Noires violences

Il y a un peu plus d’un mois, je soulignais ici la justesse de la colère des « gilets jaunes » (Colère jaune). En effet, la colère, lorsqu’elle est synonyme de révolte, a toute sa place parmi les sentiments politiques : comme le montre magistralement Camus, dans son continuum de la révolte métaphysique contre l’absurde à la révolte politique contre l’injustice, elle exprime une affirmation, un franc OUI – et forme un puissant moteur de l’action. Tout notre imaginaire collectif, imprégné des récits romanesques de nos révolutions, lie intrinsèquement l’engagement politique à la noble colère envers l’insupportable, le révoltant, le scandaleux, l’obscène.

S’y ajoute aujourd’hui, hélas, la surcouche d’inculture de masse contemporaine abrutie aux narcotiques du spectacle, qui, sous le rouleau compresseur hollywoodien des blockbusters et séries standardisées, banalise la violence à coups d’hectolitres de sang, de scènes explicites de tortures ignobles et de morts à la chaîne, instaure une distance glaciale de soi à l’autre, réifie l’humain, dégrade la souffrance et jusqu’au scandale intrinsèque de la mort à une mise en scène vulgaire et convertit la brutalité en écœurants baquets de coca-pop-corn.

L’esthétisation de la violence politique traverse notre histoire et notre culture au point que tout concourt à nous mithridatiser face aux résurgences de cet atavisme révolutionnaire et aux images dont les écrans nous abreuvent en continu.

Et pourtant…

Alors que nous baignons dans un bouillon de violence et de scènes insoutenables, qu’elles soient réelles ou de fiction – à tel point que nous ne savons plus toujours faire la différence –, le paradoxe éclate de notre incapacité à encaisser celles qui tournent actuellement en boucle sur les chaînes d’information et sur les réseaux sociaux. L’habitude devrait imposer une distanciation. Au contraire, nous avons perdu toute capacité au recul, au pas de côté, nous abandonnant aux manipulations de toutes sortes. Ainsi des vidéos diffusées par tous les camps, souvent les mêmes images d’ailleurs, sans que jamais ne soient posées les questions évidentes, fondamentales : qui a filmé ? quand ? pour quoi ? que s’est-il passé juste avant ? juste après ? juste autour (hors cadre) ? etc. etc. Aucun questionnement, seulement les réactions épidermiques, les vociférations, les amalgames, les interprétations à l’emporte-pièce d’experts en tout et pertinents en rien, dont l’arrogance remplace la pensée. Toute réflexion a capitulé depuis longtemps.

Réseaux sociaux comme médias ne se font que les porte-voix des rumeurs sans preuve et des accusations gratuites, sans jamais s’interroger ni expliquer. Le modèle BFMTV s’impose à tous comme standard de couverture putassière mais le spectacle racoleur et la servilité à l’égard des puissants, ça fait de l’audience coco ! Il fut un temps où se moquer des ridicules de Fox News était du dernier chic. Les mêmes se vautrent aujourd’hui devant BFMTV quand ils ne pérorent pas doctement sur ses plateaux pour faire la leçon aux gueux. La balancier oscille entre lavage de cerveaux et bourrage de crânes.

Mais de quoi parle-t-on au juste ?

Les violences qui affolent les rédactions des chaînes d’info ne relèvent pas du politique mais de la délinquance. Là, nulle volonté de partager la parole et l’action pour l’édification d’un monde commun, rien de romantique ni de romanesque, pas même de lointain écho de nos révolutions, point de vertu civique, d’honneur ni d’héroïsme, aucune générosité ni aucun appel au surpassement de soi au nom d’un idéal : seulement l’envie de casser, de se battre, de piller – ce que j’ai appelé ailleurs le règne de l’agressivité. Les destructions du patrimoine commun ne touchent pas des symboles du capitalisme néolibéral ou de la spoliation de la souveraineté populaire par une oligarchie mondialisée. Le vandalisme attaque des symboles de la République, du bien commun. Ou, pathétiquement, se résument au vol de gadgets de la modernité comme un sacrifice païen au vénéré dieu-pognon. Seuls s’expriment l’esprit de convoitise, la rapacité, la frustration, l’agressivité dans le rassemblement pitoyable d’une sombre fraternité de fractions factieuses, de crétins antisémites, de petits voyous décérébrés, de complotistes névropathes… Ils sont le double gémellaire de ceux qu’ils prétendent combattre : les purs produits de l’idéologie néolibérale et du nihilisme des derniers hommes du Zarathoustra. Il est évident qu’il n’y a là rien à voir avec les revendications des gilets jaunes, rien à voir avec l’injustice profonde vécue tous les jours par des millions de Français. Cette violence occupe l’essentiel des discours alors que les raisons de la colère sont occultées.

Toutefois, s’il faut impérativement insister sur la décorrélation des revendications et actions des gilets jaunes d’avec ces violences inadmissibles, l’honnêteté commande de saluer également le travail des forces de l’ordre de l’ordre épuisées. Beaucoup, sans doute, parmi ces fonctionnaires mal payés, mal équipés, mal aimés par ceux-là mêmes qui président à leurs destinées, ne peuvent qu’éprouver de la sympathie à l’égard d’un mouvement qui exprime largement leur propre souffrance. Les violences policières existent aussi. Mais si l’on insiste pour ne pas réduire les gilets jaunes aux voyous qui les parasitent, il faut aussi refuser tout amalgame entre les policiers exemplaires et les bavures qui doivent être sévèrement sanctionnées mais ne représentent qu’une marge. Merci aux deux camps de faire preuve d’honnêteté.

Et les responsables dans tout ça ?

Les réponses présidentielles et gouvernementales laissent pantois devant un tel cynisme. Il y a quelques semaines, le Premier ministre expliquait tout naturellement que la réduction des taxes qu’il allait concéder devrait mécaniquement être compensée par une nouvelle vague de destruction des services publics. Le « ras-le-bol fiscal » des gilets jaunes ne signifie pas une haine de l’impôt en soi mais le légitime sentiment d’une profonde injustice. Ils ne réclament pas tant moins de taxes pour eux-mêmes qu’un système fiscal qu’ils puissent accepter parce qu’équitablement réparti dans l’ensemble de la population. En d’autres termes : que les riches paient ce qu’ils doivent payer et cessent de s’exonérer de leurs devoirs de citoyens et contribuables.

La contrepartie imposée par Édouard Philippe démontre sa sujétion à l’idéologie mortifère responsable de la colère des manifestants. Quand ceux-ci hurlent contre la désertification de leurs territoires et le massacre de leurs services publics, on leur répond encore moins de services publics et des fonctionnaires toujours plus pressurés ! Peu importe ce que peuvent dire les gilets jaunes, tout sert de prétexte à appliquer avec toujours plus de zèle le programme idéologique qui guide le gouvernement. Les miettes jetées au peuple par le président ne sont qu’autant d’illusions puisque, de l’aveu même de ses ministres, la plupart étaient déjà prévues et, surtout, la politique menée ne changera pas d’un iota. Le « débat national » promis ne sera qu’une risible pantalonnade : ses organisateurs annoncent déjà qu’il ne servira à rien. « Discutez autant que vous voulez, nous continuerons la même politique qui, depuis quarante ans, a conduit dans cet abyme. » There is no alternative.

La nation déchiquetée

L’élection d’Emmanuel Macron fut une triste farce. Pendant tout le quinquennat précédent, le décor a été planté d’un second tour opposant Marine Le Pen à n’importe qui, ce dernier devant remportant la mise dans un geste tragicomique. Et c’est Macron qui a tiré la courte paille. S’enorgueillir d’avoir vaincu le monstre de pacotille semble bien vain. En tirer la conclusion que son programme a été plébiscité et qu’il a reçu un blanc-seing pour mener la politique qui lui sied, c’est une forfaiture et une trahison de la nation. D’autant que la politique en question, malgré la novlangue qui la survend à coups de « disruption » (quoi que veuille dire cet odieux barbarisme), n’a rien d’un « nouveau monde ».

Au contraire ! Emmanuel Macron, le protégé de l’oligarchie, agit comme le meilleur rempart des puissances d’argent et du « vieux monde ». D’ailleurs, lorsque les laissés-pour-compte se rendent visibles, le pouvoir emploie la bonne vieille stratégie du pourrissement. Méthode aussi dangereuse pour ses adversaires que pour lui-même car elle nourrit un peu plus encore le ressentiment et la colère. La mission du nouveau président aurait dû être la réconciliation d’une nation divisée avec elle-même en ranimant la flamme de la justice pour un peuple qui l’a toujours portée en étendard ; il a choisi d’en accélérer la balkanisation en exacerbant les haines.

Cincinnatus, 24 décembre 2018

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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