Heure d’été : un affligeant divertissement

Je ne commente ici l’actualité chaude que lorsque l’événement me semble exemplaire de quelque chose de plus profond que la superficialité du buzz médiatique ou de l’émotion aveugle. La fin prochaine du changement d’heure, à ce titre, ne relève pas de l’anecdote horlogère mais de la caricature. Bien entendu, en finir avec cette stupidité sans nom est une perspective réjouissante. Mais de quelle manière se réalise-t-elle et avec quelles conséquences ! Ce qui se joue ici n’est que la convergence entre une inculture scientifique généralisée, une sinistre parodie du débat et de la décision démocratiques, et l’arrogance de l’individu contemporain seulement orienté par la recherche de son petit confort immédiat.

Inculture scientifique

Une carte des fuseaux horaires devrait suffire :

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Ne voyez-vous rien d’étrange ? Regardez bien la France. Alors que son heure solaire correspond à UTC+0 (fuseau vert), elle se trouve à UTC+1 en hiver (le jaune juste à droite) et UTC+2 en été (l’orange encore plus à droite). Autrement dit, nous sommes décalés d’une heure en hiver et de deux heures en été par rapport à l’heure solaire :

 

(source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Heure_en_Europe)

Je ne referai pas l’histoire de l’heure en France, ce n’est pas le sujet. Il s’agit en revanche de constater que l’heure d’été en France correspond à l’heure solaire… de l’Ukraine ! Pourquoi ne pas se caler sur celle du Japon, tant qu’on y est ? Tout cela s’apprend, normalement, à l’école primaire mais il semblerait que ces éléments basiques de culture (j’ose à peine ajouter l’épithète scientifique) générale ne soient même plus partagés par la majorité de la population française. Trop compliqué de regarder une carte ?

Ah oui mais « tu ne comprends rien, ce n’est pas seulement une question de géographie : il faut prendre en compte l’économie, les rythmes chronobiologiques, les relations diplomatiques avec nos voisins-zet-néanmoins-zamis-zeuropéens, le soleil en été,  le tourisme, les réglages de montres aux frontières, etc. etc. ». Non en effet, je ne comprends pas : la France est-elle située géographiquement là où elle est située, oui ou non ? Les cycles solaires sont-ils ce qu’ils sont, oui ou non ? Le reste, c’est de l’enfumage, point-barre.

Parodie démocratique

Au départ, la fin du changement d’heure est une décision de la Commission européenne qui, dans sa grande générosité (une fois n’est pas coutume), laisse quand même aux États le choix de l’heure définitive. Trop sympa, merci ! Une obscure députée de la majorité membre de la commission des affaires européennes de l’Assemblée s’en empare et décide de faire parler d’elle en lançant une « consultation citoyenne sur la fin du changement d’heure ». Consultation en ligne, of course : nous vivons dans la start-up nation, que diable ! Autrement dit : seules les personnes informées de cette consultation et ayant accès à un ordinateur connecté peuvent y participer… et les autres citoyens ? quels autres citoyens ?

Les résultats sont tombés, d’après la commission des affaires européennes, c’est un immense succès, du jamais-vu, une participation exceptionnelle, etc. etc. En effet, on ne peut que se réjouir : 2,1 millions de participants ! Deux virgule un millions : c’est énorme ! Sur 67,8 millions de Français, cela représente… à peine 3 % de la population. D’autant que cette « consultation » ne donne aucun gage de fiabilité, au contraire ! Non seulement elle rassemble toutes les caractéristiques antidémocratiques du vote électronique (opacité, complexité, absence de contrôle…) mais elle y ajoute une désinvolture coupable puisque l’on pouvait sans difficulté voter plusieurs fois (l’auteur de ces lignes l’a testé pour vous). Ce dernier point rend encore plus risible le chiffre avancé par les organisateurs de la consultation et par tous les médias, trop empressés de recracher le communiqué de presse officiel : la « participation exceptionnelle » est sans doute largement gonflée par les votes multiples et ne repose sur rien de fiable.

Bon, ne nous alarmons pas : tout ceci « n’est pas contraignant »… heureusement ! Car cela voudrait dire que ces fameux 3 % de la population auront décidé pour tout le monde. Néanmoins, après un tel numéro d’autosatisfaction, je vois mal comment une décision contraire pourra être adoptée officiellement, n’est-ce pas ?… euh… le précédent du référendum de 2005 ? Ah oui pardon, je n’ai rien dit. En fait rien n’est jamais contraignant, c’est vrai ! Quelle mascarade ! Les « éléments de langage » de l’Assemblée ont d’ailleurs été servilement relayés par tous les médias pour alimenter des unes putassières et démagogiques qui généralisent à l’ensemble des Français ce qui n’est même pas du niveau d’un mauvais sondage : « les Français ont décidé que… », « les Français préfèrent… », « les Français plébiscitent… ». Ce ne sont pas seulement des raccourcis de langage mais de graves fautes de pensée.

Cet enfumage n’apparaît que comme la suite logique de la campagne biaisée qui a accompagné toute cette pantalonnade. Les « experts » se sont succédé pour raconter n’importe quoi et promouvoir plus ou moins explicitement le choix de l’heure d’été. Je les renvoie à la première partie de ce billet : nul besoin d’être « spécialiste de chronobiologie » pour lire une carte. Point de « pédagogie » ni d’« explications scientifiques » n’ont été proposées, seulement un lobbying actif ; point de citoyens éclairés, seulement du bourrage de crânes. Et la consultation passée, le spectacle continue. D’ailleurs, pourquoi carrément ne pas aller au bout de la logique et programmer une émission d’Hanouna sur le sujet, pendant laquelle on « voterait » sur son téléphone (service payant au profit de la chaîne privée qui accueillerait l’émission) avec acceptation du résultat par la puissance publique ! Tout cela n’est que spectacle, divertissement organisé, toute honte bue, par ceux qui portent la responsabilité de faire la Loi. Et ils sont fiers, ces sinistres pantins.

Triomphe de l’arrogance

Pour être juste, il faut admettre que l’indigence des organisateurs de cette « consultation » répond au mouvement de fond de l’individualisme contemporain. Concernant le changement d’heure, les arguments ne dépassent que très rarement l’égoïsme le plus médiocre : « je préfère l’heure d’été parce que j’aime pas quand il fait nuit tôt le soir en hiver, c’est triste ». Ou quand tout jugement ne se fait qu’à l’aune de son petit confort personnel. Et d’ailleurs, quitte à ne se concentrer que là-dessus, on y pense, au confort de cette fameuse « France qui se lève tôt » qui, si l’heure d’été est choisie définitivement, va devoir se lever au beau milieu de la nuit, notamment à tous les gamins qui vont à l’école le matin ? Les fêtards veulent pouvoir danser de jour pendant que les agriculteurs trimeront une bonne partie de la nuit ? C’est ridicule et arrogant.

Surtout, ce relativisme ne permet en aucun cas d’opposer des arguments mais de confronter des préférences individuelles. En quoi celui qui préfère l’heure d’été est-il plus légitime que celui préfère l’heure d’hiver ou l’heure du Japon ? « Moi je préfère… – Oui, mais moi je préfère autre chose… », ad nauseam. Aucune décision ne peut sortir de préoccupations centrées sur soi ; seuls des arguments tentant de s’élever à la puissance de l’universel peuvent emporter la conviction. Et là, on est bien loin.

Mais c’est encore pire que cela puisque la manière même dont la question est tournée encourage cette folie. « Préférez-vous l’heure d’hiver ou l’heure d’été ? ». Comme s’il s’agissait d’une « préférence » ! L’enjeu ici n’est pas de choisir en fonction du confort des uns ou des autres car, quand bien même 100% de la population préfèreraient passer à UTC +2, +7 ou -9, cela ne relève que de l’hybris. En effet, il ne devrait même pas y avoir de choix ! Imagine-t-on demander à la population française : « préférez-vous la pluie ou le beau temps ? » et, en fonction des résultats de la « consultation », on fera en sorte qu’il ne pleuve plus ou que le soleil disparaisse ? Mais c’est ridicule ! Les cycles naturels se fichent éperdument des choix de l’homme, il ne s’agit pas de préférence mais d’accepter que nous vivons dans un environnement naturel qui nous dépasse. La France se trouve à une certaine position géographique et aucune « consultation » ne changera cela : on pourrait bien appeler « midi » le milieu de la nuit et « minuit » celui du jour, la Terre s’en contrefout.

Mais pas les politiques. Tout cela fonctionne comme une formidable diversion doublée d’un incroyable renversement logique – dans lesquels se ruent les gogos. On prétend offrir un choix sur un sujet qui ne devrait même pas en être un pendant qu’on retire tout pouvoir sur ce qui devrait l’être. La volonté humaine fait mine de contredire les cycles naturels qui n’ont cure de l’homme, mais s’interdit de contredire les cycles économiques inventés par l’homme. Paradoxe ? Non ! Poudre aux yeux et monstrueuse hypocrisie de l’individu contemporain.

Cincinnatus, 11 mars 2019

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Heure d’été : un affligeant divertissement”

  1. Cher Cincinnatus,
    Comme disait,,,..je ne sais plus qui d’ailleurs, Audiard peut-être,, si les cons volaient, nous vivrions constamment dans l’obscurité. Et des cons, nous n’en manquons pas, à croire qu’ils se reproduisent davantage avec le temps, mais surtout parmi ceux que l’on nomme à tort « les zélites ». Ce mot *élites* vous devriez d’ailleurs faire un article à son sujet. Voila un mot bien malmené de nos jours.
    Mais pour faire dans le positif, laissez moi vous dire que cette période de l’histoire (avec un petit h) va durer encore un peu. Vous aurez ainsi tout le loisir, sous peu sans doute, de commenter la nomination d’un cheval à la tête des écuries du roi. Un peu comme au temps de Caligula. Je veux dire par là que nous n’avons pas, et de loin, atteint le fonds du gouffre de la pensée.

    Amicalement

    Cincinatus (avec un seul n).

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