Vote électronique : l’ère de la démocratie-gadget

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« V’là ma cartouche », Honoré Daumier (Source : gallica.bnf.fr, BnF)

La démocratie et le vote. D’un côté : un type de gouvernement, un mouvement historique et un espace public de discussion. De l’autre : un dispositif de sélection et un rituel éminemment symbolique. On ne peut ramener la première au second[1] mais on ne peut non plus dénaturer le second sans affaiblir la première dans le même geste. Or, c’est ce que font ceux qui, aveuglés, ou corrompus, par l’illusion techniciste ou d’alléchantes perspectives pécuniaires, chantent depuis une quinzaine d’années les vertus du « vote électronique ». Et, confondant l’outil et l’activité, se font les VRP des « machines à voter »[2] qu’ils promeuvent comme solutions miracles à l’abstention, à la défiance des électeurs envers les élus, au vote extrémiste… et pourquoi pas promettre la fortune et le retour de l’être aimé, tant qu’on y est ?

« Machine à voter » : quand le mot masque la chose

Depuis 1969, l’utilisation de « machines à voter » est autorisée pour les élections[3]. Sauf qu’à l’époque, il s’agissait, bien entendu, de machines mécaniques… dont les pannes et ratés ont rapidement condamné l’usage. Mais ce que le législateur ne pouvait prévoir, c’est que quelques décennies plus tard, des petits malins allaient s’amuser à appeler « machine à voter » des dispositifs qui n’ont absolument rien à voir avec ce que le terme désignait auparavant. En utilisant ce mot sans rapport avec la chose qu’il désigne, ils ont réussi un bluff incroyable. Un peu comme si on appelait voiture un avion pour pouvoir s’en servir sur l’autoroute… c’est absurde mais, avec les ordinateurs de vote, c’est passé ! Et nous voilà aujourd’hui avec nos ordinateurs et nos écrans tactiles qui prétendent renvoyer à une ère surannée, donc ringarde, les isoloirs, bulletins et urnes.

Transparence ? vous avez dit transparence ?

On peut trouver étonnant qu’à une époque qui fait de la « transparence » une vertu cardinale, quitte à la confondre parfois avec l’exhibitionnisme ou l’inquisition, l’opacité des ordinateurs de vote ne semble poser aucun problème.

La procédure « classique » est conçue pour que tout citoyen puisse s’assurer de la sincérité du vote. Évidemment, la triche, la fraude, le bourrage existent toujours. Mais le principe est crucial : n’importe qui, quels que soient sa culture ou son degré d’études et seulement armé de sa raison, peut suivre chaque étape, depuis l’ouverture du bureau de vote avec son urne vide, jusqu’à la fin du dépouillement, afin de constater le bon déroulement des opérations. Cette possibilité, laissée à n’importe quel citoyen qui le souhaite de contrôler la sincérité du vote, assure la preuve de cette sincérité et en fonde la confiance.

Or quel contrôle les ordinateurs de vote permettent-ils aux citoyens ?
Aucun.

D’abord, le code est, en général, propriétaire, ce qui signifie que nous n’avons simplement pas le droit d’aller voir comment fonctionne la machine et ce qu’elle fait vraiment.
Ensuite, quand bien même il serait public, il est humainement impossible d’en vérifier chaque ligne pour trouver d’éventuels bugs ou triches.
Enfin, et surtout, en admettant qu’une équipe réussisse à déployer les moyens nécessaires, les compétences techniques qu’une telle entreprise demande disqualifient à peu près tout le monde.
Ainsi, n’importe quel citoyen, quels que soient sa culture ou son degré d’études et seulement armé de sa raison, ne peut pas suivre chaque étape du processus.

Autrement dit, on demande aux citoyens d’abdiquer leur droit à contrôler une des procédures les plus fondamentales en démocratie, et de faire confiance à une boîte noire d’algorithmes hermétiques qui peuvent être écrits, modifiés, piratés, etc. sans qu’ils s’en aperçoivent[4]. Dans ces conditions, la suspicion de manipulation n’est pas seulement légitime : elle est rationnellement obligatoire !

L’illusion techniciste

Il faut reconnaître que le protocole et les divers éléments composant le rituel du vote n’ont guère évolué. Papier recyclé et urne transparente : les dernières évolutions sont déjà anciennes et ne sont pas de nature à soulever un enthousiasme débridé. En même temps, malgré des défauts et des risques bien connus, admettons que le système fonctionne plutôt correctement. Pourquoi vouloir tout bouleverser ? Imagine-t-on remplacer une cuillère par une « machine à manger la soupe » ? Car après tout, la cuillère aussi est un outil ancien qui n’a pas (encore) la chance d’être passé à l’ère numérique.

Plus sérieusement, c’est là une faute intellectuelle grave.
Les machines à voter, c’est le progrès, comment a-t-on pu vivre sans ? La démocratie, c’est tellement mieux avec des écrans tactiles, n’est-ce pas ? Tout ce qui n’a pas de microprocesseur ne mérite pas d’exister !
Au nom d’une conception rabougrie de la « modernité », assimilée à un alignement de gadgets technologiques, on joue les apprentis-sorciers avec la démocratie. Faisant fi de la longue histoire de notre civilisation et du patient travail de construction dont notre système politique est le fruit – certes très imparfait mais ô combien précieux –, ignorant tout des combats successifs et des conquêtes chèrement obtenues, heureux de se vautrer dans une inculture crasse et ivres de l’illusion de toute-puissance qu’inocule l’amnésie et l’inconscience, on se livre aux promesses clinquantes d’un « progrès » bas-de-gamme. Il faut être bien naïf, bien bête, pour se laisser abuser ainsi par les atours clignotants d’une telle modernité conne ; pour vouloir remplacer une symbolique riche et ancienne par une autre, creuse et kitsch.
Attention : à snober et calomnier le passé, on s’expose à se faire morigéner par l’avenir.

Parole parole parole…

Le vote électronique est économique !
FAUX.
Les machines, leur maintenance, les contrats afférents coûtent une fortune. C’est là un marché juteux sur lequel se jettent bonimenteurs sans morale et élus locaux corrompus.

Le vote électronique est écologique !
FAUX.
La fabrication et le recyclage des machines représentent une empreinte écologique bien plus importante que le papier et l’encre utilisés pour le vote[5].

Le vote électronique est rapide !
FAUX.
Le dépouillement classique ne prend que quelques heures à l’échelle nationale alors qu’une seule panne peut paralyser tout le système de vote électronique.

Le vote électronique est sûr !
FAUX.
Par définition, aucun système informatique n’est à l’abri de bugs, de pannes, de piratages ou de malveillances, parfois indétectables.

Le vote électronique simplifie le vote !
FAUX.
Il nécessite un rapport à la technique que beaucoup de citoyens ne possèdent pas et complexifie dès lors l’acte de vote tout en en détruisant l’égalité[6].

Le vote électronique rend le vote ludique !
VRAI.
Mais vous vous foutez de la gueule de qui ? Cette injonction puérile au sympa, au cool,  au fun, au ludique est une maladie politique mortelle. Désacraliser le politique, atrophier la solennité de l’acte de vote : voilà les marques infamantes des démagogues.

Conclusion : le politique n’est pas soluble dans l’utilitarisme

En 2008, à la suite de nombreux dysfonctionnements relevés lors des élections de 2007, un moratoire a été imposé, interdisant aux communes non encore équipées d’acquérir des machines. Celles qui en possédaient déjà peuvent en revanche continuer d’en utiliser. En 2012, 64 communes représentant 1,1 million d’électeurs s’en sont servies. Elles peuvent encore le faire en 2017.

Tous les avantages présentés par leurs thuriféraires sont bassement matériels et relèvent de logiques comptables qui, passées à la limite de leur cohérence, se dispenseraient volontiers de la démocratie et du politique. Honte ! Ils sont indignes, ceux qui sont prêts à sacrifier la sincérité et le secret du vote pour les colifichets du technicisme. Ils ne méritent aucunement de vivre dans une démocratie – certes, largement perfectible mais sûrement pas au moyen de gadgets ludiques.

Ventre-saint-gris ! n’en avez-vous donc pas assez de vous lobotomiser toute la journée devant des écrans pour que vous en fassiez pénétrer jusque dans l’isoloir ? Ce progressisme à la petite semaine trahit une dégénérescence collective de la vertu civique. Les rituels et les symboles ont du sens : ils doivent être traités avec sérieux et humilité. Vouloir les passer par-dessus bord sous prétexte d’obsolescence pour les remplacer par des machines ne doit inspirer au citoyen que le mépris.

Cincinnatus, 6 février 2017


[1] Cette question était l’objet du deuxième billet de ce blog… bon sang, c’était il y a déjà plus de deux ans !

[2] … et autres « vote en ligne ». Ce dernier pose des problèmes tellement évidents que je ne m’attarde pas dessus ici.

[3] Article L57-1 du code électoral.

[4] La mode, en ce moment, est au remplacement du vote par le tirage au sort dans un certain nombre de situations (Constituante, Sénat, assemblées de citoyens…). L’idée, aussi ancienne que la pensée politique, présente bien des intérêts et mérite d’être discutée (ce qu’elle sera dans un prochain billet de ce blog). Elle s’expose toutefois à cette même critique du vote électronique dès lors que le tirage au sort s’effectue au moyen d’un algorithme de tirage « aléatoire » : comment en démontrer la sincérité ?

[5] Et dont l’essentiel tient aux professions de foi envoyées aux citoyens avant le vote et ne sont donc en rien économisées par les machines à voter !

[6] Comment peut-on préserver le secret et la sincérité du vote quand une personne âgée, par exemple, doit être accompagnée pour pouvoir voter sur une machine ? Et que penser des files d’attentes sans fin qui se forment alors ?

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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