifie le refus total de ce qui est, le non absolu, elle tue. Chaque fois qu’elle accepte aveuglément ce qui est, et qu’elle crie le oui absolu, elle tue. La haine du créateur peut tourner en haine de la création ou en amour exclusif et provocant de ce qui est. Mais, dans les deux cas, elle débouche sur le meurtre et perd le droit d’être appelée révolte. On peut être nihiliste de deux façons, et chaque fois par une intempérance d’absolu. Il y a apparemment les révoltés qui veulent mourir et ceux qui veulent faire mourir. Mais ce sont les mêmes, brûlés du désir de la vraie vie, frustrés de l’être et préférant alors l’injustice généralisée à une justice mutilée. À ce degré d’indignation, la raison devient fureur. S’il est vrai que la révolte instinctive du cœur humain marche peu à peu au long des siècles vers sa plus grande conscience, elle a grandi aussi, nous l’avons vu, en audace aveugle jusqu’au moment démesuré où elle a décidé de répondre au meurtre universel par l’assassinat métaphysique. [32]

De la révolte à la justification du meurtre – de la révolte à la révolution. Camus en vient naturellement à s’intéresser aux rebelles qui ont fait de la révolte métaphysique une action politique et passe ainsi à la révolte historique.

Le premier mouvement de la révolte réclame conjointement liberté et égalité : « l’insoumis rejette la servitude et s’affirme l’égal du maître. Il veut être maître à son tour » [33]. Mais, au nom de la libération, la suspension de la liberté se voit justifiée et, au nom de la justice, la culpabilité meurtrière assumée. Après la révolte métaphysique, c’est au tour de la révolution de subir la question : « trahit-elle la valeur de la révolte ? » [34] En versant dans la révolution, la révolte semble justifier la terreur [35] ; et c’est le communisme russe qui va servir de point de bascule :

Le communisme russe, par sa critique violente de toute vertu formelle, achève l’œuvre révoltée du XIXe siècle en niant tout principe supérieur. Aux régicides du XIXe siècle succèdent les déicides du XXe siècle qui vont jusqu’au bout de la logique révoltée et veulent faire de la terre le royaume où l’homme sera dieu. Le règne de l’histoire commence et, s’identifiant à sa seule histoire, l’homme, infidèle à sa vraie révolte, se vouera désormais aux révolutions nihilistes du XXe siècle qui, niant toute morale, cherchent désespérément l’unité du genre humain à travers une épuisante accumulation de crimes et de guerres. À la révolution jacobine qui essayait d’instituer la religion de la vertu, afin d’y fonder l’unité, succéderont les révolutions cyniques, qu’elles soient de droite ou de gauche, qui vont tenter de conquérir l’unité du monde pour fonder enfin la religion de l’homme. Tout ce qui était à Dieu sera désormais rendu à César. [36]

Camus distingue plusieurs moments dans le passage de la révolte métaphysique à la révolte historique. Les premières générations de théoriciens de l’anarchisme et du communisme russes représentent en quelque sorte une expérience de laboratoire pour mieux comprendre ces enjeux. Le premier, Bakounine, « après avoir loué l’Unité absolue, se jette dans le manichéisme le plus élémentaire » [37]. Les références lucifériennes sont explicites dans la prose du révolutionnaire mais quittent le seul champ poétique pour celui de la politique :

Bakounine laisse apercevoir aussi toute la profondeur d’une révolte apparemment politique. « Le Mal, c’est la révolte satanique contre l’autorité divine, révolte dans laquelle nous voyons au contraire le germe fécond de toutes les émancipations humaines. Comme les Fraticelli de la Bohême au XIVe siècle (?), les socialistes révolutionnaires se reconnaissent aujourd’hui par ces mots : “Au nom de celui à qui on a fait un grand tort.” » [38]

La lutte contre la création prend alors une dimension eschatologique, « sans merci et sans morale », avec l’extermination pour condition du salut.

Les pages brûlantes de Bakounine sur la révolution de 48 crient passionnément cette joie de détruire. « Fête sans commencement ni fin », dit-il. En effet, pour lui comme pour tous les opprimés, la révolution est la fête, au sens sacré du mot. […] La révolte est saisie a travers ces manifestations à l’état pur, dans sa vérité biologique. C’est pourquoi Bakounine a été le seul de son temps à critiquer le gouvernement des savants avec une profondeur exceptionnelle. Contre toute abstraction, il a plaidé pour l’homme entier, identifié entièrement à révolte. S’il glorifie le brigand, chef de jacquerie, si ses modèles préférés sont Stenka Razine et Pougatchev, c’est que ces hommes se sont battus, sans doctrine et sans principes, pour un idéal de liberté pure. Bakounine introduit au cœur de la révolution le principe nul de la révolte. « La tempête et la vie, voilà ce qu’il nous faut. Un monde nouveau, sans lois, et par conséquent libre. » [39]

Libre… enfin… selon une conception bien paradoxale de la liberté. La soif de destruction de l’ordre passé et des lois en général qu’exprime Bakounine ne peut s’étancher que dans une dictature plus intransigeante, plus totale encore que tous les régimes abattus au nom de la liberté [40].

Après Bakounine, entre en scène Netchaiev, que Camus décrit comme « le moine cruel d’une révolution désespérée » qui « a poussé la cohérence du nihilisme aussi loin qu’il se pouvait » :

son rêve le plus évident était de fonder l’ordre meurtrier qui permettrait de propager et de faire triompher enfin la divinité noire qu’il avait décidé de servir.
Il n’a pas seulement disserté sur la destruction universelle, son originalité a été de revendiquer froidement, pour ceux pour ceux qui se donnent à la révolution, le « Tout est permis », et de se permettre tout en effet. « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance. Il ne doit avoir ni relations passionnelles, ni choses ou être aimés. Il devrait se dépouiller même de son nom. Tout en lui doit se concentrer dans une seule passion : la révolution. » Si. en effet, l’histoire, hors de tout principe, n’est faite que de la lutte entre la révolution et la contre-révolution, il n’est pas d’autre issue que d’épouser entièrement une de ces deux valeurs, pour y mourir ou y ressusciter. Netchaiev pousse cette logique à bout. Pour la première fois avec lui. la révolution va se séparer explicitement de l’amour et de l’amitié. [41]

La révolution, chez Netchaiev, justifie tous les moyens, toutes les méthodes. Les chefs révolutionnaires ont droit de recourir à la violence et aux mensonges autant que nécessaire, y compris envers leurs camarades subalternes, réduits à « un capital qu’on peut dépenser » [42]. Netchaiev est « ce révolté qui inaugure la race méprisante des grands seigneurs de la révolution » ; avec lui, la révolution devient la seule valeur, supprimant de facto tous les droits au profit de seuls devoirs. « Mais par un renversement immédiat, au nom de ces devoirs, on prend tous les droits. » [43] À partir de Netchaiev, tout devient permis… jusqu’au meurtre utilisé comme moteur même de l’action politique.

Là naît la figure du terroriste, amenée à faire florès et à subir bien des évolutions dans l’histoire. Les terroristes russes de la fin du XIXe siècle et des premières années du XXe sont des idéalistes, « détournés de l’amour, dressés contre la culpabilité des maîtres, mais solitaires avec leur désespoir, face à leurs contradictions qu’ils ne pourront résoudre que dans le double sacrifice de leur innocence et de leur vie » [44]. Il ne s’agit néanmoins pas de se laisser aller à une romantisation naïve permettant d’absoudre à moindres frais leurs crimes : leur terrorisme est d’abord l’achèvement du nihilisme. Néanmoins, afin d’observer toute la complexité du réel sans commettre la même erreur manichéenne que les terroristes eux-mêmes, force est de reconnaître avec Camus qu’ils incarnent aussi le « moment où l’esprit de révolte rencontre, pour la dernière fois dans notre histoire, l’esprit de compassion » [45].

En effet, dans leurs attentats, ils refusent de tuer des étrangers, des enfants ou même des soldats, dans un profond souci de la vie des autres. Le meurtre apparaît ainsi « nécessaire et inexcusable », à ces grands cœurs pris dans une contradiction dont ils ne sortent que par le sacrifice et que Camus a par ailleurs brillamment mis en scène dans Les Justes. « Pour eux, comme pour tous les révoltés jusqu’à eux, le meurtre s’est identifié avec le suicide ». Ils « croient à l’équivalence des vies. Ils ne mettent donc aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée. Exactement, ils vivent à la hauteur de l’idée. Ils la justifient, pour finir, en l’incarnant jusqu’à la mort. Nous sommes encore en face d’une conception, sinon religieuse, du moins métaphysique de la révolte. » [46]

Il faut manier le terme terroriste avec d’infinies précautions tant son sens et ses réalisations historiques ont pu évoluer, depuis ces idéalistes russes du XIXe siècle qui se débattaient dans un monde totalement étranger au nôtre, jusqu’à ses formes contemporaines. Les premiers, « en même temps qu’ils affirment le monde des hommes, se placent au-dessus de ce monde, démontrant, pour la dernière fois dans notre histoire, que la vraie révolte est créatrice de valeurs » [47]. Sans que le meurtre ne soit excusé, il faut reconnaître une certaine noblesse à ces révolutionnaires.

Leur seule victoire apparente est de triompher au moins de la solitude et de la négation. Au milieu d’un monde qu’ils nient et qui les rejette, ils tentent, comme tous les grands cœurs, de refaire, homme après homme, une fraternité. L’amour qu’ils se portent réciproquement, qui fait leur bonheur jusque dans le désert du bagne, qui s’étend à l’immense masse de leurs frères asservis et silencieux, donne la mesure de leur détresse et de leur espoir. Pour servir cet amour, il leur faut d’abord tuer ; pour affirmer le règne de l’innocence, accepter une certaine culpabilité. Cette contradiction ne se résoudra pour eux qu’au moment dernier. Solitude et chevalerie, déréliction et espoir ne seront surmontés que dans la libre acceptation de la mort. [48]

Il y a là une différence fondamentale avec ceux qui suivront et avec ce que le terrorisme est appelé à devenir par la suite, jusqu’à celui que nous ne connaissons que trop bien aujourd’hui. Encore une fois, d’ailleurs, Camus fait montre d’une clairvoyance remarquable :

D’autres hommes viendront après ceux-là qui, animés de la même foi dévorante, jugeront cependant ces méthodes sentimentales et refuseront d’admettre que n’importe quelle vie soit équivalente à n’importe quelle autre. Ils mettront alors au-dessus de la vie humaine une idée abstraite, même s’ils l’appellent histoire, à laquelle, soumis d’avance, ils décideront, en plein arbitraire, de soumettre aussi les autres. Le problème de la révolte ne se résoudra plus en arithmétique, mais en calcul de probabilités. En face d’une future réalisation de l’idée, la vie humaine peut être tout ou rien. Plus est grande la foi que le calculateur met dans cette réalisation, moins vaut la vie humaine. À la limite, elle ne vaut plus rien. [49]

*

Dans les révolutionnaires de 1905, Camus voit à la fois la charnière historique et la bascule conceptuelle : « 1905, grâce à eux, marque le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire. À cette date, une déchéance a commencé. » [50] Dans le contexte qui est le sien, Camus cherche à réhabiliter la révolte en l’opposant à la révolution (russe) à laquelle elle est assimilée. Homme de gauche antitotalitaire au milieu du XXe siècle, sa critique du communisme stalinien, dont il est témoin, est d’une lucidité exemplaire, d’autant qu’il ne cède pas à la facilité d’une décorrélation du phénomène totalitaire soviétique d’avec ses origines intellectuelles et historiques. En reliant le communisme russe à l’histoire de la révolution et des révolutions, et au travail de conceptualisation de la révolte qu’il mène, il en propose une analyse fine et bien plus juste que celles de la plupart des auteurs de son temps (analyse à rapprocher de celles d’Aron ou Arendt qui en explorent chacun d’autres facettes avec autant d’intelligence)… et du nôtre.

Certes, absorbée par le nihilisme, la révolte historicisée devenue révolution nie dans ce mouvement sa propre valeur. La révolution n’est toutefois pas qu’un dévoiement de la révolte. Présenter les choses ainsi serait trop simple – et surtout faux :

La révolution, obéissant au nihilisme, s’est retournée contre ses origines révoltées. L’homme qui haïssait la mort et le dieu de la mort, qui désespérait de la survivance personnelle, a voulu se délivrer dans l’immortalité de l’espèce. Mais tant que le groupe ne domine pas le monde, tant que l’espèce n’y règne pas, il faut encore mourir. Le temps presse alors, la persuasion demande le loisir, l’amitié une construction sans fin : la terreur reste dans le plus court chemin de l’immortalité. Mais ces extrêmes perversions crient, en même temps, la nostalgie de la valeur révoltée primitive. [51]

Le révolté révolutionnaire est un être contradictoire – et même défini par sa contradiction. Mais cette contradiction ne peut se résoudre dialectiquement par un dépassement de l’une et l’autre de ses figures et aspirations. Cette conception en quelque sorte tragique de la révolution marque une rupture assumée entre Camus et l’existentialisme tel que conçu par ses contemporains. Le penseur de la révolte refuse, en effet, de voir dans la révolution une évolution nécessaire et, qui plus est, positive de la révolte :

Si nous sommes à ce moment où la révolte parvient à sa contradiction la plus extrême en se niant elle-même, elle est alors contrainte de périr avec le monde qu’elle a suscité ou de retrouver une fidélité et un nouvel élan. Avant d’aller plus loin, il faut au moins mettre en clair cette contradiction. Elle n’est pas bien définie lorsqu’on dit, comme nos existentialistes par exemple (soumis eux aussi, pour le moment, à l’historisme et à ses contradictions), qu’il y a progrès de la révolte à la révolution et que le révolté n’est rien s’il n’est pas révolutionnaire. La contradiction est, en réalité, plus serrée. Le révolutionnaire est en même temps révolté ou alors il n’est plus révolutionnaire, mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolte. Mais s’il est révolté, il finit par se dresser contre la révolution. Si bien qu’il n’y a pas progrès d’une attitude à l’autre, mais simultanéité et contradiction sans cesse croissante. Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique. Dans l’univers purement historique qu’elles ont choisi, révolte et révolution débouchent dans le même dilemme : ou la police ou la folie. [52]

« La police » : les révolutionnaires installent un régime liberticide fondé sur le contrôle absolu des individus, y compris dans leur vie privée – qui, de facto est annihilée –, antinomique de l’aspiration à la liberté de la révolte elle-même. Observant le régime soviétique, Camus constate ainsi : « la révolution triomphante doit faire la preuve, par ses polices, ses procès et ses excommunications, qu’il n’y a pas de nature humaine. La révolte humiliée, par ses contradictions, ses souffrances, ses défaites renouvelées et sa fierté inlassable, doit donner son contenu de douleur et d’espoir à cette nature. » [53] À rebours, donc, des thuriféraires de la révolution qui ne voient dans la concentration des pouvoirs liberticides à l’œuvre dans toutes les révolutions qu’un épiphénomène que l’on peut passer par pertes et profits dans la perspective du dépérissement de l’État ou de l’avènement d’un nouveau régime plus juste, Camus constate crûment que « toutes les révolutions modernes ont abouti à un renforcement de l’État » [54]. Mais pas dans le sens d’un État républicain et démocratique : les révolutions du XXe siècle (et celles du XXIe serait-on tenté de dire sans trahir Camus), dont l’exemple russe sert de matrice, ne sombrent pas dans la terreur – elles ont la terreur pour principe.

La revendication de la révolte est l’unité, la revendication de la révolution historique la totalité. La première part du non appuyé sur un oui, la seconde part de la négation absolue et se condamne à toutes les servitudes pour fabriquer un oui rejeté à l’extrémité des temps. L’une est créatrice, l’autre nihiliste. La première est vouée à créer pour être de plus en plus, la seconde forcée de produire pour nier de mieux en mieux. La révolution historique s’oblige à faire toujours dans l’espoir, sans cesse déçu, d’être un jour. Même le consentement unanime ne suffira pas à créer l’être. [55]

*

L’impasse des révolutions historiques laisse l’homme révolté exsangue et trahi. Une nouvelle figure surgit néanmoins au sein-même du régime policier instauré, incarnant encore les aspirations à la justice et à la dignité : l’artiste. « Mais la révolte de l’artiste contre le réel, et elle devient alors suspecte à la révolution totalitaire, contient la même affirmation que la révolte spontanée de l’opprimé. L’esprit révolutionnaire, né de la négation totale, a senti instinctivement qu’il y avait aussi dans l’art, outre le refus, un consentement ; que la contemplation risquait de balancer l’action, la beauté, l’injustice, et que, dans certains cas, la beauté était en elle-même une injustice sans recours. » [56] Après avoir exploré la révolte métaphysique et la révolte historique, Camus en vient donc à la question de la révolte et l’art. En effet, la création artistique, à la fois exaltation et négation, semble le reflet spéculaire de la révolte elle-même. L’artiste conteste le réel en même temps qu’il lui donne son unité.

L’art aussi est ce mouvement qui exalte et nie en même temps. « Aucun artiste ne tolère le réel », dit Nietzsche. Il est vrai ; mais aucun artiste ne peut se passer du réel. La création est exigence d’unité et refus du monde. Mais elle refuse le monde à cause de ce qui lui manque et au nom de ce que, parfois, il est. La révolte se laisse observer ici, hors de l’histoire, à l’état pur, dans sa complication primitive. L’art devrait donc nous donner une dernière perspective sur le contenu de la révolte. [57]

Lorsqu’il crée de la beauté, l’artiste procède à un double mouvement de négation et d’exaltation du réel : la création artistique est une manipulation du réel par laquelle l’artiste « donne sa loi au monde ». La transformation du réel par la réutilisation et la recomposition d’éléments qui en sont issus, sa « correction », comme l’appelle Camus, « que l’artiste opère par son langage et par une redistribution d’éléments puisés dans le réel, s’appelle le style et donne à l’univers recréé son unité et ses limites. Elle vise chez tout révolté, et réussit chez quelques génies, à donner sa loi au monde. “Les poètes, dit Shelley, sont les législateurs, non reconnus, du monde.” » [58] Par conséquent, le génie artistique « est une révolte qui a créé sa propre mesure » [59]. Cette idée est fondamentale puisque sur elle s’appuie, comme réponse aux questions que pose la révolte, une morale de la beauté qui doit servir de boussole à la pensée et à l’action.

Mais l’enfer n’a qu’un temps, la vie recommence un jour. L’histoire a peut-être une fin ; notre tâche pourtant n’est pas de la terminer, mais de la créer, à l’image de ce que désormais nous savons vrai. L’art, du moins, nous apprend que l’homme ne se résume pas seulement à l’histoire et qu’il trouve aussi une raison d’être dans l’ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n’est pas mort. Sa révolte la plus instinctive, en même temps qu’elle affirme la valeur, la dignité commune à tous, revendique obstinément, pour en assouvir sa faim d’unité, une part intacte du réel dont le nom est la beauté. On peut refuser toute l’histoire et s’accorder pourtant au monde des étoiles et de la mer. Les révoltés qui veulent ignorer la nature et la beauté se condamnent à exiler de l’histoire qu’ils veulent faire la dignité du travail et de l’être. Tous les grands réformateurs essaient de bâtir dans l’histoire ce que Shakespeare, Cervantes, Molière, Tolstoï ont su créer : un monde toujours prêt à assouvir la faim de liberté et de dignité qui est au cœur de chaque homme. La beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions. Mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle. Sa règle qui conteste le réel en même temps qu’elle lui donne son unité est aussi celle de la révolte. Peut-on, éternellement, refuser l’injustice sans cesser de saluer la nature de l’homme et la beauté du monde ? Notre réponse est oui. Cette morale, en même temps insoumise et fidèle, est en tout cas la seule à éclairer le chemin d’une révolution vraiment réaliste. En maintenant la beauté, nous préparons ce jour de renaissance où la civilisation mettra au centre de sa réflexion, loin des principes formels et des valeurs dégradées de l’histoire, cette vertu vivante qui fonde la commune dignité du monde et de l’homme, et que nous avons maintenant à définir en face d’un monde qui l’insulte. [60]

*

C’est cette morale que Camus explicite et déploie dans le chapitre conclusif de l’essai. « La Pensée de midi » résume les tensions analysées précédemment en leur offrant la possibilité d’une résolution – en montrant que la révolte est un appel à la mesure et aux limites. Aussi contre-intuitive cette idée puisse-t-elle paraître, la démonstration de Camus est un exemple de justesse et d’humanisme, inspirée par l’observation lucide du monde. En effet, le constat devant la société contemporaine et l’usage perverti qu’elle fait de la révolte est amer [61] : « la révolte, détournée de ses origines et cyniquement travestie, oscille à tous les niveaux entre le sacrifice et le meurtre » [62]. Devenue l’alibi de nouveaux tyrans, la révolte est dépouillée de sa valeur unificatrice et ne peut, sans trahison, servir de justification au meurtre.

Le « Nous sommes » contenu dans le mouvement de révolte peut-il, sans scandale ou sans subterfuge, se concilier avec le meurtre ? En assignant à l’oppression une limite en deçà de laquelle commence la dignité commune à tous les hommes, la révolte définissait une première valeur. Elle mettait au premier rang de ses références une complicité transparente des hommes entre eux, une texture commune, la solidarité de la chaîne, une communication d’être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués. Elle faisait accomplir ainsi un premier pas à l’esprit aux prises avec un monde absurde. Par ce progrès, elle rendait plus angoissant encore le problème qu’elle doit maintenant résoudre face au meurtre. Au niveau de l’absurde, en effet, le meurtre suscitait seulement des contradictions logiques ; au niveau de la révolte, il est déchirement. Car il s’agit de décider s’il est possible de tuer celui, quelconque, dont nous venons enfin de reconnaître la ressemblance et de consacrer l’identité. La solitude à peine dépassée, faut-il donc la retrouver définitivement en légitimant l’acte qui retranche de tout ? Forcer à la solitude celui qui vient d’apprendre qu’il n’est pas seul, n’est-ce pas le crime définitif contre l’homme ? [63]

L’étude de la révolte historique et des révolutions a montré que « l’égarement révolutionnaire s’explique d’abord par l’ignorance ou la méconnaissance systématique de cette limite qui semble inséparable de la nature humaine et que la révolte, justement, révèle » [64]. Le nihilisme s’absout de cette limite que la révolte appelle, il se délecte de la démesure. Les révolutionnaires qui s’y perdent desservent les idéaux mêmes qu’ils prétendent défendre. Au contraire, « pour échapper à ce destin, l’esprit révolutionnaire, s’il veut rester vivant, doit donc se retremper aux sources de la révolte et s’inspirer alors de la seule pensée qui soit fidèle à ces origines, la pensée des limites. Si la limite découverte par la révolte transfigure tout ; si toute pensée, toute action qui dépasse un certain point se nie elle-même, il y a en effet une mesure des choses et de l’homme. » [65]

La réponse à la question initiale trouve ici sa réponse dans un syllogisme à l’évidence implacable : puisque la révolte s’oppose en tout point à la licence absolue, à l’hybris, à la démesure, à l’illusion d’une liberté totale, et que le meurtre est « la liberté la plus extrême », alors la révolte est incompatible avec le meurtre. Cette conception de la révolte est très forte : elle appelle à la mesure et à l’unité [66]. Ce plaidoyer de Camus pour les limites rappelle sa formule terrible dans Le premier homme : « un homme, ça s’empêche ». Il y a là une constance dans la justesse. Et une justesse dans la dénonciation des mystifications que multiplient les faux révoltés, qui résonne particulièrement soixante-dix ans plus tard :

La mesure, face à ce dérèglement, nous apprend qu’il faut une part de réalisme à toute morale : la vertu toute pure est meurtrière ; et qu’il faut une part de morale à tout réalisme : le cynisme est meurtrier. C’est pourquoi le verbiage humanitaire n’est pas plus fondé que la provocation cynique. L’homme enfin n’est pas entièrement coupable, il n’a pas commencé l’histoire ; ni tout à fait innocent puisqu’il la continue. Ceux qui passent cette limite et affirment son innocence totale finissent dans la rage de la culpabilité définitive. La révolte nous met au contraire sur le chemin d’une culpabilité calculée. Son seul espoir, mais invincible, s’incarne, à la limite, dans des meurtriers innocents. [67]

Les petits prêtres idéologues de notre temps, tout gonflés de moraline et d’hybris, feraient bien de méditer les mots du grand Camus :

Jetés dans l’ignoble Europe où meurt, privée de beauté et d’amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres Méditerranéens vivons toujours de la même lumière. Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise. La vraie maîtrise consiste à faire justice des préjugés du temps, et d’abord du plus profond et du plus malheureux d’entre eux qui veut que l’homme délivré de la démesure en soit réduit à une sagesse pauvre. Il est bien vrai que la démesure peut être une sainteté, lorsqu’elle se paye de la folie de Nietzsche. Mais cette ivrognerie de l’âme qui s’exhibe sur la scène de notre culture, est-ce toujours le vertige de la démesure, la folie de l’impossible dont la brûlure ne quitte jamais plus celui qui, une fois au moins, s’y est abandonné ? Prométhée a-t-il jamais eu cette face d’ilote ou de procureur ? Non, notre civilisation se survit dans la complaisance d’âmes lâches ou haineuses, le vœu de gloriole de vieux adolescents. Lucifer aussi est mort avec Dieu et, de ses cendres, a surgi un démon mesquin qui ne voit même plus où il s’aventure. En 1950, la démesure est un confort, toujours, et une carrière, parfois. La mesure, au contraire, est une pure tension. Elle sourit sans doute et nos convulsionnaires, voués à de laborieuses apocalypses, l’en méprisent. Mais ce sourire resplendit au sommet d’un interminable effort : il est une force supplémentaire. Ces petits Européens qui nous montrent une face avare, s’ils n’ont plus la force de sourire, pourquoi prétendraient-ils donner leurs convulsions désespérées en exemples de supériorité ? [68]

Et plus loin :

La révolte prouve par là qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou elle n’est rien. La révolution sans honneur, la révolution du calcul qui, préférant un homme abstrait à l’homme de chair, nie l’être autant de fois qu’il est nécessaire, met justement le ressentiment à la place de l’amour. Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et de l’histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité. Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent. [69]

À la dénonciation répond ainsi toujours, chez Camus, le dessin d’une éthique, l’esquisse d’une voie à emprunter pour assumer la condition humaine et accepter pleinement le conflit au cœur de la révolte [70]. De même que nous devions, au terme du Mythe de Sisyphe et de l’exploration de l’absurde, imaginer le héros heureux en descendant la pente qui le ramène inéluctablement à son rocher, arrivés au bout de la réflexion sur la révolte, Camus nous rappelle que « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent [71] » et nous enjoint à « laisser l’époque et ses fureurs adolescentes » :

Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante. Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et à mourir et que nous refusons désormais de renvoyer à plus tard. Sur la terre douloureuse, elle est l’ivraie inlassable, l’amère nourriture, le vent dur venu des mers, l’ancienne et la nouvelle aurore. Avec elle, au long des combats, nous referons l’âme de ce temps et une Europe qui, elle, n’exclura rien. Ni ce fantôme, Nietzsche, que, pendant douze ans après son effondrement, l’Occident allait visiter comme l’image foudroyée de sa plus haute conscience et de son nihilisme ; ni ce prophète de la justice sans tendresse qui repose, par erreur, dans le carré des incroyants au cimetière de Highgate ; ni la momie déifiée de l’homme d’action dans son cercueil de verre ; ni rien de ce que l’intelligence et l’énergie de l’Europe ont fourni sans trêve à l’orgueil d’un temps misérable. Tous peuvent revivre, en effet, auprès des sacrifiés de 1905, mais à la condition de comprendre qu’ils se corrigent les uns les autres et qu’une limite, dans le soleil, les arrête tous. Chacun dit à l’autre qu’il n’est pas Dieu ; ici s’achève le romantisme. À cette heure où chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l’histoire, ce qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l’heure où naît enfin un homme, il faut laisser l’époque et ses fureurs adolescentes. L’arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre. [72]

Cincinnatus, 26 décembre 2022


[1] Albert Camus, L’Homme révolté, Œuvres complètes t. III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 66. Toutes les références du billet se font à cette édition.

[2] p. 65.

[3] p. 69.

[4] p. 71.

[5] p. 77.

[6] p. 79.

[7] Ibid.

[8] Ainsi la définit clairement Camus :

La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière. Elle est métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création.

p. 80.

Et de développer :

[Le révolté métaphysique] se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l’unité. Il oppose le principe de justice qui est en lui au principe d’injustice qu’il voit à l’œuvre dans le monde. Il ne veut donc rien d’autre, primitivement, que résoudre cette contradiction, instaurer le règne unitaire de la justice, s’il le peut, ou de l’injustice, si on le pousse à bout. En attendant, il dénonce la contradiction. Protestant contre la condition dans ce qu’elle a d’inachevé, par la mort, et de dispersé, par le mal, la révolte métaphysique est la revendication motivée d’une unité heureuse, contre la souffrance de vivre et de mourir. Si la peine de mort généralisée définit la condition des hommes, la révolte, en un sens, lui est contemporaine. En même temps qu’il refuse sa condition mortelle, le révolté refuse de reconnaître la puissance qui le fait vivre dans cette condition. Le révolté métaphysique n’est donc pas sûrement athée, comme on pourrait le croire, mais il est forcément blasphémateur. Simplement, il blasphème d’abord au nom de l’ordre, dénonçant en Dieu le père de la mort et le suprême scandale.

p. 81.

[9] p. 78.

[10] p. 107.

[11] p. 82.

[12] Il n’y a là nul paradoxe, comme le montre bien Camus :

La révolte métaphysique suppose une vue simplifiée de la création, que les Grecs ne pouvaient avoir. Il n’y avait pas, pour eux, les dieux d’un côté, et de l’autre les hommes, mais des degrés qui menaient des derniers aux premiers. L’idée de l’innocence opposée à la culpabilité, la vision d’une histoire tout entière résumée à la lutte du bien et du mal leur était étrangère. Dans leur univers, il y a plus de fautes que de crimes, le seul crime définitif étant la démesure. Dans le monde totalement historique qui menace d’être le nôtre, il n’y a plus de fautes, au contraire, il n’y a que des crimes dont le premier est la mesure. On s’explique ainsi le curieux mélange de férocité et d’indulgence qu’on respire dans le mythe grec. Les Grecs n’ont jamais fait de la pensée, et ceci nous dégrade par rapport à eux, un camp retranché. La révolte, après tout, ne s’imagine que contre quelqu’un. La notion du dieu personnel, créateur et donc responsable de toutes choses, donne seule son sens à la protestation humaine. On peut dire ainsi, et sans paradoxe, que l’histoire de la révolte est, dans le monde occidental, inséparable de celle du christianisme.

p. 84.

[13] p. 88.

[14] Le poète romantique est démoniaque, au premier degré :

Pour combattre le mal, le révolté, parce qu’il se juge innocent, renonce au bien et enfante à nouveau le mal. Le héros romantique opère d’abord la confusion profonde, et pour ainsi dire religieuse, du bien et du mal. Ce héros est « fatal », parce que la fatalité confond le bien et le mal sans que l’homme puisse s’en défendre. La fatalité exclut les jugements de valeur. Elle les remplace par un « C’est ainsi » qui excuse tout, sauf le Créateur, responsable unique de ce scandaleux état de fait. Le héros romantique est « fatal » aussi, parce qu’à mesure qu’il grandit en force et en génie la puissance du mal grandit en lui. Toute puissance, tout excès se couvre alors du « C’est ainsi ». Que l’artiste, le poète en particulier, soit démoniaque, cette idée très ancienne trouve une formulation provocante chez les romantiques. Il y a même, à cette époque, un impérialisme du démon qui vise à tout lui annexer, même les génies de l’orthodoxie. « Ce qui fit que Milton, observe Blake, écrivait dans la gêne lorsqu’il parlait des anges et de Dieu, dans l’audace lorsque des démons et de l’enfer, c’est qu’il était un vrai poète, et du parti des démons, sans le savoir. » Le poète, le génie, l’homme lui-même, dans son image la plus haute, s’écrie alors en même temps que Satan : « Adieu, l’espérance, mais avec l’espérance, adieu crainte, adieu remords… Mal, sois mon bien. » C’est le cri de l’innocence outragée.
Le héros romantique s’estime donc contraint de commettre le mal, par nostalgie d’un bien impossible. Satan s’élève contre son créateur, parce que celui-ci a employé la force pour le réduire. « Égalé en raison, dit le Satan de Milton, il s’est élevé au-dessus de ses égaux par la force. » La violence divine est ainsi condamnée explicitement. Le révolté s’éloignera de ce Dieu agresseur et indigne, « le plus loin de lui est le mieux», et régnera sur toutes les forces hostiles à l’ordre divin. Le prince du mal n’a choisi sa voie que parce que le bien est une notion définie et utilisée par Dieu pour les desseins injustes. L’innocence même irrite le Rebelle dans la mesure où elle suppose un aveuglement de dupe. Ce « noir esprit du mal qu’irrite l’innocence » suscitera ainsi une injustice humaine parallèle à l’injustice divine. Puisque la violence est à la racine de la création, une violence délibérée lui répondra. L’excès du désespoir ajoute encore aux causes du désespoir pour mener la révolte à cet état de haineuse atonie, qui suit la longue épreuve de l’injustice, et où disparaît définitivement la distinction du bien et du mal. Le Satan de Vigny

… Ne peut plus sentir le mal ni les bienfaits.
II est même sans joie aux malheurs qu’il a faits. 

Ceci définit le nihilisme et autorise le meurtre.

p. 101-102.

[15] p. 107.

[16] p. 104-105.

[17] p. 130.

[18] p. 135.

[19] p. 262.

[20] Voir : « Moraline à doses mortelles ».

[21] p. 109.

[22] p. 110.

[23] Le fameux « Dieu est mort » fait l’objet d’un nombre infini de contresens. La lecture que fait Camus de la pensée nietzschéenne par le prisme de la révolte est, quant à elle, d’une grande justesse :

La philosophie de Nietzsche tourne certainement autour du problème de la révolte. Exactement, elle commence par être une révolte. Mais on sent le déplacement opéré par Nietzsche. La révolte, avec lui, part du « Dieu est mort » qu’elle considère comme un fait acquis ; elle se tourne alors contre tout ce qui vise à remplacer faussement la divinité disparue et déshonore un monde, sans doute sans direction, mais qui demeure le seul creuset des dieux. Contrairement à ce que pensent certains de ses critiques chrétiens, Nietzsche n’a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l’a trouvé mort dans l’âme de son temps. Il a, le premier, compris l’immensité de l’événement et décidé que cette révolte de l’homme ne pouvait mener à une renaissance si elle n’était pas dirigée. Toute autre attitude envers elle, que ce soit le regret ou la complaisance, devait amener l’apocalypse. Nietzsche n’a donc pas formulé une philosophie de la révolte, mais édifié une philosophie sur la révolte.

p. 118.

[24] p. 116.

[25] p. 120.

[26] p. 120-121.

[27] Ibid.

[28] Voir : « Mascarades de la pureté ».

[29] p. 122.

[30] Ici, encore, il faut citer le passage dans son intégralité pour bien comprendre la lecture que Camus fait de Nietzsche :

Le monde est divin parce que le monde est gratuit. C’est pourquoi l’art seul, par son égale gratuité, est capable de l’appréhender. Aucun jugement ne rend compte du monde, mais l’art peut nous apprendre à le répéter, comme le monde se répète au long des retours éternels. Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. Mais pour celui, du moins, qui consent à revenir et à ce que tout revienne, qui se fait écho et écho exalté, il participe de la divinité du monde.
Par ce biais, en effet, la divinité de l’homme finit par s’introduire. Le révolté qui, d’abord, nie Dieu vise ensuite à le remplacer. Mais le message de Nietzsche est que le révolté ne devient Dieu qu’en renonçant à toute révolte même à celle qui produit les dieux pour corriger ce monde. « S’il y a un Dieu, comment supporter de ne l’être pas ? » Il y a un Dieu, en effet, qui est le monde. Pour participer à sa divinité, il suffit de dire oui. « Ne plus prier, bénir », et la terre se couvrira d’hommes-dieux. Dire oui au monde, le répéter, c’est à la fois recréer le monde et soi-même, c’est devenir le grand artiste, le créateur. Le message de Nietzsche se résume dans le mot de création, avec le sens ambigu qu’il a pris. Nietzsche n’a jamais exalté que l’égoïsme et la dureté propres à tout créateur. La transmutation des valeurs consiste seulement à remplacer la valeur du juge par celle du créateur : le respect et la passion de ce qui est. La divinité sans l’immortalité définit la liberté du créateur. Dionysos, dieu de la terre, hurle éternellement dans le démembrement. Mais il figure en même temps cette beauté bouleversée qui coïncide avec la douleur. Nietzsche a pensé que dire oui a la terre et à Dionysos était dire oui à ses souffrances. Accepter tout, et la suprême contradiction, et la douleur en même temps, c’était régner sur tout. Nietzsche acceptait de payer le prix pour ce royaume. Seule, la terre « grave et souffrante » est vraie. Seule, elle est la divinité. De même que cet Empédocle qui se précipitait dans l’Etna pour aller chercher la vérité où elle est, dans les entrailles de la terre, Nietzsche proposait à l’homme de s’abîmer dans le cosmos pour retrouver sa divinité éternelle et devenir lui-même Dionysos. La Volonté de Puissance s’achève ainsi, comme les Pensées de Pascal à quoi elle fait si souvent penser, par un pari. L’homme n’obtient pas encore la certitude, mais la volonté de certitude, ce qui n’est pas la même chose.

p. 123-124.

[31] p. 124.

[32] p. 146-147.

[33] p. 154.

[34] Camus fait donc explicitement de la révolution « la suite logique » de la révolte métaphysique :

La liberté, « ce nom terrible écrit sur le char des orages », est au principe de toutes les révolutions. Sans elle, la justice paraît aux rebelles inimaginable. Un temps vient, pourtant, où la justice exige la suspension de la liberté. La terreur, petite ou grande, vient alors couronner la révolution. Chaque révolte est nostalgie d’innocence et appel vers l’être. Mais la nostalgie prend un jour les armes et elle assume la culpabilité totale, c’est-à-dire le meurtre et la violence. Les révoltes serviles, les révolutions régicides et celles du XXe siècle, ont ainsi accepté, consciemment, une culpabilité, de plus en plus grande dans la mesure où elles se proposaient d’instaurer une libération de plus en plus totale. Cette contradiction, devenue éclatante, empêche nos révolutionnaires d’avoir l’air de bonheur et d’espérance qui éclatait sur le visage et dans les discours de nos Constituants. Est-elle inévitable, caractérise-t-elle ou trahit-elle la valeur de révolte, c’est la question qui se pose à propos de la révolution comme elle se posait à propos de la révolte métaphysique. En vérité, la révolution n’est que la suite logique de la révolte métaphysique et nous suivrons, dans l’analyse du mouvement révolutionnaire, le même effort désespéré et sanglant pour affirmer l’homme en face de ce qui le nie. L’esprit révolutionnaire prend ainsi la défense de cette part de l’homme qui ne veut pas s’incliner. Simplement, il tente de lui donner son règne dans le temps. Refusant Dieu, il choisit l’histoire, par une logique apparemment inévitable.

p. 150-151.

[35] Le parallèle entre Saint-Just et Hegel est à ce titre éclairant :

la première critique fondamentale de la bonne conscience, la dénonciation de la belle âme et des attitudes inefficaces, nous la devons à Hegel pour qui l’idéologie du vrai, du beau et du bien est la religion de ceux qui n’en ont pas. Alors que l’existence des factions surprend Saint-Just, contrevient à l’ordre idéal qu’il affirme, Hegel non seulement n’est pas surpris, mais affirme au contraire que la faction est au début de l’esprit. Tout le monde est vertueux pour le Jacobin. Le mouvement qui part de Hegel, et qui triomphe aujourd’hui, suppose au contraire que personne ne l’est, mais que tout le monde le sera. Au commencement, tout est idylle selon Saint-Just, tout est tragédie selon Hegel. Mais à la fin, cela revient au même. Il faut détruire ceux qui détruisent l’idylle ou détruire pour créer l’idylle. La violence recouvre tout, dans les deux cas. Le dépassement de la Terreur, entrepris par Hegel, aboutit seulement à un élargissement de la Terreur.

p. 176-177.

[36] p. 173-174.

[37] p. 195.

[38] p. 196.

[39] Ibid.

[40] Ce désir furieux de liberté qui se retourne contre la liberté elle-même, Camus le perçoit bien et montre combien Bakounine annonce Lénine puis Staline :

Mais un monde sans lois est-il un monde libre, telle est la question que pose toute révolte. S’il fallait en demander la réponse à Bakounine, elle ne serait pas douteuse. Bien qu’il se soit opposé en toutes circonstances, et avec la plus extrême lucidité, au socialisme autoritaire, dès l’instant où il définit lui-même la société de l’avenir, il la présente, sans se soucier de la contradiction, comme une dictature. Les statuts de la Fraternité internationale (1864-1867), qu’il rédigea lui-même, établissent déjà la subordination absolue de l’individu au comité central, pendant le temps de l’action. Il en est de même pour le temps qui suivra la révolution. Il espère pour la Russie libérée « un fort pouvoir dictatorial… un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni par personne ». Bakounine autant que son ennemi Marx a contribué à la doctrine léniniste. Le rêve de l’empire slave révolutionnaire, d’ailleurs, tel qu’il est évoqué par Bakounine devant le tsar, est celui-là même, jusque dans les détails de frontière, qui a été réalisé par Staline. Venues d’un homme qui avait su dire que le moteur essentiel de la Russie tsariste était la peur et qui refusait la théorie marxiste d’une dictature de parti, ces conceptions peuvent paraître contradictoires. Mais cette contradiction montre que les origines des doctrines sont en partie nihilistes. Pisarev justifie Bakounine. Celui-ci voulait certes la liberté totale. Mais il la cherchait à travers une totale destruction. Tout détruire, c’est se vouer à construire sans fondations; il faut ensuite tenir les murs debout, à bout de bras. Celui qui rejette tout le passé, sans en rien garder de ce qui peut servir à vivifier la révolution, celui-là se condamne à ne trouver de justification que dans l’avenir et, en attendant, charge la police de justifier le provisoire. Bakounine annonçait la dictature, non contre son désir de destruction, mais en conformité avec lui. Rien ne pouvait l’arrêter, en effet, sur ce chemin, puisque dans le brasier de la négation totale les valeurs éthiques avaient aussi fondu.

p. 196-197.

[41] p. 198.

[42] p. 200. Le premier, sans doute, Netchaiev assume explicitement ces principes, peut-être partagés mais jamais auparavant élevés en méthode d’action :

Aucune révolution n’avait jusqu’ici mis en tête de ses tables de la loi que l’homme pouvait être un instrument. Le recrutement faisait traditionnellement appel au courage et à l’esprit de sacrifice. Netchaiev décide que l’on peut faire chanter ou terroriser les hésitants et qu’on peut tromper les confiants. […] Quant aux opprimés, puisqu’il s’agit de les sauver une fois pour toutes, on peut les opprimer plus encore. Ce qu’ils y perdent, les opprimés à venir le gagneront. Netchaiev pose en principe qu’il faut pousser les gouvernements vers des mesures répressives, qu’il ne faut jamais toucher à ceux des représentants officiels qui sont le plus haïs de la population et qu’enfin la société secrète doit employer toute son activité à augmenter les souffrances et la misère des masses.

Ibid.

[43] Ibid.

[44] p. 201.

[45] Camus a ainsi l’honnêteté de souligner à la fois le nihilisme et le courage dont ils font preuve et de révéler les contradictions contre lesquelles ils luttent.

Dans l’univers de la négation totale, par la bombe et le revolver, par le courage aussi avec lequel ils marchaient à la potence, ces jeunes gens essayaient de sortir de la contradiction et de créer les valeurs dont ils manquaient. Jusqu’à eux, les hommes mouraient au nom de ce qu’ils savaient ou de ce qu’ils croyaient savoir. À partir d’eux, on prit l’habitude, plus difficile, de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu’il fallait mourir pour qu’elle soit. Jusque-là, ceux qui devaient mourir s’en remettaient à Dieu contre la justice des hommes. Mais quand on lit les déclarations des condamnés de cette période, on est frappé de voir que tous, sans exception, s’en remettent, contre leurs juges, à la justice d’autres hommes, encore à venir. Ces hommes futurs, en l’absence de leurs valeurs suprêmes, demeuraient leur dernier recours. L’avenir est la seule transcendance des hommes sans dieu. Les terroristes sans doute veulent d’abord détruire, faire chanceler l’absolutisme sous le choc des bombes. Mais par leur mort, au moins, ils visent à recréer une communauté de justice et d’amour, et à reprendre ainsi une mission que l’Église a trahie. Les terroristes veulent en réalité créer une Église d’où jaillira un jour le nouveau Dieu. Mais est-ce là tout ? Si leur entrée volontaire dans la culpabilité et la mort n’avait rien fait surgir d’autre que la promesse d’une valeur encore à venir, l’histoire d’aujourd’hui nous permettrait d’affirmer, pour le moment en tout cas, qu’ils sont morts en vain et n’ont pas cessé d’être des nihilistes. Une valeur à venir est d’ailleurs une contradiction dans les termes, puisqu’elle ne peut éclairer une action ni fournir un principe de choix aussi longtemps qu’elle ne prend pas forme. Mais les hommes de 1905, justement, déchirés de contradictions, donnaient vie, par leur négation et leur mort même, à une valeur désormais impérieuse, qu’ils mettaient au jour, croyant en annoncer seulement l’avènement. Ils plaçaient ostensiblement au-dessus de leurs bourreaux et d’eux-mêmes ce bien suprême et douloureux que nous avons déjà trouvé aux origines de la révolte. Arrêtons-nous au moins sur cette valeur, pour l’examiner, au moment où l’esprit de révolte rencontre, pour la dernière fois dans notre histoire, l’esprit de compassion.

p. 203.

[46] p. 206.

[47] p. 209.

[48] p. 207.

[49] p. 206-207.

[50] p. 209.

[51] p. 273.

[52] p. 275.

[53] p. 276.

[54] p. 212.

[55] p. 277.

[56] p. 282.

[57] p. 278.

[58] p. 292.

[59] Remarque bien plus profonde qu’il n’y paraît :

L’art est une exigence d’impossible mise en forme. Lorsque le cri le plus déchirant trouve son langage le plus ferme, la révolte satisfait à sa vraie exigence et tire de cette fidélité à elle-même une force de création. Bien que cela heurte les préjugés du temps, le plus grand style en art est l’expression de la plus haute révolte. Comme le vrai classicisme n’est qu’un romantisme dompté, le génie est une révolte qui a créé sa propre mesure. C’est pourquoi il n’y a pas de génie, contrairement à ce qu’on enseigne aujourd’hui, dans la négation et le pur désespoir.

p. 294.

[60] p. 299. Une fois encore, Camus est très proche de la pensée d’Arendt et de ses concepts d’œuvre et de monde commun. Voir : « Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun » et « La culture se fiche des progressistes ».

[61] Camus observe avec son acuité habituelle une évolution effrayante de notre société qui, poursuivie jusqu’à aujourd’hui, a donné naissance à ce que j’ai appelé « La société de l’obscène » :

Loin de cette source de vie, en tout cas, l’Europe et la révolution se consument dans une convulsion spectaculaire. Au siècle dernier, l’homme abat les contraintes religieuses. À peine délivré pourtant, il s’en invente à nouveau, et d’intolérables. La vertu meurt, mais renaît plus farouche encore. Elle crie à tout venant une fracassante charité, et cet amour du lointain qui fait une dérision de l’humanisme contemporain. À ce point de fixité, elle ne peut opérer que des ravages. Un jour vient où elle s’aigrit, la voilà policière, et, pour le salut de l’homme, d’ignobles bûchers s’élèvent. Au sommet de la tragédie contemporaine, nous entrons alors dans la familiarité du crime. Les sources de la vie et de la création semblent taries. La peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines. Entre deux hécatombes, les échafauds s’installent au fond des souterrains. Des tortionnaires humanistes y célèbrent leur nouveau culte dans le silence. Quel cri les troublerait ? Les poètes eux-mêmes, devant le meurtre de leur frère, déclarent fièrement qu’ils ont les mains propres. Le monde entier dès lors se détourne distraitement de ce crime ; les victimes viennent d’entrer dans l’extrémité de leur disgrâce : elles ennuient. Dans les temps anciens, le sang du meurtre provoquait au moins une horreur sacrée ; il sanctifiait ainsi le prix de la vie. La vraie condamnation de cette époque est de donner à penser au contraire qu’elle n’est pas assez sanglante. Le sang n’est plus visible ; il n’éclabousse pas assez haut le visage de nos pharisiens. Voici l’extrémité du nihilisme : le meurtre aveugle et furieux devient une oasis et le criminel imbécile paraît rafraîchissant auprès de nos très intelligents bourreaux.

p. 300-301.

[62] p. 301.

[63] p. 301-302.

[64] p. 313.

[65] Ibid.

[66] En faisant « le procès de la liberté totale » :

Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être. La raison profonde de l’intransigeance révoltée est ici. Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous. Il n’est pas seulement esclave contre maître, mais aussi homme contre le monde du maître et de l’esclave. Il y a donc, grâce à la révolte, quelque chose de plus dans l’histoire que le rapport maîtrise et servitude. La puissance illimitée n’y est pas la seule loi. C’est au nom d’une autre valeur que le révolté affirme l’impossibilité de la liberté totale en même temps qu’il réclame pour lui-même la relative liberté, nécessaire pour reconnaître cette impossibilité. Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu’elle-même ce qui la limite et l’oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l’aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu’à ce qu’elle s’imagine trouver un corps dans l’idéologie.
Il est donc possible de dire que la révolte, quand elle débouche sur la destruction, est illogique. Réclamant l’unité de la condition humaine, elle est force de vie, non de mort. Sa logique profonde n’est pas celle de la destruction ; elle est celle de la création. Son mouvement, pour rester authentique ne doit abandonner derrière lui aucun des termes de la contradiction qui le soutient. Il doit être fidèle au oui qu’il contient en même temps qu’à ce non que les interprétations nihilistes isolent dans la révolte. La logique du révolté est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l’injustice de la condition, de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur. La passion nihiliste, ajoutant a l’injustice et au mensonge, détruit dans sa rage son exigence ancienne et s’enlève ainsi les raisons les plus claires de sa révolte. Elle tue, folle de sentir que ce monde est livré à la mort. La conséquence de la révolte, au contraire, est de refuser sa légitimation au meurtre puisque, dans son principe, elle est protestation contre la mort.

p. 304-305.

[67] p. 315-316.

[68] p. 319.

[69] p. 322-323.

[70] Et cette éthique humaine et humaniste est celle de la mesure :

La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. L’origine même de cette valeur nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire.

p. 319-320.

[71] p. 322.

[72] p. 323-324.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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