Les créateurs d’univers

swiat-dyskuJe n’ai jamais su écrire de fiction. Sans doute est-ce pourquoi j’admire à ce point les romanciers. Parmi eux, une espèce particulière me fascine : les créateurs d’univers qui œuvrent dans la science-fiction et le fantastique.

Certes, de nombreux universitaires s’y intéressent, certes la critique tend à les revaloriser, certes des œuvres s’élèvent au rang de classiques ; science-fiction et fantastique, malgré leur succès populaire, demeurent néanmoins des genres considérés comme mineurs – et l’amalgame entre culture populaire et culture de masse, qui ravage la première au bénéfice de la seconde, participe à les cantonner à la littérature de loisir.

Et pourtant ! Qu’il y a matière à penser dans certains de ces livres ! Bien des auteurs peuvent passer pour visionnaires, sembler doués d’une forme de préscience. Rien de sur-réel là-dedans : plutôt une intelligence du passé et du présent, une observation du réel et de ce qui demeure immuable en l’homme et dans ses sociétés, communes à de nombreux écrivains, qu’ils exercent ces talents dans les domaines de la SF et du fantastique ou non.

Mais au-delà de leur capacité à prédire l’avenir, ce qui m’interpelle plus, c’est leur talent à décrire le présent avec le pas de côté gigantesque de la projection dans un temps et un espace en rupture complète… quoique si familiers. Bien raconter une histoire est une chose, réussir à la faire vivre dans un univers radicalement étranger qui nous happe et joue avec l’altérité dans un rapport spéculaire à notre propre monde, il y a là une virtuosité de l’imaginaire que je salue volontiers.

Et encore plus : ce génie à créer des univers entiers, à raconter des histoires-monstres. Des histoires qui peuvent s’étaler sur des siècles ou des millénaires, sur plusieurs générations. Des intrigues aux dimensions apocalyptiques. Quel plaisir, d’un livre à l’autre, de retrouver ces personnages aux histoires mêlées, suivies, entrecoupées, qui s’éclairent les unes les autres dans un monde toujours plus complexe, plus touffu. Évidemment j’aime aussi des romanciers qui ne s’ingénient pas à inventer des mythologies cosmogoniques : aux premiers rangs de mon Panthéon se côtoient Stendhal, Proust, Céline, Gary, Camus, etc. etc.

En fait, j’aime surtout les fictions bien écrites : « There is no such thing as a moral or an immoral book. Books are well written, or badly written. That is all. » (Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray). Mais ce que je salue ici, c’est la capacité à construire, comme un démiurge, des univers imaginaires aux descriptions cohérentes, qui fourmillent de détails de notre monde mais transposés avec juste ce qu’il faut d’étrangeté pour nous emmener dans un ailleurs.

Parmi les inventeurs qui me font rêver : Frank Herbert, redevenu depuis peu à la mode grâce à la nouvelle adaptation cinématographique de son Dune inadaptable. Son œuvre la plus connue est formidable de bout en bout : tous les volumes développent et enrichissent un univers foisonnant (L’empereur-dieu, quel livre !) dont l’histoire se déroule pendant cinq mille ans, alors que les tentatives d’exploitation post-mortem par son fils ne méritent que l’oubli.

Outre le cycle de Dune, il faut aussi lire le reste de la production de Frank Herbert et, en particulier, le Cycle des Saboteurs (en anglais : ConSentiency), avec L’Étoile et le Fouet et Dosadi. Dans toutes ses histoires, Herbert déploie une intelligence exceptionnelle qui le conduit à développer des concepts philosophiques fins et complexes avec une maîtrise peu commune : science, technique, écologie, métaphysique, conscience, histoire, progrès… la pensée est profonde mais n’alourdit jamais des récits passionnants et très bien menés.

Dans un tout autre genre, le Britannique Terry Pratchett, principalement connu pour ses Annales du Disque-Monde, chef-d’œuvre d’un univers médiéval fantastique parodique. Cet ensemble de quarante-et-un livres (plus quelques bonus) est un joyau d’humour et de dérision. Mais pas seulement : il y a chez Pratchett une finesse, une intelligence, une justesse de l’observation qui font du Disque-Monde un révélateur de nos propres turpitudes. Les connaisseurs apprécient ainsi, par exemple, les mœurs de l’Université de l’Invisible dont les mages incarnent superbement les travers de l’enseignement supérieur… quelles lignes jubilatoires aurait pu écrire cet auteur si profondément humaniste s’il avait connu l’ère du wokisme triomphant, si hermétique à toute forme d’humour et d’ironie et qui fait sombrer les universités !

Sans aucune cruauté, le grand maître de l’ironie réjouissante a le génie de décrire tous les travers de notre monde sous le projecteur de ce monde fantasque, burlesque, qu’il approfondit et rend plus réel à chaque nouveau tome. Il fait s’entrecroiser ses dizaines de personnages, tous humains, trop humains (surtout quand ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine !) dans des intrigues qui puisent aux meilleures références culturelles. Sorcières et mages, nains et trolls sont autant de visages de notre humanité, croqués avec délice dans des parodies de tous les genres littéraires et cinématographiques.

Herbert et Pratchett sont deux représentants de ces créateurs d’univers qui, chacun à sa manière, nous font à la fois rêver et penser : hommage soit rendu à tous ces auteurs !

Cincinnatus, 20 décembre 2021

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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