Raconte-moi une histoire !

Gustave doré - La lecture des contes en famille
Gustave doré, La lecture des contes en famille
© Bibliothèque nationale de France

En politique, il est toujours question de (se) raconter des histoires. Au sens péjoratif, bien sûr, comme autant de mensonges manipulatoires et démagogiques. Au sens enfantin, aussi, comme ces tendres instants qui endorment le corps pour mieux éveiller l’imaginaire. Au sens édifiant, enfin, comme ces narrations qui soudent l’individu au groupe politique et lui offrent une place dans une tradition dont il hérite et qu’il a la charge de transmettre.

Le politique repose sur la narration… ou sur des narrations. Des récits plus ou moins légendaires, mythiques, fantasmés. Des histoires au passé qui réécrivent l’Histoire, et des histoires au futur qui dessinent des avenirs glorieux ou effrayants – toutes, quel que soit le temps de leur conjugaison, partagent les mêmes objectifs : s’installer dans les esprits, convaincre, rassurer, mobiliser… Les deux faces de l’imaginaire collectif, l’idéologie et l’utopie, se fondent sur ces fictions qui finissent par devenir plus réelles que le réel. Tous les récits politiques réécrivent l’histoire selon l’idéologie qui les guide, réinterprétation faite de choix, de lectures biaisées, de digestions lentes, partiales et imparfaites ; et selon l’utopie dont ils annoncent l’avènement, en proposant l’édification d’un autre monde, forcément préférable à l’existant.

Parce que nous en avons besoin. Le zoon politikon se nourrit de ces histoires pour se construire individuellement et collectivement, pour se situer. À toutes les échelles, les narrations fabriquent quelque chose de commun dans lequel s’ancrer ; mais c’est encore dans son rapport à la nation, communauté politique par excellence, qu’elles atteignent pour le citoyen leur point d’incandescence. Et que la concurrence devient la plus terrible.

En conflit les uns avec les autres, les récits généalogiques et prophétiques ne font pas que s’opposer – ils s’inspirent mutuellement. Les grandes gestes idéologiques se disputent les dates historiques et s’empruntent les personnages illustres. Les systèmes intellectuels prétendant raconter l’homme et le monde, la société et l’État, d’hier à demain, se citent et se plagient les uns les autres, se servent sans scrupule dans les épopées mythologiques qui les dépassent. D’un –isme à l’autre, les ressemblances ne sont jamais fortuites. Et il faut que ces histoires soient particulièrement bonnes pour donner envie de mourir pour elles… ou de vivre.

*

Quelles histoires nous racontons-nous aujourd’hui ?

Il était une fois… Dieu. Les religions n’ont guère perdu de leurs attraits. Des siècles, des millénaires parfois, d’expériences sédimentées jouent pour elles. Mais c’est dans leurs versions les plus orthodoxes et caricaturales qu’elles paraissent gagner chaque jour en influence, oubliant au passage ce qu’elles ont pu apporter à l’œuvre humaine. Les discours des fous de dieux séduisent, leurs actions inspirent ou pétrifient. L’infâme ne se laisse pas écraser.

Il était une fois… l’identité. Souvent arrimés aux précédentes, les discours identitaires prospèrent sur les ferments de guerre civile. Ils réduisent l’individu à une seule dimension figée alors que nous ne sommes tous que des croisements improbables, des mélanges complexes toujours en mutation. Ils attisent les haines avec des histoires de pureté, et désignent des victimes par naissance et des bourreaux par essence. La division simpliste du monde entre gentils et méchants, aisément reconnaissables à leur couleur de peau ou à leur religion, ne peut se résoudre que dans la description d’une eschatologie de série B hollywoodienne. Le succès de ces manipulations grossières n’est guère étonnant.

Il était une fois… un long déclin. La petite musique décliniste joue plutôt fort. Profitant d’un carambolage des crises (économique, politique, écologique… et maintenant sanitaire), les appels à un « c’était mieux avant » sans nuance ni pensée se réjouissent confusément d’un présent imparfait. Non que tout fût nécessairement moins bien auparavant… mais la réécriture trop bienveillante de l’Histoire sert à calomnier le présent et, surtout, à chercher des boucs émissaires faciles. Les promesses de revitalisation du corps politique à coup de grands retours vers un arrière fantasmé croisent souvent la route de certains récits identitaires dans les délires de pureté.

Il était une fois… le complot. Les histoires les plus cohérentes sont souvent les plus… loufoques ! Avec la perte de crédibilité des figures traditionnelles d’autorité, la paranoïa assure aux mille-et-un scénarios conspirationnistes une audience qui en dit long sur la crédulité contemporaine. En effet, expliquant minutieusement chaque événement passé, présent et futur, par la volonté de puissances obscures de manipuler et dominer le monde, ces fictions fourmillent de tant de détails et paraissent si réelles qu’elles en deviennent fascinantes. Et les réseaux sociaux leur donnent la caisse de résonnance dont elles ont besoin pour métastaser les esprits.

Il était une fois… l’apocalypse écologique. Les prophètes d’apocalypse se régalent à la perspective de l’effondrement de la société capitaliste – quand ce n’est pas celui de la civilisation elle-même – sous la vengeance de Gaïa contre l’homme, ce « cancer ». Pleins de bruit et de fureur, leurs discours de fin du monde décrivent avec une joie sombre les conséquences, selon eux aussi brutales qu’inéluctables, des crises environnementale et économique conjuguées. Entre survivalisme et imaginaire de science-fiction, les adeptes de la « collapsologie » rêvent à l’avènement d’une dystopie dont les concours varient du retour aux arbres à Mad Max. Comme quoi, l’état de nature peut encore inspirer les imaginations !

Il était une fois… les bisounours écologistes. Aux antipodes des précédents, avec qui ils partagent pourtant une « conscience écologique » cache-sexe de l’inculture scientifique, les spécialistes de la moraline de centres-villes assènent leur pensée magique. Dans leurs niaiseries, faire pipi sous la douche, aller au travail à vélo et manger du quinoa permettront de sauver le monde. Ces histoires réussissent l’exploit d’être à la fois culpabilisantes (la liste des devoirs et des interdits s’allonge chaque jour), déresponsabilisantes (l’infantilisation des individus leur interdit toute ambition politique collective) et flatteuses pour l’ego (le système de gratification symbolique les rapproche des billevesées du « développement personnel »), sans articuler sérieusement l’histoire générale du danger écologique et les micro-récits individuels présentés comme solutions. Ces contes de fées s’avèrent idéaux pour se donner bonne conscience à moindre frais.

Il était une fois… le marché. D’une anthropologie individualiste, les thuriféraires du néolibéralisme déduisent la sanctification de la « main invisible », encouragent le culte du dieu-pognon, et construisent des méchants caricaturaux si faciles à haïr (l’État, les fonctionnaires, les « assistés »…) et des héros dont les qualités ne sont que les pulsions les plus viles de l’homme. Il y a quelque séduction démagogique dans les encouragements au repli vers le confort privé qui rendent désirable un avenir à la Wall-e avec ses créatures idiotes et impotentes qui n’ont plus grand-chose d’humain.

Il était une fois… le Progrès. Toutes les histoires ne sont pas sombres : celles dont nous abreuvent les trans– et post-humanistes, avec tous les adorateurs de la technique, nous plongent dans des visions de l’avenir où la maladie est vaincue et la mort congédiée. La confiance absolue dans la technoscience permet de résoudre tous les problèmes comme par magie. Réchauffement climatique, misère, guerres, dégénérescence du corps humain… rien ne saurait résister aux formidables bouleversements que nous annoncent l’intelligence artificielle et l’hybridation de l’homme à la machine. Que ces scénarios n’aient en réalité aucune valeur scientifique, ne reposent que sur des fantasmes d’adolescents attardés et servent surtout à défendre des intérêts privés suffisamment malins pour se cacher derrière cette soupe indigeste, qu’importe !, du moment que ces cauchemars roses et noirs se vendent correctement.

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Point commun de toutes ces histoires : elles sont profondément antipolitiques. Toutes relèguent le politique hors de la scène, interdisent le partage de la parole et de l’action, privilégient le repli sous toutes ses formes, atomisent le monde commun. Entendre des partis dits politiques les ânonner en un laborieux psittacisme, plutôt que d’assumer des récits clivants ou rassembleurs mais au moins politiques, en dit long sur l’état catastrophique de notre démocratie. Les couples idéologie-utopie qui devraient structurer nos imaginaires collectifs les fragmentent et les anesthésient – ces narrations sont passées du politique au narcotique.

Cincinnatus, 17 mai 2021

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Raconte-moi une histoire !”

  1. Il était une fois la pandémie, la horde couronnée , les médicastres de la fin finale et les princes infantiles devant le miroir de leurs courtisans. Pas plus tard qu’aujourd’hui, Macron twittant comme un enfant : »20 millions ! », Karine Lacombe renfrognée de voir le déconfinement arriver ( toujours trop tôt pour ces Cassandre de plateaux, qui du coup en perdraient leurs plateaux) et annonçant le pire, pour recapter une attention perdue , un certain De Montvallon qui fut journaliste à l’Obs léchant à perdre salive les escarpins de Schiappa. On vous lit toujours avec attention et intérêt, même si parfois c’est un peu…déprimant. Cordialement. René Durand

    Le bourricot de l’Agly Sur le sentier des ânes ✍🏼

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