La fabrique du Méchant

Saint Georges et le dragon, Paolo Ucello (1470)

L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui !
Pierre Desproges

Le procédé est vieux comme le monde : construire de toutes pièces un Méchant afin de mieux se faire passer pour le Gentil de l’histoire… et, souvent, simplement pour exister. À l’heure des réseaux dits sociaux et des crispations identitaires, cette technique éculée est à la mode… et utilisée sans retenue par tous les camps politiques. En effet, nul besoin d’imagination, ni d’intelligence, tant c’est efficace.

Bien entendu, à ce jeu-là, la figure du Juif reste hors catégorie. Régulièrement ressortie des placards selon les affects collectifs du moment, elle représente la valeur sûre pour tous les complotistes, tous les bourrins bas-du-front, tous les tricards en mal d’électeurs, tous les véreux, prévaricateurs et autres corrompus cherchant une échappatoire en détournant l’attention publique de leurs propres turpitudes. Le pire, c’est que ça marche à tous les coups. En ce moment, c’est surtout par la gauche que l’antisémitisme revient sur le devant de la scène – non que ce soit vraiment une nouveauté : contrairement aux idées reçues, il n’a jamais été l’apanage de la seule extrême droite ! Sous couvert d’« antisionisme », pseudo-notion servant de paravent faussement humanitaire à une haine bien ancrée dont la défense des Palestiniens n’est qu’un misérable cache-sexe, une partie de la gauche renoue tranquillement avec les équations nauséabondes « juifs = Israël = méchants » et « juif = riche = méchant ». Que tout ceci soit navrant d’imbécillité n’a aucune espèce d’importance pour les antisémites confits dans leur bonne conscience.

Heureusement (?) pour eux, les juifs ne sont toutefois pas les seuls à subir un tel traitement de « diabolisation ». Transformer l’adversaire en ennemi est bien trop commode pour n’être pas unanimement appliqué. Cela évite de se poser des questions. Si l’autre incarne le Mal absolu, il n’y a aucun scrupule, aucun remords à avoir : le combattre pour le détruire va de soi. L’expulsion de l’autre hors de l’espace public rend inutiles toute pensée et toute argumentation. Paresse intellectuelle et autosatisfaction s’épanouissent. Le doute en soi – si tant est qu’il puisse y en avoir un – s’éteint de lui-même tant on se vautre dans la moraline et la conviction d’appartenir au camp du Bien©.

D’un manichéisme aussi simpliste qu’un conte pour enfants à la sauce Disney (Charles Perrault était d’une bien plus grande subtilité), cette réduction à l’ennemi fonctionne comme un mot de passe idéologique pour se reconnaître, pour assurer l’entre-soi, pour se rassurer. On se congratule mutuellement entre membres de la même coterie, entre propagateurs de la même vision du monde. On resserre les rangs. On s’acharne ensemble sur les mêmes épouvantails. Et puis, surtout, dans une forme répugnante d’exhibitionnisme, on se plaît à afficher outrancièrement sa propre valeur. C’est si bon pour l’ego. Et tant pis si, à chaque fois, en niant les nuances du réel, on s’enfonce un peu plus dans le délire.

Tout ce qui compte, c’est d’activer les bons vocables, des mots qui ont perdu leur sens, ou à tout le moins leurs sens, leurs nuances, leur polysémie, au profit de définitions manipulées, souvent opposées à ce qu’ils veulent vraiment dire. Cette confiscation de la langue par la novlangue militante fonctionne comme un viol de la pensée. Les mots n’agissent plus que comme le coup de marteau du médecin sur le genou : ils provoquent un réflexe immédiat, sans intervention du cerveau. Pour être un bon militant, il ne faut plus maîtriser les éléments fondamentaux de la doctrine idéologique ni l’art de l’argumentation, même entachée d’une certaine mauvaise foi. Aucune culture politique n’est plus nécessaire. Il suffit de réagir aux stimuli commandés, comme le taureau devant la cape rouge du matador. Et de débiter les « éléments de langage » qui font office de conscience politique. Rien que de très cohérent puisque l’autre, l’ennemi, est rejeté en-dehors du champ du débat politique : à quoi bon s’embarrasser de la moindre structure argumentative ? L’invective et la « punch line » suffisent pour faire le buzz.

La liste des ingrédients pour produire un bon Méchant varie largement, selon le camp du Bien© auquel on prétend appartenir, puisant dans les ronflantes et fumeuses notions pseudo-scientifiques et les adjectifs réduits à une définition univoque et, bien entendu, péjorative : islamophobe, colonialiste, raciste, facho, extrême droite, laïcard, blanc, blantriarcat, oppresseur, homme, violeur, misogyne, transphobe, réac, bourgeois, nanti, spéculateur, financier, riche, sioniste, juif, cosmopolite, étranger, immigré, envahisseur, racaille, populace, gueux, assisté, chômeur, parasite, fonctionnaire, étatiste, socialiste, communiste, bolchévique, soviétique, stalinien, gauchiste, etc. [1] Autant de figures du Mal qu’il y a d’autoproclamés défenseurs du Bien.

Aussi fatigant cela puisse-t-il être, chacun continue de s’amuser à se faire peur et, surtout, essaie de faire peur aux autres avec ces caricatures que la simple évocation est censée suffire à rendre réelles – fichue croyance en la performativité magique du langage. La fabrication, par la seule force du verbe, du monstre repoussant est probablement, de l’idéologie, l’utilisation la plus paresseuse qui soit. Nous avons beau être tous des idéologues, cela n’empêche pas la lucidité et l’honnêteté intellectuelle !

*

La création de ces caricatures ridicules par des Don Quichotte amputés du panache et de l’humanité, des Torquemada de salon aux imprécations aigres, des Catilina de village, ne devrait avoir aucune conséquence. En politique, on n’a que des adversaires, pas des ennemis. Or, comme l’a bien montré Carl Schmitt, le problème demeure que l’initiative appartient à celui qui désigne l’autre comme ennemi.

Cincinnatus, 28 novembre 2022


[1] Finalement, les « vipères lubriques » de l’ère soviétique nous manqueraient presque.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 réflexions au sujet de “La fabrique du Méchant”

  1. Désolé, Cinci, mais là-dessus, je ne vous suis pas. Et je m’étonne que vous-même vous souteniez le Gouvernement de l’État d’Israel, quoi qu’il fasse. Et que vous refusiez la distinction anti-sionisme- anti-sémitisme. Bon, vous avez sûrement vos raisons, je veux dire vos motifs, pour cela.
    Quand à moi, malgré tout, je reste un admirateur d’Israel et un ami de beaucoup de Juifs.

    Avec toute mon estime pour votre talent et les opinions que généralement vous défendez,
    FGQ

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    1. Bonjour,

      j’avoue que je ne comprends pas votre commentaire. Où donc ai-je écrit quoi que ce soit à propos d’un éventuel soutien de ma part (ou critique, d’ailleurs) au gouvernement israélien ? Je me suis contenté de constater l’utilisation qui est faite, par des militants se revendiquant de la gauche, de la notion d’antisionisme comme cache-sexe de leur antisémitisme.

      Amitiés
      Cincinnatus

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      1. Vous avez raison: dans votre billet l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme n’est qu’accessoire. L’essentiel est ailleurs: dans la facilité avec laquelle nous élisons trop souvent de commodes victimes expiatoires pour mieux nous croire des Justes défendant le camp du Bien.
        Sans doute ai-je réagi avec trop de vivacité à cause du conflit en Ukrainei : dans cette affaire, les torts me semblent partagés – inégalement du reste, mais partagés. Et je suis désolé et choqué de constater que cette opinion n’est le plus souventsoutenue que par des gens « de Droite ». « la Gauche », qui est censée défendre des valeurs (de solidarité notamment) auxquelles j’adhère, suit en l’occurence la doxa américaine. Me voici donc bouleversé. S’il n’y avait que cela, moindre mal!
        J’ai bien sûr remarqué que vous aviez doigneusement évité jusqu’ici de faire part de votre lecture des évènements. « Usque quandem, Cicinnatus? »

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