On a tous des petits plaisirs coupables. Je le confesse : j’aime à sacrifier régulièrement aux divertissements de masse, tout particulièrement en matière cinéphilique[1]. Comme quoi, on peut se revendiquer esthète et apprécier les grosses productions qui tachent[2]. Allez, petite analyse peu sérieuse du phénomène en trois degrés de lecture.
1er degré
C’est celui du divertissement immédiat ressenti au visionnage. Pourquoi bouder son plaisir ? Évidemment, on assiste en général à un spectacle intellectuellement pauvre (pour ne pas dire pire) consistant essentiellement en images qui vont vite, en événements prévisibles, en actions outrées, en sentiments stéréotypés, en intrigues vues et revues… Car toutes ces superproductions se ressemblent au point qu’on a l’impression de revoir à chaque fois le même film. Mais c’est aussi pour cela qu’on y va : on sait ce qu’on va voir et on sait pourquoi on va le voir. Vite-vu vite-oublié, on retrouve toujours les mêmes sensations. Il ne s’agit de rien d’autre que de « divertir », de s’amuser, de retrouver l’évasion enfantine et l’abdication de la pensée et du jugement critique. C’est con, et parfois, la connerie, ça fait du bien. J’aime ainsi retrouver régulièrement Tony, Chewie ou Harry ; ou découvrir d’autres caricatures grossières mais amusantes. Quitte à sortir avec une moue de côté et un regard complice : « c’était vraiment mauvais, hein ? – ouais, vraiment ! – … on ira voir la suite ! – ouais !! » J’assume cette jouissance purement consommatoire sans la dénigrer comme aiment tant le faire certains snobs et pisse-vinaigre.
2e degré
C’est celui de la discussion et du discours sur l’objet lui-même. De l’échange et du partage social, en somme. Ainsi peut-on savamment analyser la culture mainstream ; ergoter sur ces films-thermomètres de l’époque ; décrypter les relations sociologique sous-jacentes ; examiner scrupuleusement le traitement des questions ethnico-culturo-genresques ; vilipender la spectacularisation des rapports de classes ou s’extasier devant le caractère subversif que réussissent à porter des productions de la grosse machine hollywoodienne ; ratiociner sur le minimalisme de scenarii clichés ou sur l’indécence de budget colossaux ; décliner les subtiles références, (auto)citations et autres caméos en un discours érudit ou cuistre ; admirer la puissance démiurgique des créateurs d’univers et en faire les égaux des grands auteurs d’épopées, Homère ou Virgile en tête ; comparer ces cosmogonies modernes aux mythologies classiques en cherchant (et trouvant) les invariants et universels ; s’invectiver sur les différentes interprétations de tel ou tel événements ; s’indigner des libertés prises dans l’adaptation de l’œuvre originale ; pointer les incohérences de l’univers entre les épisodes 3 et 25 ; noter les progrès techniques et remarquer combien les avancées dans les effets spéciaux rejaillissent dans des secteurs insoupçonnés du quotidien ; se lamenter sur l’imprégnation des imaginaires collectifs par les valeurs et contre-valeurs véhiculées et, par conséquent, sur l’appauvrissement des imaginations enfantines comme adultes ; etc. etc.
3e degré
C’est celui du tri et de la distinction : le moment où l’on constate que, malgré les apparences, tous les blockbusters ne naissent pas égaux. Certes, les ficelles sont souvent identiques, quel que soit le genre auquel appartient la production, d’un film de super-héros à un film d’animation, en passant par les space operas et SF, les sagas d’espionnage[3], les n-logies fantastiques (remplacer n par le plus grand nombre possible pour que ce soit le plus rentable possible au box-office mondial), etc. Certes, on retrouve toujours les mêmes ressorts scénaristiques, les mêmes structures d’intrigues, les mêmes archétypes de personnages… Et pourtant, tous ne se valent pas. Déjà, on accroche ou pas au genre : personnellement, je ne supporte pas les films d’horreur ni de course (genre Fast and Furious) : je leur préfère… tous les autres. Surtout, pour approfondir le 2ème degré, on constate que les valeurs et principes que portent ces films ne se résument pas toujours naïvement au modèle « occidental » ou à l’American way of life, dans un mélange un peu nauséabond de bons sentiments mièvres et de néolibéralisme benoît et benêt. Même si c’est généralement le cas, il faut creuser un tout petit peu plus pour s’apercevoir que certains peuvent être plus ou moins idéologiquement nocifs. Par exemple, en ce qui concerne les films de super-héros, les adaptations des comics Marvel[4] et DC n’ont rien à voir. Les premiers jouent à fond la carte du grand spectacle et de l’humour, alors que les seconds véhiculent le même nihilisme que les films de Nolan, le talent du réalisateur en moins.
Alors ne boudons pas notre plaisir. C’est quand déjà le prochain Star Wars ?
Cincinnatus, 5 décembre 2016
[1] L’essentiel de ce billet est aussi valable pour un certain nombre de séries tv dont la qualité et la production se rapprochent de plus en plus du cinéma, quand elles n’en constituent pas carrément une part complémentaire au sein d’un univers commun.
[2] Évidemment, quel que soit le plaisir que j’ai à les voir, ces films sont des objets de consommation pure, des distractions tout à fait agréables. Mais cela n’a rien à voir avec Bergman, Chaplin ou Mizoguchi, que je considère comme des artistes au sens le plus fort du terme, dont le cinéma relève de l’œuvre et participe à l’édification d’un monde commun. Et ce n’est pas une question de genre « noble » ou pas. La science-fiction, par exemple, propose un grand nombre de véritables chefs-d’œuvre, tant en littérature qu’en cinéma, dont la portée artistique et philosophique est indéniable.
[3] Qu’on m’explique la différence entre le Tom Cruise de Mission Impossible, le Matt Damon de Jason Bourne ou le Daniel Craig de James Bond !
[4] Univers X-Men ou Avengers : malgré des nuances, on retrouve le même esprit.