Quelle modernité formidable qui, pour résoudre la crise du chômage de masse, certes sans grand succès jusqu’ici, a décidé d’inventer chaque jour de nouveaux métiers shadokiens ! L’anthropologue David Graeber l’a théorisé avec l’expression « bullshit jobs », d’autres ont étendu et approfondi le concept, mais l’idée est évidente à quiconque observe avec un tant soit peu d’honnêteté le monde du travail. Celui-ci est métastasé par des boulots socialement inutiles, voire nuisibles, souvent payés une misère tout juste suffisante pour survivre – ou parfois, au contraire, une fortune scandaleusement imméritée. Et pendant ce temps, les vrais métiers peinent à trouver des volontaires, sont méprisés et sous-payés. Une époque formidable, vous dis-je [1] !
Ces métiers en soi inutiles ou nuisibles pourraient se répartir en deux catégories [2].
D’un côté, tous ces petits boulots dans lesquels les employés sont exploités, mal payés et, depuis l’explosion du modèle uber, privés de la plupart de leurs droits – c’est ce qu’on appelle, dans la « start-up nation », la « disruption du marché du travail », c’est-à-dire l’envers pornographique de la culture de l’avachissement que ceux qui s’y vautrent refusent de voir : les profiteurs de cette aliénation, n’ayant que leur confort personnel pour horizon, vivent très bien cette illusion de liberté que leur offre la sacrosainte modernité. Et pourtant, le monde ne se portait-il pas mieux avant la multiplication des livreurs à vélo et scooter, sans foi ni loi ? Et que dire des démarcheurs téléphoniques sous-payés pour emmerder les gens à longueur de journée et tenter de les escroquer ?
De l’autre, au contraire, tous ces jobs qui jouissent d’une image de « réussite » chère au néolibéralisme – une réussite très, trop, bien rémunérée. Je ne parle pas là forcément des « patrons » et on peinera à trouver chez moi un discours démagogique réclamant la tête de tous les patrons sous prétexte qu’ils sont patrons – j’aime à croire que la plupart des chefs d’entreprise sont honnêtes et attachés à leur entreprise (et à leurs salariés). Je pense plutôt à ces très très grands patrons qui passent d’une multinationale à l’autre dans le seul but de gagner des bonus exorbitants et proportionnels au mal qu’ils y ont commis (qui se souvient du discours enjoué de l’entreprise sans usine ?) ; à leurs amis administrateurs de dizaines d’entreprises qui gagnent leur vie en jetons de présence ; aux joueurs de casino en banques qui profitent pleinement de la financiarisation de l’économie et de sa déconnexion complète de la réalité pour engranger des fortunes imméritées sur le dos des clients qui, lorsqu’ils sont ruinés par les crises prévisibles engendrées par ces drogués du pognon, perdent tout alors que les responsables s’en sortent souvent plus riches encore ; à tous les parasites, intermédiaires inutiles, qui pullulent sur le dos des entreprises comme les puces sur le dos d’un chien ; à tous ces « métiers » dont les titres ronflants en mauvais anglais (« senior manager digital marketing »…) assurent immanquablement qu’ils ne produisent que de la foutaise ; à tous ces « coaches » payés des fortunes pour abrutir les salariés dans des happenings ridicules de « team building » démagogiques ; etc. etc.
Outre ces métiers, en soi inutiles ou nuisibles, la plupart des postes et professions sont eux aussi envahis de tâches absurdes qui détournent les travailleurs de leur activité principale :
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
Le dogme managérial exige l’extension du domaine du contrôle, de l’évaluation, du « reporting » – le mot est aussi laid que la chose – et son cortège de petits chefs intermédiaires et de contrôleurs contrôlant d’autres contrôleurs ad nauseam. Selon le secteur, les armées de postes parasites voués au micromanagement peuvent être pléthoriques ou, au contraire dépeuplées… dans ce dernier cas, la tâche ne disparaît pas avec le poste, hélas !, mais s’impose à ceux qui devraient faire autre chose. Cette situation, bien connue dans le privé, écrase surtout les services publics dans lesquels les soignants n’ont plus le temps de soigner, les enseignants d’enseigner, les chercheurs de chercher, les juges de juger, etc. etc., tous étant contraints de perdre leur temps en des myriades de travaux administratifs ineptes mis en place conformément aux préceptes du new public management. Alors que cette époque s’est entièrement vouée à l’utilitarisme, à l’efficacité et à la rentabilité, il semble y avoir là une incohérence incroyable… que bien des auteurs ont résolue : le néolibéralisme, en tant qu’idéologie, ne s’oppose en rien à la bureaucratie – au contraire : il l’adore !
Imaginons un instant que l’on évoque la suppression pure et simple d’activités objectivement nuisibles pour la société… au hasard : le démarchage téléphonique [3]. Quelle levée de boucliers subirait-on ! Nous devrions nous repentir et remercier nos bienfaiteurs de nous infliger ainsi des appels à répétitions destinés à nous extorquer de l’argent pour le CPF ou la rénovation des combles… bref, nous devrions nous réjouir de voir l’empire du pognon nous agresser toujours plus dans notre vie privée. Combien de doctes sachants nous expliqueraient à quel point ces métiers sont indispensables, qu’il est insultant de les considérer néfastes, et ainsi de suite jusqu’à l’argument culpabilisateur ultime : le chantage au chômage. Mais quelle morale de collabos !
Comme Hegel qui, selon Marx, devait être remis sur ses pieds, il semble que tout fonctionne à l’envers. Dans un monde décent, dans une République régie par la vertu civique et avec la dignité humaine comme horizon de l’action et de la pensée, la valorisation financière des différents métiers serait proportionnelle à leur utilité, considérée en termes humains et sociaux (soit le contraire de la définition qu’en donne l’utilitarisme). Les métiers perçus aujourd’hui comme les plus « inutiles », les plus méprisés, les plus raillés par les incarnations des derniers hommes du Zarathoustra, devraient être les plus respectés… et les mieux payés : le boulanger, le poète, l’éboueur et l’instituteur, par exemple, devraient ainsi occuper le sommet de la hiérarchie sociale. Alors que les parasites de la finance se vautrent dans le pognon comme des asticots sur un cadavre.
Cincinnatus, 17 octobre 2022
[1] Au sujet des méfaits du néolibéralisme sur le travail, voir également les billets « Valeur, coût et droit du travail », « Le travail, c’est la santé » et « Au boulot ! ».
[2] Je ne reprends pas la typologie de Graeber, aussi intéressante que discutable, comme toute typologie.
[3] Ou, de manière plus polémique encore, le trading, la réclame sous toutes ses formes… la liste pourrait être longue !
Tu as oublié le désormais très indispensable « Happiness Manager » qui mériterait un article à lui-seul…
Pour le reste, tout est dit !!
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Excellent !
Excédée, j’ai répondu une fois, à un démarcheur téléphonique « qu’il devrait avoir honte de faire un tel métier qui ne sert à rien… »
Il n’a pas apprécié, prétextant le besoin de travailler….
Je ne suis pas prête à céder au chantage à l’emploi !
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