La République à la reconquête de ses territoires perdus

J’ai parlé ailleurs de la balkanisation de la nation. Cette fragmentation se retrouve très concrètement dans la géographie même de notre pays. Lorsque l’on parle des territoires français, des mots d’une violence et d’une charge historique inouïes sont souvent employés, y compris par les plus hauts représentants de l’État : « ghettos », « apartheid »… Ces mots ont un sens précis et les utiliser pour décrire la situation actuelle n’est pas anodin.

Symptômes d’un mal plus global, je regrette cette démesure, cet hybris : ils conduisent à une surenchère verbale qui installe le superlatif comme seule référence et écrase toutes les nuances du réel. Paradoxe, à l’époque du « président normal », la normalité elle-même a disparu, évanouie dans le « très », lui-même effacé par le « trop » : un plat n’est plus simplement « bon », ni même « très bon », ce n’est pas encore assez, il ne peut être que « trooop booon ». Glissement général vers l’exagération auquel appartiennent les comparaisons aux ghettos ou à l’apartheid.

Comme si parler du cumul aux mêmes endroits de difficultés économiques, sociales et culturelles ; ou bien de zones géographiques concentrant la pauvreté et, parfois, la criminalité ; ou encore de l’abandon par la République de certains de ses espaces, n’était pas suffisant pour décrire ces réalités. Hélas !, peu importe que les références au passé soient inadaptées ou, pire, que les analogies soient obscènes : il faut faire du buzz avec des éléments de langage suffisamment provocants. Sans même se rendre compte qu’en employant de tels mots, on rabaisse et on insulte ceux qui ont vécu (et ceux qui sont morts) dans les ghettos ou sous le régime d’apartheid, mais aussi ceux qui aujourd’hui vivent dans les quartiers en question.
Parler fort pour ne pas entendre, se montrer plutôt qu’observer.

Car que masque ce vocabulaire (volontairement) outrancier ? Une réalité géographique : l’abandon par la République de certains de ses territoires. Et surtout, derrière ce constat – suffisamment terrible en soi pour qu’on n’en fasse pas des tonnes en plus avec des comparaisons iniques –, une variété de situations singulières.
Pour schématiser à outrance, trois types d’espaces semblent se juxtaposer difficilement[1].
D’abord, les grandes villes qui profitent largement des effets de la mondialisation.
Ensuite, intimement liés aux précédentes avec lesquelles ils forment des espaces métropolitains continus, ces territoires urbains pour lesquels aucune dénomination n’est satisfaisante : « banlieues difficiles », « zones urbaines sensibles », « les quartiers »[2]
Enfin, le périurbain, « choisi » ou « subi ».

Ce sont ce dernier, le périurbain subi, et les banlieues sinistrées des grandes villes qui concentrent les difficultés. Ce sont ces territoires que la République a abandonnés et qu’elle doit reconquérir.
A priori, entre les villes petites et moyennes à distance des centres métropolitains et les banlieues des grandes villes, tout un monde. Et pourtant un point commun : le sentiment d’abandon. Désertion des commerces de proximité, des entreprises, des services publics : d’immenses espaces deviennent de tristes dortoirs entrecoupés de zones commerciales hideuses, verrues standardisées centralisant les maigres activités dans une caricature de vie sociale, pendant que la campagne est débarrassée de ses paysans.

La faute à qui ? Sans doute à cette idéologie néolibérale mortifère, à cet aveuglement criminel et béat devant la « modernité », qui voit dans l’État l’ennemi à abattre et dans les services publics un témoignage de l’archaïsme et de l’insupportable singularité de notre pays, à éradiquer au plus vite donc. Sous prétexte de « rationalisation », de « rentabilité », d’« économies », on a redessiné les cartes judicaire, éducative, hospitalière, policière… mais plus on les redessinait, plus les cartes étaient vides. À chaque fois, un tribunal, une école, un collège ou un lycée, un hôpital, un commissariat disparaissent. Hop, ni vu ni connu, j’t’embrouille.

Sauf qu’une telle ville, petite ou moyenne, en lisière de métropole ou oubliée dans ces zones périurbaines qui semblent n’intéresser personne, lorsqu’elle perd un équipement public, elle perd de l’emploi, des familles, de l’activité, du dynamisme, de l’attractivité… Quand l’État se retire, deux solutions : soit on est en périurbain et la ville meurt un peu plus ; soit on est dans une banlieue métropolitaine et la place laissée vacante est vite remplie par une mafia, criminelle ou religieuse. Qui en profite ? Dans le premier cas, la dynastie Le Pen. Dans le second, les entrepreneurs criminels et/ou identitaires intégristes[3]. Le bonheur, quoi !
Contrairement à ce que veulent faire croire les libéraux naïfs et les néolibéraux cyniques, moins d’État, ce n’est pas plus de liberté mais plus de guerre civile.

Démonstration. Soit un territoire sinistré sur lequel on souhaite faire venir des entreprises. Pour s’y installer, que demandent les patrons et employés ? Des ristournes fiscales ? Vraiment ? Si vous aviez le choix, vous iriez vous installer dans un trou perdu, vous, même contre une réduction de vos impôts ? Alors que si, juste à côté, il y a une crèche pour le petit dernier, une école pour la grande, une bibliothèque et ainsi de suite, là, c’est peut-être plus vendeur, non ? Pour attirer des commerces et des entreprises, il faut un terrain propice, c’est-à-dire toutes les infrastructures publiques dont peuvent avoir besoin les gens.

Alors quoi ? Plus d’État ?
Ben… oui !
La seule solution pour réintégrer ces territoires dans le sein de la République, c’est de faire l’inverse de ce qui y a été fait depuis quelques décennies : réinvestir massivement dans les services publics. Que ce soit en périurbain ou dans les banlieues, il faut construire des crèches, des écoles, des collèges, des lycées, des bibliothèques, des musées, des gymnases, des hôpitaux, des tribunaux, des commissariats de police, des casernes de pompiers, des bureaux de Pôle Emploi couplés à des services sociaux, des centres administratifs, des bureaux de poste, etc., etc. Sans saupoudrer un collège par-ci, un commissariat par-là, selon l’activisme d’un copain notable du coin. Mais dans une volonté explicite : la République est de retour.

« Mais ça coûte trop cher ! » geignent d’avance les petits gris à front bas, imbéciles comptables qui n’ont qu’une calculette en guise d’encéphale.
Criminels !
Parce que selon vous, la situation actuelle est si merveilleuse ? Ces territoires s’en sortent tellement bien ?
En plus, vous savez quoi ? Comme le montrent magistralement, parmi tant d’autres, les Économistes atterrés dans leur Nouveau manifeste[4], investir dans les services publics, ça ne coûte pas, ça rapporte !
Bien plus important : le coût réel de la situation actuelle n’est pas seulement financier, il est surtout humain – combien de talents gâchés ? combien de vies anéanties ? – et politique. Car la nation est dangereusement divisée et seule une volonté politique forte et réelle peut y remédier.
On prête à Abraham Lincoln[5] la citation célébrissime : « si vous trouvez que l’éducation coûte trop cher, essayez l’ignorance ».
L’ignorance, l’abandon à l’agonie et aux mafias, vous ne trouvez pas que ça a déjà coûté suffisamment cher ? On peut peut-être essayer autre chose plutôt que de continuer à se taper la tête contre le mur, non ?

Cincinnatus,


[1] Je m’inspire ici explicitement des travaux de Christophe Guilluy, en particulier de son livre La France périphérique, que je recommande vivement.

[2] Sans jamais en nier les problèmes profonds, Guilluy montre bien que leur réduction à des clichés alarmistes ou victimaires passe à côté de la complexité de ce qui s’y passe vraiment. Ils fonctionnent comme des sas d’intégration et de mobilité économique et sociale, en s’inscrivant dans les réseaux de la mondialisation à laquelle ils sont finalement bien adaptés économiquement et symboliquement : « si les tensions sociales et culturelles sont bien réelles, le dynamisme du marché de l’emploi permet une intégration économique et sociale, y compris des populations précaires et immigrées. Intégration d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne de politiques publiques performantes et d’un maillage social particulièrement dense. Autrement dit, dans l’espace métropolitain, l’inégalité, ça marche. En réalité, les fondamentaux économiques et sociétaux du monde libéral anglo-saxon s’y appliquent à merveille. L’intégration économique et sociale n’est en effet pas contradictoire avec l’émergence sur ces territoires d’un modèle sociétal en phase avec la société multiculturelle. Mondialisées par l’économie, les métropoles favorisent aussi un modèle multiculturel et parfois communautariste, déjà perceptible dans les communes qui concentrent de fortes populations immigrées. » Christophe Guilluy, La France périphérique, p. 34

[3] Passés maîtres dans l’art d’utiliser les moyens du capitalisme mondialisé au service d’identités religieuses fantasmées : https://cincivox.wordpress.com/2015/03/16/islamo-fascisme-vraiment/.

[4] Dont la lecture est salutaire pour sortir du prêt-à-penser de ces petites logiques qui font du pognon l’alpha et l’oméga de la politique.

[5] Sachez que Lincoln et Clemenceau sont mes deux références politiques absolues. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler ici !

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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