La démagogie a de l’avenir

Tout débute toujours à l’école. Aujourd’hui, tout s’y achève aussi, comme on achève dans les films un vieux compagnon blessé : des larmes dans les yeux et une balle dans la tête. L’idéal émancipateur des Lumières, incarné dans une école dévouée à l’instruction de citoyens en devenir, expire dans les remugles de la démagogie crasse. « Chez l’enfant, il n’y a d’éternité qu’en puissance » (Kierkegaard). Puissance interdite de se réaliser par les excès d’une « bienveillance » étouffoir. Au nom de bons sentiments et d’une autoproclamée éthique de la compassion qui ne puise en réalité qu’au ressentiment des adultes, l’école abandonne son domaine – celui de la transmission des savoirs et de la fréquentation des classiques en toutes disciplines, destinées à structurer l’enfant et à l’intégrer au monde commun.

Le sanctuaire du savoir, le creuset de l’émancipation où s’apprend la liberté par l’effort de la pensée et par l’arrachement aux préjugés et conditionnements, protégé du bruit et de la fureur de la société, n’est plus : ouvert à tous les vents d’une modernité illusoire, il offre le navrant spectacle du tapin le plus vulgaire [1]. L’école n’a aucun compte à rendre à l’écume du dérisoire mais elle se prostitue à l’ère du temps. Elle est asservie à l’idéologie criminelle de pédagogistes qui n’ont rien de grands pédagogues mais tout de petits démagogues. Quelles générations préparons-nous avec ces gamins livrés à eux-mêmes, sans règles ni limites ? La destruction volontaire de l’autorité de l’adulte en général et du professeur en particulier est la pire trahison que l’on puisse commettre à l’encontre de ces individualités en gestation.

Là où l’autorité disparaît, la violence peut régner. Le fantasme d’une éducation construite par les enfants eux-mêmes leur confirme l’illusion de puissance et valide la force comme moyen de résolution immédiate des pulsions. La cour de récré devient le théâtre des jeux du cirque en bac à sable. Il n’est rien de plus cruel qu’un enfant abandonné à sa propre démesure. Et ce d’autant plus quand les modèles à la maison (et maintenant à l’école même) se bâtissent devant un écran. La porte de l’école ouverte vers la société laisse entrer tout ce qui est fondamentalement contraire à sa nature. Le temple est saccagé par l’intrusion d’une violence banalisée dans le monde extérieur.

Lorsque les parents préfèrent confier l’éducation de leurs enfants à des écrans, choisissant volontairement de masquer leur incurie sous une « confiance » hors sujet, ils abdiquent leur responsabilité et doivent être tenus pour coupables de non-assistance à personne en danger [2]. Rejeter ensuite la faute sur l’institution scolaire ne fonctionne que comme une tentative cynique de dédouanement et joue comme circonstance aggravante. Aucune classe sociale, aucun groupe artificiellement construit, n’échappe à cette irresponsabilité : tous doivent rendre des comptes au monde commun qu’ils détruisent par leur égoïsme.

L’agressivité, la violence, l’insulte, devenues règles intériorisées de rapport à l’autre, rendent impossible le travail serein de transmission des savoirs et d’une culture commune par l’école. Sommés de résoudre toutes les défaillances d’une société qui les méprise, les enseignants tentent désespérément de sauver ce qui peut l’être, alors que les fondamentaux n’existent même plus. Le drame de l’orthographe en témoigne : la langue commune a été méthodiquement détruite par le pédagogisme appuyé sur la paresse intellectuelle généralisée. Comme penser correctement sans les structures du langage ? Comment édifier un monde commun sans une langue commune ? Le massacre de la langue est un massacre de la pensée et de la civilisation.

De ce point de vue, l’enseignement rigoureux de la langue ne peut que se doubler de celui, complètement ignoré, de la rhétorique et de la logique [3]. Les erreurs logiques empêchent l’usage de la droite raison, l’ignorance des règles de l’argumentation interdisent l’expression d’une pensée nuancée et construite. Or la confusion règne entre fait et opinion, science et croyance, argument et pétition de principe. Tout se vaut, tout se mélange. À tout propos l’être justifie le devoir-être avec lequel il finit par s’identifier sans qu’on ne s’en émeuve et, réciproquement, se déploie avec la même hargne le jugement péremptoire sur le passé en vertu de valeurs contemporaines, cette faute bien connue de l’anachronisme. Plutôt que d’être combattues pour ce qu’elles sont – une même insupportable arrogance qui non seulement ignore les faits sur lesquels elle plaque une vision du monde souvent défaillante et malhonnête, mais surtout oublie qu’elle expose celui qui la manie au même crible injuste de la part des générations suivantes –, ces deux fautes jumelles sont revendiquées par les cuistres et les philistins à la mémoire sélective et à l’ignorance crasse.

Tous sophistes ! Les concepts, patiemment construits par la sédimentation de nuances et de définitions précises, explosent. Dévalués par des emplois sans rigueur aucune : liberté, égalité, fraternité, justice, laïcité, solidarité, république, nation, racisme, réforme, progrès, culture, volonté, pouvoir, etc. etc. D’abord et avant tout dans le champ du politique, c’est-à-dire dans le partage de la parole et de l’action, la pensée commune ne peut plus s’incarner parce que les mots qui la portent sont vidés de leur substance. Chacun leur impose brutalement l’interprétation qui lui convient, sans chercher le partage mais l’expression de ce petit soi qui lui sert d’univers. Les contresens s’accumulent au point que les concepts finissent par dire le contraire de ce qu’ils signifient. Ainsi détournés de leur sens originel, ils servent à terroriser et désarmer ceux qui essayent de penser.

Résultat : une novlangue insipide et l’appauvrissement du vocabulaire. Et le spectacle est insupportable des applaudissements à ce mouvement de la part des cuistres habituels [4]. L’entreprise de sape consistant à plier la langue à des vues idéologiques relève du terrorisme intellectuel. Détruire la langue commune, c’est détruire le monde commun et, si ce n’était à ce point atterrant, on pourrait trouver croquignolesque de voir à quel point des militants écologistes promeuvent la croisade de l’écriture dite « inclusive » : ceux-là qui prétendent sauver la planète s’acharnent à détruire le monde. En revanche, corriger des fautes d’orthographe, sous le despotisme de la tolérance, fait de vous un nazi !

Les bons sentiments de ceux qui s’estiment incarner le Camp du Bien© imposent le silence à toute contradiction, quelle qu’elle soit – même et surtout si elle ose souligner le simplisme et les sophismes sur lesquels repose le psittacisme des demi-instruits. Le jugement ne répond plus à une réflexion dialectique, à la référence à un impératif issu de la raison, ni à une confrontation dialogique, il ne cherche plus à rompre avec l’idiosyncrasie pour s’élever au rang de l’universel : il sanctifie dorénavant le particularisme individuel d’une identité fantasmée qu’il impose au monde comme nécessairement légitime, DONC respectable, DONC inquestionnable sous peine du crime le plus infamant qui soit – l’intolérance. Sous le joug de ce relativisme omnicenseur, toute opinion personnelle est bonne à dire, voire à éructer. Mais attention ! interdiction ensuite de l’interroger, de la critiquer, de la remettre en cause.

Toutes les opinions se valent, toutes peuvent et doivent être exprimées : terrain idéal pour la propagation des théories du complot les plus folles. Les « fake news » ne sont pas une invention de notre époque, elles existent depuis que l’homme balance des rumeurs. Néanmoins, la caisse de résonnance qui leur est offerte par les canaux de communication contemporains se conjugue à l’impératif de tolérance et de respect pour toute opinion, aussi délirante soit-elle, pour leur donner une ampleur et un pouvoir de nuisance nouveaux.

Ainsi le laissez-faire dogmatique de la tolérance impérative déroule-t-il le tapis rouge aux entreprises spécialisées dans la désinformation et la déstabilisation des modèles de sociétés adverses. Comment peut-on ainsi autoriser des organes de propagande étrangers, porte-voix de régimes antidémocratiques, répandre impunément rumeurs et mensonges, et insulter la France et sa culture ? Le cas du Qatar, avec sa chaîne AJ+ (même si la chaîne du pouvoir poutinien, RT France, ne vaut pas beaucoup mieux) est à ce titre le comble du scandale : non seulement notre patrimoine est vendu à la découpe pour des pétrodollars, mais en plus nous devons subir le « soft power » odieux de ces États qui nous vassalisent et osent nous culpabiliser d’être ce que nous sommes – un État-nation souverain, laïc, républicain, qui défend la liberté, l’égalité (en particulier entre les hommes et les femmes !) et la fraternité. Ramper devant ces théocraties esclavagistes qui financent le terrorisme international et les laisser nous cracher à la figure : nos démagogues dirigeants sont coupables de haute trahison !

Et en face, les médias de masse français préférent la superficialité du buzz à la profondeur du débat public. Le fumier est bien chaud sur lequel peut fleurir la paranoïa collective. L’appât du gain et le court-termisme ne peuvent justifier la déliquescence de ce « quatrième pouvoir » qui ne joue plus que trop rarement son rôle. Comment, par exemple, une ministre puis le président de l’Assemblée nationale peuvent-ils coup sur coup légitimer le principal vecteur d’abêtissement médiatique en allant montrer leurs trombines à ses côtés, voire l’inviter au Parlement ?! Le crétinisme devient la règle, le pognon la seule valeur.

Sommée de disparaître en s’excusant, la pensée, humiliée, rejoint l’universalisme, la dignité et la vertu civique, au rang des vieilleries rendues obsolètes par la modernité triomphante. La démagogie, elle, sourit devant le monde à ses pieds.

Cincinnatus, 18 mars 2019


[1] « Un enfant qui comprend comment fonctionne une retenue dans une soustraction accède à la plus haute forme de la liberté : il est l’auteur de sa pensée et voit aussi que tout esprit est susceptible de cette expérience. », L’école « disciplinaire », excellent billet de Catherine Kintzler à lire sur son blog Mezetulle.

[2] Comme souvent, les analyses de Christopher Lasch sont saisissantes de lucidité et de clairvoyance quand il décrit, au mitan des années 1990 avec la télévision, ce qui apparaîtra rétrospectivement comme les prémices du drame actuel de la prolifération des écrans et son effet sur les enfants :

Le poste de télévision devient le baby-sitter principal par défaut. Sa présence envahissante inflige le coup final au moindre espoir qui subsistait encore que la famille soit un espace protégé où les enfants puissent grandir. Les enfants sont aujourd’hui exposés au monde extérieur dès le moment où ils ont l’âge de rester seuls devant le poste. De plus, ils y sont exposés sous une forme brutale et pourtant séduisante, qui réduit les valeurs du marché à leurs termes les plus simples. La télévision commerciale dramatise dans les termes les plus explicites le cynisme toujours présent implicitement dans l’idéologie du marché. La convention sentimentale selon laquelle les meilleures choses de la vie sont gratuites est depuis longtemps tombée dans l’oubli. Puisqu’il est bien clair que les meilleures choses coûtent énormément d’argent, les gens cherchent à en gagner, dans le monde que dépeint la télévision commerciale, par des moyens honnêtes ou pas. L’idée que le crime ne paie pas – autre convention passée à la trappe – cède devant la prise de conscience que l’application de la loi est une bataille sans espoir, que les autorités politiques sont impuissantes face aux syndicats du crime et qu’elles gênent souvent la police dans ses efforts pour amener les criminels devant leurs juges, que tous les conflits sont réglés par la violence et que leurs scrupules sur la violence condamnent les scrupuleux à devenir des perdants.

(Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, éd. Flammarion, Champs essais, p. 105)

[3] Après le latin et le grec, la philosophie est congédiée de l’enseignement. Les bases d’un raisonnement rigoureux ne sont même plus comprises. Anecdote réelle entendue dans la bouche d’une lycéenne à qui on expliquait que les insectes appartiennent au règne animal : « Mon chien est un animal mais mon chien n’est pas un insecte, donc les insectes ne sont pas des animaux ! ».

[4] Souvent même des « scientifiques » qui pensent l’étudier comme on scrute des particules élémentaires ou des étoiles… mais enfin ! il y a plus de poésie dans les travaux d’un seul physicien que dans ceux de tous les linguistes réunis ! le dessèchement de leur pensée trahit l’objet vivant de leurs travaux.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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