
Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice.
Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques
Balayés, les vieux partis du XXe siècle ! Ou du moins ce qui faisait figure d’héritiers du jadis puissant PCF et du central centrisme démocrate-chrétien ou rad-soc qui, les premiers, déclinèrent ; et puis, surtout, des deux grands partis qui, les éclipsant, animèrent longtemps la vie politique française : la SFIO/PS main dans la main avec les diverses mutations historiques du parti (post)gaulliste. Tous les grands partis d’hier sont subclaquants.
Les alternances partisanes n’ont réussi qu’un temps à masquer la continuité des politiques menées conjointement par la « droite » et la « gauche » pendant les dernières décennies. Vulgaires machines à fournir des sièges au élus professionnels et des postes aux militants courtisans, les principaux partis ont fini par se contenter de gérer leurs subventions et de faire fructifier leur pognon.
Il y a quelques années, voyant militants et électeurs leur tourner le dos, ils auraient pu décider de se mettre à penser – ce dont ils s’étaient montrés incapables depuis longtemps. Ils ont préféré livrer un spectacle extraordinaire de suicide public, entre autres en important cette folie des « primaires » [1]. Ou comment s’assurer de choisir le pire candidat possible à la plus importante élection nationale ! Une telle constance dans l’aveuglement fera sans doute, un jour, l’objet de nombreuses thèses de doctorat en histoire !
Aujourd’hui en soins palliatifs après des résultats historiques aux dernières élections [2], les vieux partis traditionnels ont laissé la place à de nouveaux « mouvements » prétendument plus en phase avec notre chère modernité. De Mélenchon à Macron, des personnalités décident de s’affranchir des structures existantes et préfèrent agréger directement des « organisations gazeuses », autrement dit : des clubs de fans.
Certes, les anciens partis ne faisaient guère l’impasse sur le chef charismatique mais, en général, l’ambitieux s’emparait, plus ou moins à la hussarde, d’un parti existant et remodelait l’appareil d’icelui à sa main. Notons toutefois une exception à ces différents cas de figure : avec une constante louable, les autoproclamés écologistes ont toujours pris soin de massacrer leurs chefs immédiatement après les avoir désignés – belle application des concepts de recyclage et de compostage… à moins que ce ne soient de nouveaux exemples de surconsommation ?
Parmi les partis de « l’ancien monde », un seul paraît traverser la crise sans sombrer dans les limbes de l’oubli politique : la petite boutique familiale Le Pen. Peut-être précurseur des mouvements gazeux, le FN était déjà un agrégat hétéroclite dont le chef, par sa seule force d’attraction, maintenait la cohésion instable de l’ensemble. Si le RN d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec le FN d’hier, sa transformation en « parti attrape-tout » le rapproche encore plus des nouvelles organisations à la mode.
*
En théorie – vous savez, ce pays dont tout le monde parle mais que personne n’a jamais vraiment visité ? –, les partis jouent un rôle crucial dans la vie politique de nos démocraties représentatives. En France, ils sont même reconnus par la Constitution depuis 1958.
Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. (Art. 4)
Mazette !
Plus précisément, outre remporter les élections et gouverner, objectifs qui semblent aller de soi, parmi les nombreuses fonctions qui leur sont traditionnellement attribuées, on pourrait citer (liste ni exhaustive ni contractuelle) :
- Incarner une ligne idéologique, une vision du monde, de l’homme et de la société.
- Proposer une application de cette colonne vertébrale idéologique en un programme de politiques publiques.
- Structurer et animer le débat public.
- Constituer un réseau militant.
- Participer à l’éducation civique des citoyens et des militants.
- Repérer les individus susceptibles d’exercer des fonctions électives.
À y regarder de près, on peut dire que le bilan des bons vieux partis se résume à une faillite totale et complète sur tous les plans… quant aux nouveaux, difficile d’y trouver de quoi se réjouir ! Reprenons dans l’ordre :
Vision du monde
Tant du côté du PS que de LR, la pensée politique est depuis longtemps tarie : il n’y a plus aucune réflexion, aucune tentative d’édification d’une doctrine politique solide dans ces coquilles vides.
Chez LFI, EELV et consorts, la colonne vertébrale idéologique, si on peut l’appeler ainsi, a en revanche le mérite de la clarté : l’identitarisme prétendument « de gauche » qui permet de draguer simultanément dans les centres-villes les bobos et dans les territoires abandonnés de la République les voyous et les islamistes – d’une pierre deux coups, et un clientélisme mafieux qui assure juste ce qu’il faut d’élus pour faire le spectacle.
Le macronisme rassemble les néolibéraux jusque-là épars (même s’il reste quelques grognards à LR pour des raisons d’ambitions personnelles ou de haines recuites), avec une Weltanschauung assumée.
Le RN de Marine Le Pen fait le choix d’une ligne floue et, pour citer un phare de la pensée socialiste : « quand c’est flou… ».
Aucun homme, si profondément qu’il ait étudié la politique, ne serait capable d’un exposé précis et clair relativement à la doctrine d’aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre. [3]
Programme politique
« Demandez l’programme ! »
On a le choix entre, d’une part, les promesses d’ivrognes réunies par centaines dans des catalogues de la taille de bottins indigestes et, d’autre part, l’application zélée des dogmes néolibéraux tels que dictés par les petits gris de Berlin, Bruxelles et Bercy.
De quoi s’plaint-on ?
Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l’étendue d’un pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité.
Il en résulte que – sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites – il n’est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité.
Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux.
Débat public
La pauvreté intellectuelle et l’inculture crasse des dirigeants politiques, ajoutées aux intérêts privés qui les enserrent dans leurs filets, entraînent la stérilisation de la discussion publique. Obsédés par la petite phrase idiote qui provoquera le buzz sur les réseaux dits sociaux et déchaînera la jubilation débile de leurs troupes en même temps que l’ire violente de leurs adversaires dans des réflexes symétriques qui n’ont même pas besoin d’activer les trois neurones qui demeurent au sein de chacun des camps retranchés, les pantins sinistres qui animent la vie politique française prennent tous bien soin de ne s’écharper que sur des sujets anecdotiques et d’en saturer l’espace public. Quant au lieu sacré de la discussion démocratique, le Parlement, il est chaque jour profané par les exécrables gesticulations de ces Catilina de village, tous complices dans cette pantalonnade, tous soudés par la bêtise et la lâcheté.
La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière.
Appareil militant
Militants ? Quels militants ? La culture de l’avachissement a atteint jusqu’aux appareils politiques. Ne restent plus que des groupies, vénérant tel ou tel petit chefaillon ; des fans qui vont et viennent sans attachement réel au parti, consommant du militantisme comme ils consomment de la malbouffe livrée à domicile. Il n’est plus question du cursus honorum qui, même s’il n’était que largement fictif, prétendait récompenser l’engagement et les qualités des militants après des années de formation et d’action sur le terrain. Les nouveaux engagés en politique recherchent, pour les plus cyniques, un retour rapide sur investissement en termes de carrière ; ou bien, pour les plus fanatiques, un débouché à leurs pulsions haineuses dans un engagement irrationnel et irraisonné à la limite de la bouffée délirante.
Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.
Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.
La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite.
Éducation civique
Disparue, la transmission des références communes ; oubliée, l’étude des textes et auteurs fondateurs ; effondrés, les imaginaires collectifs… les partis ne forment plus personne, ni militants ni citoyens.
Les partis parlent, il est vrai, d’éducation à l’égard de ceux qui sont venus à eux, sympathisants, jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un mensonge. Il s’agit d’un dressage pour préparer l’emprise bien plus rigoureuse exercée par le parti sur la pensée de ses membres.
Présentation de candidats
Les profils susceptibles d’être élus sont sélectionnés en fonction de la congruence entre le CV et le segment marketing de l’électorat à toucher. Les campagnes se réduisent à des études de marché. Plus de possibilité de se distinguer par ses qualités, seuls les mercenaires sont récompensés.
Mais en fait, sauf exceptions très rares, un homme qui entre dans un parti adopte docilement l’attitude d’esprit qu’il exprimera plus tard par les mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que… » C’est tellement confortable ! Car c’est ne pas penser.
Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser.
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Les anciens partis mal en point ? tant mieux ! qu’ils crèvent !
Les nouveaux mouvements sont encore pires et presque aussi impopulaires.
Et si l’éloignement des citoyens et la défiance qu’inspirent les partis étaient, sous la forme d’un paradoxe suicidaire, un signe cynique de santé mentale du peuple français, conscient de la nullité abyssale de sa représentation politique ?
La conclusion, c’est que l’institution des partis semble bien constituer du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais.
La suppression des partis serait du bien presque pur. Elle est éminemment légitime en principe et ne paraît susceptible pratiquement que de bons effets.
Cincinnatus, 6 mars 2023
[1] Voir « Primaires : la faillite des partis » et « Primaires : les leçons d’une faillite ».
[2] Ce n’est pas bien de se moquer mais, à ce niveau de nullité, il ne faut pas se gêner :
Valérie Pécresse (LR), à qui de Gaulle botterait le derrière : 4,79 % ;
Fabien Roussel (PCF), que Marx renierait sur-le-champ : 2,31 % ;
Anne Hidalgo (PS), dont les turpitudes parisiennes provoqueraient l’ire de Jaurès et Blum : 1,74 %.
[3] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, 1950. Toutes les citations qui suivent sont tirées de ce brillant petit texte.
Certes. Mais dans une vie politique (encore) basée sur les partis politiques, il est à craindre que le bouquet final ne soit tiré par le moins moribond d’entre eux, c’est à dire le RN.
puis, en effet, ils seront tous crevés…
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