Comme un besoin de grandeur

Le monde rétrécit ; nos esprits l’accompagnent. Les aspirations individuelles comme collectives descendent l’échelle pour racoler les pâquerettes. En une enflure orgueilleuse, nous nous pavanons avec pour étendards nos ambitions de bousiers. Et nous jetons au ciel des regards pleins de reproches et d’envie.

Comme un besoin de grandeur.

Il était une fois le panache… cette insensibilité au minable. Pour en relever le goût et leur donner un je-ne-sais-quoi d’exotique, nous salons nos fictions au sens de l’honneur – vertu qui donna à des générations une raison d’exister et d’en finir, lorsque la noblesse d’âme et l’esprit de chevalerie, lorsque la courtoisie et la galanterie tentaient maladroitement de régler comportements et idéaux. Quand un méchant homme pouvait être un grand seigneur.

La grandeur exclut la force autant que l’injustice – elle ne se conçoit que par l’exemplarité – quand je vois une injustice, c’est plus fort que moi, je lui saute dessus pour l’étrangler. Et le plus souvent, je suffoque. En souriant.

Pourquoi une conception élevée de l’homme serait-elle condamnée à demeurer vaine ? Hommes d’équipage, fichez donc la paix à l’albatros et inspirez-vous plutôt de ses ailes de géant pour voler ! Nous crevons de bassesse de vue, amputés de la pensée.

Qui a connu l’éblouissement d’une intelligence pure ? Quand tout paraît si simple, si évident que l’on sait qu’on n’effleure qu’une surface – sans qu’il y ait pourtant tromperie, sans arnaque. Que l’on est au pied de quelque chose qui nous dépasse tant, que l’on ne comprendra jamais pleinement, qui toujours nous échappera au dernier moment – et que pourtant on n’est pas écrasé, parce qu’à sa place. Et que l’on peut lever la tête et observer le soleil en plissant les yeux, serein. Et je repense à B. qui me fit découvrir, alors que je n’étais qu’un adolescent mal dégrossi, la beauté et l’intelligence – qui m’apprit à lire, à écrire et surtout à penser. Quand nous pouvions être tous deux à la fois si cons et si intelligents dans la même soirée, sur cette petite place biterroise… parce qu’il avait la générosité de partager cette intelligence en me faisant croire qu’une partie venait de moi.

Comme un besoin de grandeur.

Il y a de la grandeur dans l’humanisme. Dans cette pensée qui se donne la dignité humaine pour horizon de l’action. Une haute idée de l’homme n’est pas forcément illusoire : elle est une aspiration qui oblige. Se donner, volontairement, pour principe de décision le refus de considérer les réalisations matérielles comme des fins en soi et trouver la liberté dans l’honneur d’être un homme. Le pari ne peut être perdant de tout miser sur la capacité de l’homme à se transcender, à s’élever au-dessus de lui-même. Il n’est point d’ambition trop haute : se hisser vers des sommets inexistants ou inaccessibles – ou rien ! But hors de portée ? Mais à quoi serviraient donc des buts que l’on pourrait atteindre ? Vivre au-dessus de soi-même est un impératif.

Au-dessus de soi-même : au-dessus de la réalité de l’homme. C’est tout le projet de la culture que d’arracher l’homme à son état naturel, elle qui, comme le dit si parfaitement Rousseau, « d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ».

Sinon ?

Lorsque l’homme viole son propre mythe, il sombre dans le crime. Lorsqu’il renonce à une conception sacrée de l’humain, rien ne l’empêche de faire de la peau de l’autre des abat-jour. Il faut toujours prendre au sérieux le clown lyrique Gary, cet humaniste indépassable qui, pour ce qui est de la grandeur, en connaissait un rayon :

La seule chose qui s’interpose entre l’homme et le meurtre, entre la société civilisée et Auschwitz, entre vous et moi et Eichmann, c’est le refus de se soumettre aux réalités élémentaires de l’animal humain : un douloureux processus qui consiste à nous forger des illusions sur nous-mêmes par la culture ou à nous conformer à ces illusions et mythes.

Et de préciser quelques pages plus loin :

Nous sommes le fruit d’une compétition avec la réalité. Nous sommes une créature de notre imagination, d’une image culturellement élaborée à laquelle nous essayons de nous conformer, un mythe de dignité, de pudeur, de fraternité, de générosité et d’humanité qui est poésie pure. Il ne saurait y avoir d’approche scientifique de notre nature : l’homme culturel est une création artistique.

Comme un besoin de grandeur.

Nous ne devons nous penser qu’à l’échelle mythologique. Rien de moins. Car « seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve » (Gary, toujours lui). Nous ne valons que ce que vaut la haute image à laquelle nous nous efforçons de ressembler. Quand elles descendent du ciel et touchent le sol ou les mains des hommes, les idées se transforment immédiatement en boue. Il ne faudrait jamais juger d’une idée à son usage : même les plus belles, même les plus généreuses, même les plus justes s’avilissent au contact du réel. Aussi l’homme doit-il s’élancer dans l’impossible ascension jusqu’à elles.

L’homme lui-même n’est donc qu’une idée. Une idée galvanisante et tragique. Qui ne peut se dire qu’avec lyrisme. Le lyrisme est probablement notre dernier mot de civilisés. Peut-être devrions-nous renfiler nos costumes de clowns lyriques ? Et cesser de calomnier la plus lyrique de nos idées : la beauté – qui a déserté nos existences et que nous avons chassée de son propre royaume, l’œuvre.

Nietzsche-Zarathoustra : « il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse ». En tout cas, il faut avoir assez de poésie en soi pour jouir de la beauté comme on jouit d’un verre de champagne, c’est-à-dire en un instant mousseux. L’œuvre constitue le monde commun que nous avons devoir d’édifier. À chaque instant, elle le rend humain et nous permet de l’habiter. Comme un drapeau humain qui passe de main en main, entre les morts, les vivants et les à-naître. Un monde commun dans lequel se choisir des amis parmi les morts pour entretenir avec eux le dialogue de la culture – et la transmettre aux suivants. Un monde commun qui puisse durer : « une recherche de valeurs permanentes, incontestables, un attachement à ce qui n’est pas éphémère, ce qui n’est pas la mode et le goût du jour », pour parler, encore, comme Gary. Un monde commun éminemment politique, idéal républicain de l’universalisme où, une fois encore, l’individu s’élève – ici : à la puissance du citoyen.

Comme un besoin de grandeur.

Nous souffrons d’une solitude de naufragés. Nous conjuguons la grandeur au passé décomposé. Elle nous reste attachée comme quand on souffle une bougie et que la fumée garde en souvenir l’odeur de sa lumière. Comme si des refus qui ne seraient pas tous ignobles pouvaient reprendre le pas sur des acquiescements qui ne sont pas tous désintéressés. Et de cette suffocation, religions et spiritualités à la mode profitent pour refourguer de la fausse grandeur comme il y a de la fausse monnaie. Elles flattent notre hybris avec leurs transcendances frelatées. Le sacré se profane lorsqu’il fait de l’idéal un intérêt. Tout cela empeste le sépulcre.

La « bienveillance » n’est qu’une mode tyrannique imposée par tous les curés froids et autres Torquemada de salon. Tous les charlatans au juteux business qui nous vendent leur camelote de « développement personnel », de « communication non-violente » et autres méthodes fantaisistes des « petits pas ». Par Hercule, quelle médiocrité ! Nous prenons un plaisir masturbatoire dans la contemplation de notre propre insuffisance envers les devoirs de l’homme. La décence commune d’Orwell répudiée et plantureusement remplacée par l’indécence commune – ses charmes ne peuvent trouver concurrence.

Foutredieu ! Comment espérer la moindre grandeur quand nous ne sommes même pas capables de simple décence ? Nous sommes des moignons d’hommes. En refusant de lever la tête, nous jouissons de courber l’échine. Et nous rampons. Nous méritons ce qui nous arrive. Nos compromissions nous tiennent lieu de reniements. Nous aimons tant cette société de l’obscène dans le miroir de laquelle nous contemplons notre hideux reflet. Les phénomènes d’accoutumance s’accompagnent toujours d’une atrophie de la sensibilité. Habitués au mal, narcissiques monades ivres de nous-mêmes, hypnotisés par le déferlement narcotique d’images, nos esprits mithridatisés se débarrassent opportunément du trop-plein d’humanité qui nous lestait.

Le processus volontaire de déshumanisation individuelle et collective fonctionne à plein régime. « Le sordide et l’admirable font meilleur ménage en l’homme qu’on ne le croit d’ordinaire… Le problème est de tirer le second du premier », affirmait Malraux. L’admirable soigneusement étouffé en chacun de nous, ne demeure que le sordide. Certains ont la folie des grandeurs, nous avons la folie de la petitesse.

Comme un besoin de grandeur.

Ce que j’appelle la culture de l’avachissement culmine dans cette mesquinerie puérile qui plaque sur nos visages le ridicule rictus des incultes blasés. Bien à l’abri dans nos certitudes et nos chaînes dorées que nous nommons liberté, nous fuyons l’engagement civique, l’espace public politique pour mieux nous dévouer à la sacro-sainte consommation – consommation de tout, jusqu’à ce qui devrait être le plus pérenne et le plus humain. L’homme privé, c’est l’homme privé de toutes ses autres dimensions, avortées. Derniers hommes du Zarathoustra, nous jouissons de la somnolente sottise des repus. À quoi bon chercher à nous tirer de cette torpeur de l’action qui, sublime image d’un bonheur contrefait, engloutit l’esprit même dans le coma ? Notre espèce périra d’ennui – et une poignée d’entre nous, de dégoût.

Nous nous donnons des modèles à notre hauteur… ou à notre bassesse : influenceurs vulgaires, dangereux démagogues et répugnants trublions médiatiques. Et nous nous détournons de nos héros. Nos grandes fêtes nationales censées les célébrer virent trop souvent au spectacle kitsch d’un divertissement réservé à l’entre-soi d’élites qui n’en comprennent pas la portée. Pourquoi diable les récentes panthéonisations de Simone Veil, de Joséphine Baker, de Missak Manouchian, événements symboliques – et les symboles, ça compte ! – préparés par des associations et des historiens au travail remarquable, n’ont-elles pas soulevé l’enthousiasme des foules, emporté une liesse nationale, cristallisé une ferveur populaire – unanimement partagés ? L’immense majorité s’en contrefiche.

Ce qui devrait nous inspirer est dédaigné avec une détestable désinvolture… pire : moqué, raillé. Le simple fait de parler de grandeur provoque de tels émois et réactions outrées que l’on mesure à peine combien nous sommes heureux de nous vautrer dans la médiocrité. Drapés dans la veulerie, elle nous colle au corps, nous fait une seconde peau. L’humanité à hauteur des caniches n’est plus capable que de pensées rachitiques.

Comme un besoin de grandeur.

Même nos enfants participent volontairement à cette navrante curée. Depuis plusieurs décennies, « intello » est devenu la pire insulte dans les cours de récré. Les bons élèves sont moqués, harcelés, tabassés. La volonté, l’effort, l’intérêt pour le savoir et la connaissance, sans même parler du simple respect de la discipline, sont fustigés par des générations d’illettrés. Dans un élan suicidaire, ils se réjouissent de l’effondrement de leur instruction et s’acharnent sur ceux qui aspireraient à mieux. La scolarité se conjugue à l’impératif du cancre. Il faut être mauvais en classe, il faut être insolent, il faut refuser l’émancipation par le savoir.

Ce mépris de la transmission, de l’intelligence, prend pour modèle l’inculture plastronnante, la bêtise fière d’elle-même de leurs aînés. Devenus incapables de formuler des pensées vaguement articulées, appliqués à ne rabâcher que les idées reçues les plus confortables, nous nous contentons du minimum. Nous n’avons même plus besoin des nuances d’une langue : l’efficacité brute d’un langage utilitaire nous suffit. Entre anglicismes creux et réduction du vocabulaire, le massacre de la langue consacre l’empire de la novlangue qui enferme l’esprit et empêche de penser.

Notre horizon est rétréci au seul présent de notre expérience sensible. Pourquoi la nostalgie devrait-elle être coupable ? Nous haïssons le passé, craignant d’y trouver des comparaisons peu flatteuses. Alors nous le calomnions. Et nous nous condamnons à l’amnésie béate. Bigre ! Que c’est pratique ! Ainsi pouvons-nous nous croire délivrés de tout lien, de toute antériorité, de toute responsabilité. Fantasme de la tabula rasa. Du présent égotique étiré à la longueur d’une existence bien vaine. Nous nous pensons au sommet de l’évolution ; bercés dans l’illusion du Progrès, nous flétrissons tout ce qui a pu nous précéder.

Pire : nous nous imaginons non comme le fruit d’un processus historique, mais comme une rupture radicale, un absolu libre de tout lien, l’incarnation d’une pureté morale et idéologique – et il n’y a là aucune grandeur : seulement l’abjecte bêtise.

Mieux : nos prédécesseurs sont coupables de tout ce qui nous arrive – quant à nous, vierges de toute responsabilité nous pouvons nous contempler le nombril avec la plus niaise des admirations.

« Le dogme du progrès déshonore le bien en en faisant une affaire de mode », disait Simone Weil, non sans mépris pour ce présentisme, cet ethnocentrisme du présent. Bien vu ! « Une affaire de mode » qui n’affecte pas seulement « le bien » mais tout ce que nous touchons du doigt ou du regard – je n’ose pas écrire : de la pensée, puisque nous n’en sommes plus capables. Et jusqu’à l’homme, une mode passagère comme une autre.

Comme un besoin de grandeur.

L’intérêt immédiat, le court-termisme assujettissent nos ambitions déjà amputées de leurs ailes. Nous avons renoncé collectivement. L’enthousiasme des grandes explorations, des grandes découvertes scientifiques s’est éteint. L’idéal scientifique est aujourd’hui asservi aux intérêts de la technique et de la finance – autrement dit : au dieu-pognon.

Celui-ci nous aveugle. Et nous fait confondre hybris et grandeur. Un monde sépare la grandeur des cathédrales de l’hybris des buildings modernes.

Comme un besoin de grandeur.

Elle est partie sans bruit, sans prévenir qu’elle partait, et sans que personne ait fait un geste, dit un mot pour la retenir.

Comme un besoin de grandeur.

D’où vient cette haine de la Beauté qui ravage notre monde sensible ? Le beau nous semble une permanente insulte. L’admiration a laissé la place au ricanement ; nous avons perdu au change. Nous sommes tombés de l’élégance dans le carnaval. L’art contemporain est à l’art ce que la poubelle est au festin. Quant à la « culture de masse » qui a enterré la culture populaire, elle n’est qu’un cynique oxymore composé pour absoudre le consommateur de ses pêchés d’orgueil de gourmandise.

Notre monde lui-même est devenu moche. À travers les fenêtres du train ou de la voiture, ne défilent plus que des paysages défigurés par cette hideuse « modernité ». Zones commerciales, périurbain aux pavillons tous identiques, éoliennes, ronds-points agrémentés d’« œuvres » immondes… même les routes de province perdent les jolis arbres qui les bordaient : ils sont devenus dangereux pour les conducteurs… bêtement, je croyais que c’était l’inverse.

L’obsession de notre temps pour le sale, le moche, le glauque, le sordide relève de la psychanalyse – ou de la paire de baffes quand s’agitent les militants « déconstructeurs » demeurés (dans tous les sens du terme) à l’iconoclasme pipi-caca. L’haleine de nos philistins pue l’autodafé. Leur affreuse vertu destructrice tient toute entière dans le rictus narquois qu’ils affichent sur leurs selfies : on n’y voit que la rumination de leur ressentiment. Dans une sinistre pantomime, ils passent leur temps à geindre, à se plaindre, en attendant… quoi ? un bisou magique ? Mais la chouinocratie des névroses militantes s’étend à tous. Générations d’offensés hypersusceptibles, nous ne devrions pas hurler comme ça : il faut tout de même laisser quelque chose aux bêtes !

Comme un besoin de grandeur.

Que tout cela est mesquin !
Ah ! Mais c’est pas notre faute ! Parce que l’exemple vient d’en haut, n’est-ce pas ?

Incapables d’être à la hauteur de la situation, nos dirigeants politiques sont médiocres, incultes, mais surtout indécents. Ils honnissent le beau, le juste, le vrai, l’intelligence. Ils ne témoignent aucun respect pour le patrimoine qui les dépasse infiniment, dont ils sont pourtant les gardiens et qu’ils ont la charge de transmettre au moins aussi riche qu’ils l’ont reçu – par hybris, incompétence et désinvolture, ils le détruisent. Comme tout ce qui passe entre leurs mains. Ces rufians ne parlent de la liberté avec éloge que pour l’opprimer avec impunité. La politique depuis le caniveau. Nous aurions besoin de géants, nous avons des nains. Nous n’avons plus de héros à admirer, que des gestionnaires à mépriser. Ah ! Gary en rigole dans sa tombe :

À l’âge de l’informatisation, les « grands hommes » sont tombés en désuétude : la technique propre aux solutions économiques tendant de plus en plus à prendre le dessus en tant que puissance autonome, allant bien au-delà des courants idéologiques et des politiques, les sociétés capitalistes et communistes développées aboutissent à des décisions similaires au moyen d’une même approche technologique. Le temps est proche où le leadership en œuvre dans les sociétés férocement matérialistes consistera tout bonnement à mettre à exécution ce que les ordinateurs auront décrété.

Drôle de paradoxe : les bonimenteurs qui monopolisent le marché politique sont à la fois de minables gestionnaires et des idéologues endoctrinés. Ils ont fait du « réalisme » une doctrine. Bernanos a bien raison : le réalisme, c’est « le bon sens des salauds ». Tous les petits gris de Bercy, Bruxelles et Berlin qui nous gouvernent s’abreuvent à la même source idéologique : le néolibéralisme et sa déclinaison managériale. Fétichistes du chiffre, adorateurs du dieu-pognon, ces technocrates ne sont pas des hommes ; ce sont des tiroirs-caisses. Weber les a décrits : « Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là » ; Desproges les a moqués : « Nous n’avons plus de grand homme, mais des petits qui grenouillent et sautillent de droite et de gauche avec une sérénité dans l’incompétence qui force le respect. »

Depuis Desproges, nous avons poursuivi le chemin dans la vacherie humaine. Nous ne valons pas mieux que ces fripouilles qui font minent de nous diriger. Collectivement, nous nous prosternons aussi bassement devant le veau d’or. Bernanos, encore : « Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance. » Mais aussi l’Arioste : « Le vulgaire, pour dire toute ma pensée, qui n’honore absolument que la richesse, ne voit rien de plus admirable au monde ; il n’estime, il n’apprécie aucune autre chose, ni la beauté, ni la vaillance, ni la force corporelle, ni l’adresse, ni la vertu, ni l’esprit, ni la bonté. »

Quant à notre obsession pour les chiffres, notre réduction infantile de nous-mêmes à une quantification réificatrice – sportifs du dimanche bardés de capteurs, travailleurs à la poursuite d’objectifs ineptes comme des chiens après une baballe, fats consommateurs de divertissements formatés fiers de leur optimisation du temps de loisir, pignoufs accrochés au nombre d’abonnés à leurs réseaux dits sociaux comme des moules à leur rocher, zombies décérébrés par leur dépendance au défilement hypnotique d’images débiles sur leurs doudous technologiques… –, c’est encore Kierkegaard qui l’a le mieux résumée, en une formule aussi juste que cinglante :

L’homme ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro.

Comme un besoin de grandeur.

Jadis nation politique, nous ne sommes plus ni l’une ni l’autre. L’image commune est brisée. Effacée. Nation, culture, civilisation… ne se créent que par la seule force de la croyance en leur existence mythologique. Allez ! Encore Gary :

Les civilisations se sont faites et maintenues comme une aspiration et par la fidélité à l’idée mythologique qu’elles se faisaient d’elles-mêmes.

Les civilisations naissent par mimétisme, par une mimique entièrement vécue de ceux qui nourrissent de leur vie leur vision mythologique de l’homme. Ce processus de « sublimation » forme peu à peu un résidu de réalité ; c’est de cette fidélité à ce qui n’est pas que naît ce qui est, et il n’y a pas d’autre voie de la barbaque à l’homme.

Je répète : il n’y a pas d’autre voie de la barbaque à l’homme. Notre déficit d’imagination collective nous a fait oublier l’homme. Nous sommes revenus à la barbaque. « Une civilisation n’est digne de ce nom que lorsqu’elle parvient à diminuer la marge de l’irréalisable entre l’homme, donnée réelle, et l’homme, donnée imaginaire » : nous ne sommes donc plus dignes du nom de civilisation. CQFD.

Comme un besoin de grandeur.

Nous sommes, nous étions, nous devrions être ? : une nation littéraire. Un récit mythologique empli d’envolées, de noblesse et de passion à la fois patriotique et universelle : une « certaine idée » de la France et de l’homme qui se confondent. La scène de la Marseillaise dans Casablanca m’émeut toujours… il fallait des Américains pour si bien rendre le patriotisme français.

Nous devrions écrire notre histoire comme un roman, une épopée ou éventuellement une tragédie – nous rédigeons un livre de comptes. La France n’est plus la France. Normalisée, alignée sur un autre modèle, celui d’un syndicat de petits boutiquiers. La France n’est plus un « musée imaginaire » collectif : l’inculture vorace a anéanti les références nationales communes, ne laissant que la « culture de masse » sous le rouleau-compresseur « mainstream ».

Nous souffrons de désillusion collective. Nous sommes une nation dont la vie coule à flot en une hémorragie invisible mais si douloureuse. Les Français ne sont plus français, parce qu’ils n’en ont simplement plus envie. Le souvenir de ce que fut la France est de plus en plus émietté, parcellaire, faussé, manipulé et finalement oublié. Devenu cendre. À la place : un autre pays qui s’appelle aussi France mais devrait plutôt se nommer mini-France ou autre chose qui n’aurait plus rien à voir pour mettre fin à cette ambiguïté.

La mémoire historique collective du peuple français a simplement disparu. Nous sommes une nation amnésique. La grandeur a longtemps tenu la France éveillée ; ne plus même savoir prononcer ce mot nous est fatal. Nous sommes un vieux pays, d’un vieux continent – un vieux pays devenu, hélas, sénile. Nous naissons avec quinze ou vingt-cinq siècles d’histoire dans la peau… bagage trop lourd pour les nouvelles générations à qui on ne cesse de répéter que, parce qu’elles se sont donné la peine de naître, elles valent bien mieux que toutes ces vieilleries coupables de tout.

Alors nous jouissons dans la haine de soi et l’autodénigrement. Nous falsifions l’histoire et avilissons nos grands hommes en faisant des victimes de ces héros. Car l’héroïsme devenu suspect, on préfère les victimes – statut si désirable. Sombre époque qui calomnie la grandeur et glorifie la chouinerie.

Comme un besoin de grandeur.

De l’audace, que diable ! Du panache, de l’honneur, de la vertu !

Comme un besoin de grandeur.

Cincinnatus, 8 avril 2024

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Comme un besoin de grandeur”

  1. Bonjour,
    Bon… je suis moins pessimiste et pour tout dire un indécrottable optimiste puisque je crois en l’Homme, c’est sans doute un peu court comme justification quoi que…
    Je partage votre point de vue sur la grandeur et l’abandon qui est le nôtre (il faut l’accent?) mais le caniveau n’est pas si confortable qu’on ne veuille un jour ou l’autre s’en éloigner.
    La culture de masse… Elle fait oublier la masse des cultures, elle simplifie jusqu’à la connerie enfin si je peux dire; je peux?
    Ceux qui ont les moyens d’accès à la culture (tout court) et aiment le miroir des médias font de l’entre-soi qui conduit à une forme aigüe et chronique de connerie aussi.
    Je dis « ceux qui ont… » mais non, pas tous… Vous devriez vous lire, vous verriez.
    Pierre

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