
Bien loin des fantasmes présentant les grandes entreprises et les ultrariches d’aujourd’hui comme les descendants directs des aristocrates amis des arts et des lettres de la Renaissance italienne, le mécénat sous sa forme contemporaine n’est que l’aveu d’impuissance volontaire et consentie de l’État. Masochiste, suicidaire, celui-ci choisit de privatiser la politique patrimoniale et culturelle nationale tout en en collectivisant les coûts. Il abdique sa responsabilité de conservation du patrimoine et l’abandonne aux entreprises privées. Résultat : les institutions publiques responsables de la préservation de ce patrimoine doivent draguer les philanthropes plus ou moins sincères et les entreprises susceptibles de combler les trous budgétaires laissés par le retrait de la tutelle étatique. Or, pour ce faire, elles sont contraintes de dépenser de l’énergie, du temps et de l’argent à ces campagnes de séduction, plutôt que de se consacrer à leur métier et à leurs missions. Shadokien ? Si seulement ce n’était qu’absurde…
La perversité profonde d’un tel système commence déjà à se révéler avec le spectacle navrant de la concurrence que se livrent les établissements culturels pour attirer les investisseurs. Alors qu’ils participent collectivement à la préservation du patrimoine commun, ils sont forcés de se livrer une guerre fratricide pour plaire à des gens qui ne comprennent que la langue de l’argent et n’entendent rien à la culture. Et lorsque les plus gros et/ou les plus bankable ont l’heur de plaire, sans doute préfèrent-ils oublier que l’argent si chèrement reçu d’un généreux mécène manquera cruellement à des collègues au moins autant dans le besoin. Cette compétition est profondément malsaine, n’en déplaise aux esprits malades qui ne perçoivent les relations humaines que sous l’angle du conflit et de la domination du fort sur le faible. L’extension du domaine d’un darwinisme vicié car (volontairement ?) mal compris ne peut que ravager les activités humaines liées à la culture. Les financeurs potentiels sont expressément invités à jouer les établissements culturels les uns contre les autres, à provoquer cette guerre de chacun contre tous – sombres philistins, ils garnissent les gradins d’un arène où se combattent des gladiateurs esclaves. Contraintes de s’abîmer dans une attitude servile, les institutions patrimoniales se rabaissent à la drague la plus vulgaire pour se disputer quelques kopeks.
Certains préfèrent toutefois esquiver cet embarras et en appeler directement au peuple. Si l’État n’assume pas son rôle, autant s’en remettre à la source de toute souveraineté et à ceux à qui appartiennent vraiment les trésors nationaux : la Nation ! Les campagnes de « financements participatifs » cherchent à rétablir le lien perdu entre le public et les œuvres dont les vivants héritent des générations précédentes et qu’ils ont la lourde responsabilité de transmettre à leurs successeurs. Ceux-là ne peuvent toutefois guère éviter les méthodes indignes aujourd’hui de mise : dans une société où règnent le clinquant, le « bling bling » comme on disait dans les années 2007, les paillettes, le vulgaire, le tape-à-l’œil… seuls survivent les cuistres en tous genres. Ainsi, lorsqu’il s’agit de promouvoir le patrimoine auprès de ceux dont les impôts devraient déjà servir à ce but, les mêmes méthodes sont employées. Après tout, l’exemple ne vient-il pas de tout en haut ? La sinistre pantalonnade du loto de Stéphane Bern ne fait que souligner la capitulation des gouvernants.

Plutôt que de procéder aux arbitrages nécessaires et à établir une politique culturelle et patrimoniale cohérente en abondant les budgets nécessaires à la préservation du patrimoine, l’État, sous la direction des dirigeants politiques, diminue drastiquement les budgets des établissements et les encourage à développer ces fameuses « ressources propres », termes de novlangue signifiant plus vulgairement : « démerdez-vous pour trouver du pognon : on n’en a rien à foutre du patrimoine ni que vous creviez ». Et, « en même temps »©, il distribue largement les cadeaux fiscaux aux entreprises privées qui se mêlent de culture, en fonction de leur intérêt bien compris, plutôt que de verser directement cet argent aux institutions sous sa tutelle. Comportement masochiste et suicidaire : l’année dernière, la niche fiscale mécénat a coûté à l’État la bagatelle de 990 millions d’euros. Autant d’argent donné au privé pour le remercier de décider de la politique culturelle de la France.
Les services marketing et communication de groupes privés, auxquels se joignent pour la curée les conseillers en relations publiques de grandes fortunes qui se piquent d’être de fins connoisseurs et amis des lettres et des arts, régissent donc le patrimoine national. Ils ont pouvoir de vie et de mort sur les établissement culturels et en usent selon les instructions reçues de services financiers qui calculent le retour sur investissement promis par ces versements à la philanthropie de façade. Les sommes miséricordieusement données, pour la plus grande partie, sont remboursées par de l’argent public et, pour le reste, servent d’investissement pour l’image du donateur, avec un rendement largement positif. Mieux encore, le prétexte du mécénat sert souvent à ponctionner l’argent public directement pour alimenter la communication des entreprises dans des montages culturellement bidons mais pécuniairement juteux. Demandez donc son avis à Monsieur Bernard Arnault avec sa fondation Vuitton et comment il fait sa pub avec notre argent [1]. L’État finance donc des entreprises et des individus richissimes et abandonne son patrimoine : avec ces méthodes de voyous, le mécénat marche sur la tête !
Cincinnatus, 15 avril 2019
[1] En matière d’escroquerie, la fondation Vuitton peut servir de modèle absolu. Alors que l’échange et la réciprocité sont la règle dans les prêts entre musées, les fondations privées de ce genre cassent le système en payant les prêts de manière directe ou détournée : cette concurrence déloyale assèche les vrais musées publics et les menace dangereusement.