La République à chaque coin de rue

Devise républicaine

Partout où l’État s’est retiré, les mafias identitaires et/ou criminelles se sont installées, encouragées par les dévots du saint-marché. Face à l’extension du domaine du caïdat, mais aussi, plus généralement, pour sortir la France du marasme dans lequel l’ont plongée des décennies de néolibéralisme (les deux sont liés), une seule politique sérieuse et digne est possible : un réinvestissement massif de la République et de l’État. Pour cela, les politiques dites de la ville et de l’aménagement du territoire doivent être reprises en main avec ce seul objectif : « la République à chaque coin de rue ».

Plus qu’un slogan, l’expression dit la volonté politique qui devrait être celle de nos dirigeants s’ils étaient capables d’assumer leurs responsabilités. Où que l’on se tourne, partout en France, et tout particulièrement dans ces territoires abandonnés, on doit voir physiquement et symboliquement la République ferme et droite. Commune par commune, quartier par quartier, rue par rue il faut installer des services publics [1] – tous les services publics : écoles, collèges, lycées [2], universités, musées, bibliothèques, gymnases [3], pôles emploi, sécurité sociale, assistants sociaux, hôpitaux, commissariats de police, casernes de pompiers, tribunaux, centres administratifs déconcentrés [4], etc. etc. selon une politique exactement opposée à celles de saupoudrage clientéliste ou d’optimisation gestionnaire qui ont prévalu jusqu’ici. Au contraire ! l’implantation de ces services ne doit répondre qu’à une seule logique : tisser un maillage le plus serré possible qui ne laisse aucun trou.

Tous les citoyens, où qu’ils se trouvent physiquement, doivent voir la République et ses serviteurs en action, doivent accéder immédiatement à tous les services auxquels ils ont droit.

Cela signifie également en finir avec le vandalisme que subit notre patrimoine au profit du mercantilisme et de la rapacité. La destruction de pans entiers de notre histoire, de notre héritage, nous rend amnésiques et enlaidit notre quotidien. L’incurie et l’inculture des élus locaux et même, parfois, de ceux qui, au sein de l’État, ont la responsabilité de préserver ce patrimoine, provoquent des crimes contre la civilisation. La culture, au sens qu’en donne Hannah Arendt de « tendre souci » pour ce dont nous héritons de nos morts et que nous avons le devoir de transmettre à ceux qui vont naître, doit toujours primer sur les appétits du marché auquel les dirigeants politiques se prostituent. « La République à chaque coin de rue », c’est aussi pour chaque citoyen la conscience vive de l’importance de ce patrimoine et la fierté de participer à cette œuvre commune.

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Mais cette politique ne doit pas se limiter aux seuls quartiers en déshérence à la périphérie des grandes villes. Elle revêt une nécessité vitale aussi dans les espaces ruraux qui crèvent de la métropolisation insensée, de la stupide concurrence entre territoires et de la folle admiration pour des « modèles étrangers » fantasmatiques qui n’ont ni la même culture ni la même histoire [5]. Politique de la ville et aménagement du territoire national se croisent ainsi au foyer de la reconquête républicaine.

Car là aussi, l’État doit investir massivement par la reconstruction d’un tissu dense de services publics. Il doit également faire en sorte que la République assure comme elle se doit l’égalité de droit de tous, partout. La démocratie doit donc être rétablie en mettant fin aux « expérimentations locales » et autres autorisations à « déroger » à la loi, qui minent la citoyenneté et la cohésion nationale en créant des droits différents selon où l’on habite.

De même, doivent être supprimés les échelons technocratiques, antirépublicains et antidémocratiques qui ne servent qu’à offrir des sinécures aux obligés et du pouvoir aux incompétents. Toutes les formes d’intercommunalités, qui vampirisent et détruisent les communes, ainsi que les « grandes régions », mauvaises caricatures impécunieuses des Länder allemands, ne méritent qu’un démantèlement immédiat et sans appel. Leurs pouvoirs exorbitants doivent être rendus aux échelons les plus efficaces et les plus démocratiques : les communes et les départements, libres ensuite de coopérer et de s’associer pour travailler ensemble. Parce que ce sont eux qui peuvent mener les politiques publiques pertinentes au plus près des besoins et des attentes des citoyens. Parce que ce sont eux que les citoyens connaissent et reconnaissent. Parce que c’est sur eux que les citoyens peuvent exercer un contrôle démocratique.

Pour ce faire, ils doivent s’appuyer sur l’État et ses représentants à leurs côtés : les préfets et leurs administrations. Hélas, malgré la persistance en son sein de réels serviteurs de l’État, la préfectorale est aujourd’hui parasitée par un nombre bien trop important d’individus placés là en remerciement de leurs services qui n’ont rien à voir avec celui de l’État. Son nettoyage devrait être une priorité pour que l’image comme l’efficacité de la République soient restaurées. Pour que, surtout, les préfets jouent leur rôle auprès les élus locaux indépendamment et sans arrière-pensée carriériste, mais qu’ils n’hésitent pas non plus à se substituer sans trembler aux maires défaillants et corrompus. En la matière, ceux qui incarnent la République, élus comme fonctionnaires, ne peuvent qu’être exemplaires, ne souffrir aucune suspicion de prévarication ni d’injustice. À tous les niveaux, la corruption doit être combattue avec la plus grande fermeté.

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Les zélateurs du néolibéralisme se récrieront : « les services publics coûtent coûte trop cher », « l’État c’est mal », « une telle politique relève d’un soviétisme archaïque »… ad nauseam. Ils ont à tel point gagné la bataille culturelle que leurs sophismes et pétitions de principes sont ancrés dans les esprits comme des vérités éternelles. Or, n’en déplaise aux petits roquets de l’économiquement correct, fanatiques de l’État-croupion, implanter des services publics pour les citoyens qui en manquent cruellement, c’est aussi relancer l’activité économique de ces territoires : susciter de l’activité professionnelle dans des quartiers désertés qui ne vivent que de l’économie souterraine et des trafics divers, et dans des villes et villages ruraux désertés et vidés de leur substance, créer un environnement susceptible d’attirer non seulement ceux qui sont amenés à y travailler mais également, par le dynamisme retrouvé, entreprises et commerces locaux… bref, se servir du levier public pour recréer un environnement économique sain [6].

Étrange comme tout cela semble échapper à ceux qui profitent du pourrissement. Les ennemis de l’État et de la nation sont responsables de la situation actuelle et exploitent largement ce système qui détruit les services publics au bénéfice de leurs amis. Ils ont tout à perdre à voir l’égalité et la justice reprendre leurs droits. On se passera d’eux. Mieux, on démontrera leur culpabilité : après des décennies d’échec, comment osent-ils seulement la ramener ?

Il faut cesser de penser en petits comptables ayant troqué leur cerveau contre une calculette. Oui, une telle politique coûtera cher, oui elle prendra du temps – sans doute de nombreuses années – pour aboutir, oui elle nécessitera de la volonté, du courage et de la vertu civique, trois qualités qui ne caractérisent guère notre classe politique. Mais une telle politique est nécessaire pour reconstruire. Ce n’est pas une recette magique mais un devoir impérieux : investir dans les biens communs, au service de tous, dans l’égalité des citoyens, dans la dignité, la justice et la solidarité. « La République à chaque coin de rue » doit être l’application matérielle, physique, visible, ancrée dans le paysage quotidien, d’une politique générale de refondation dans tous les domaines : institutions, économie, culture, enseignement, recherche, santé, justice… Il est temps d’en finir avec ce régime hybride d’oligarchie et d’ochlocratie. Il est temps de remettre sur pied la République et de forger des républicains !

Cincinnatus, 1er juin 2020


[1] En commençant par rénover les bâtiments qui abritent ceux qui existent déjà !

[2] Toutes les filières, tous les niveaux et, en particulier, des classes préparatoires dans tous les lycées de banlieue, parce que l’excellence, cette récompense de l’effort intellectuel, n’est pas réservée aux centres-villes.

[3] Notamment pour faire pièce à ces « salles de sport » fréquentées par les seuls garçons qui y viennent pour faire de la gonflette et apprendre à mieux cogner les autres.

[4] Et même ces horloges publiques qui tendent à disparaître de nos paysages urbains alors qu’elles rappellent symboliquement le temps qui nous est commun.

[5] La volonté de réduire le nombre de communes ne trouve pour seule justification que « les autres pays n’en ont pas autant »… comment peut-on proférer de telles stupidités sans immédiatement mourir de honte ?

[6] Quant aux sophismes et mensonges ressassés en continu dans un psittacisme indigeste, selon lesquels nous aurions déjà le record de la dépense publique, les services publics seraient inefficaces et les fonctionnaires des parasites inactifs (jusqu’à ce qu’ils aient besoin d’eux), et autres billevesées, si les économistes qui balancent de telles énormités faisaient preuve d’honnêteté intellectuelle… eh bien, ils ne seraient pas économistes ! J’ai déjà répondu à de nombreuses reprises à ces âneries, par exemple ici : « Un républicanisme économique ? », et je continuerai de le faire (en particulier à propos de l’amélioration de la qualité et de l’efficacité des administrations et services publics), mais ce n’est pas le sujet de ce billet.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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