Les réseaux sociaux, les GAFAM et la démocratie

Prométhée par Theodoor RomboutsDonald Trump a été banni de Twitter – ses comptes ont été également supprimés d’autres réseaux sociaux et plateformes en ligne. L’entreprise à l’oiseau bleu a osé interdire l’accès à ses services à un futur-ancien-président-des-États-Unis. Avec lui, quelques dizaines de milliers de ses partisans ne pourront plus gazouiller ni accéder à certains services en lignes comme Airbnb. Ces conséquences de la « prise du Capitole » du 6 janvier 2021 semblent prendre des proportions presque plus importantes encore que l’événement lui-même. On se déchire sur les plateaux télé, les stations de radio et – surtout ! – lesdits réseaux sociaux. Les gros mots sont de sortie : « (ir)responsabilité », « justice », « dictature », « démocratie en danger »… on s’émeut, ça fait le buzz. Avant de vite passer à autre chose.

De bonnes âmes, des grands esprits et même des démocrates sincères se réjouissent ouvertement de la censure antitrumpienne. Leurs arguments, de valeurs inégales, pointent que les réseaux sociaux ont (enfin) pris leurs responsabilités en coupant court aux discours de haines, aux provocations antidémocratiques, aux tentatives de sédition, aux insurrections fascistes, etc. ; qu’ils ont fermé les comptes personnels de Trump, par lesquels il s’exprimait à titre individuel, et non des comptes institutionnels et l’ont ainsi traité comme n’importe quel utilisateur qui viole les règles encadrant l’usage de ces services ; que, justement, ce sont là des entreprises privées et non des services publics, qui ont donc toute latitude pour se séparer d’utilisateurs qui ne leur conviennent pas, selon les fameuses « conditions générales » léonines que nous nous engageons à respecter en ouvrant un compte ; qu’il est absurde, voire déplacé, de s’offusquer de ce statut privé qu’ils partagent avec l’immense majorité des médias [1] ; etc. etc.

La démocratie se définit à la fois comme un type de gouvernement, un processus historique et un espace public libre et dynamique [2]. C’est dans cette dernière dimension que les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans les démocraties contemporaines, semblant offrir de nouveaux lieux d’expression, de rencontre et d’échange dans la « lumière du public ». S’agit-il pour autant de nouvelles acceptions de l’espace public à proprement parler ? Rien n’est moins sûr.

Les réseaux sociaux n’ont rien d’espaces ouverts garantissant les libertés de conscience et d’expression. Leur organisation et leur fonctionnement encadrent l’expression de leurs utilisateurs dans des formats axiologiquement orientés. Plus encore, l’idée qu’ils seraient « un outil », comme une forme vide, dont on serait maître du mode d’utilisation, est naïve ou mensongère. Comme les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et comme les « nouvelles » plateformes de la génération suivante (les Uber, Airbnbn, and co.), ces entreprises véhiculent une vision du monde propre qui guide tant leur gestion que leurs rapports avec leurs utilisateurs. Une Weltanschauung pour laquelle le concept de « liberté d’expression » n’a pas forcément le même sens que pour un universaliste laïc.

Ces entreprises embrassent pleinement les fondamentaux de l’idéologie néolibérale et son culte de la « modernité » et du « progrès » [3]. L’alliance, trop rapidement qualifiée de « libérale-libertaire », qui s’opère entre néolibéralisme et identitarisme trouve dans la volonté de ces entreprises d’incarner le Bien© [4] une caisse de résonnance à la puissance inédite. Ce qui se traduit par une obsession raciale exprimée avec une naïveté sidérante. Il n’y a ainsi aucun problème à ce que l’hypersensibilité au respect des sentiments blessés soit à géométrie variable (on pourrait dire : « à la tête du client »). Les censures politiques et idéologiques ne posent pas de problème quand elles vont dans « le bon sens », comme témoignent les exemples trumpistes.

Pour être plus précis, se mêlent l’idéologie que portent ces entreprises, leurs intérêts bien compris (financiers notamment, mais pas uniquement), et la pression à laquelle elles sont soumises par les différents lobbies. La convergence de ces trois facteurs conduit à la mise en place d’actions inquisitoriales à proprement parler politiques, comme l’introduction par Microsoft dans Word, le logiciel de traitement de texte le plus utilisé au monde, de nouvelles règles de correction « stylistique » qui encouragent l’utilisateur à employer certains mots plutôt que d’autres, afin de ne pas « froisser » les identités sensibles. Trop bienveillante pour être honnête, sous l’expression « langage non-discriminant » se cachent des formes avouées de censure idéologique ; le vocabulaire que l’on emploie est jugé par Microsoft qui nous dicte comment et quoi écrire.

En ce qui concerne les réseaux sociaux, les choix de fermeture de comptes ne lassent pas d’étonner. Il paraît très facile de couper l’accès à Trump et à ses partisans mais visiblement bien plus compliqué de s’attaquer aux harceleurs de défenseurs de la laïcité comme la jeune Mila ou Zineb El Rhazoui qui subissent des milliers de menaces de mort. Leurs ennemis haineux sont tranquilles alors que nombre d’utilisateurs sont régulièrement bannis pour des raisons ahurissantes sans qu’aucun appel ne soit possible. Le pouvoir des meutes – peu importe ce qu’elles revendiquent, le nombre fait la force [5] – profite d’une politique de censure opaque, cogérée par des puritains américains, des « intelligences artificielles » aux algorithmes obscurs et, surtout, des petites mains humaines opérant depuis des pays aux références idéologiques et culturelles souvent peu compatibles avec notre conception de la liberté d’expression ou du droit au blasphème.

Certes, Twitter n’est pas le monde. C’est un monde – un tout petit monde narcissique, une cage entièrement constituée de miroirs tournés vers l’intérieur en lesquels chacun peut s’absorber dans ses innombrables reflets déformés pour mieux oublier que le réel est de l’autre côté. Certes, les réseaux sociaux ne sont qu’une illusion construite sur l’entre-soi affinitaire où la discussion est biaisée par la confirmation et le renforcement des opinions. Certes, la majorité des citoyens n’utilisent ni Twitter ni Facebook, sauf pour partager des photos des enfants, suivre son groupe de musique préféré ou regarder des vidéos de chatons mignons. Certes.

Et pourtant, de même qu’Uber ne concerne que des segments très précis et très restreints de la population mais atomise le droit du travail avec des répercussions dans tous les secteurs, de même qu’Amazon rebat brutalement les cartes de la distribution et du commerce – et jusqu’à l’urbanisme –, de même, les réseaux dits sociaux, quoique n’étant pas le réel, le manipulent. Ils ont sur lui un tel pouvoir qu’ils le déforment, l’orientent. D’une part, la « circulation circulaire de l’information » décrite par Bourdieu est à la fois renforcée et redirigée par l’irruption de ces nouveaux acteurs, avec pour conséquence l’éclatement de l’information et l’affaissement de la crédibilité des figures d’autorité. D’autre part, l’espace public est pulvérisé, renforçant sa balkanisation, c’est-à-dire la constitution de forteresses par communautés d’élection.

Enfin, en situation « d’abus de position dominante automatique », ils peuvent exercer leurs chantages sans craindre sérieusement leur remise en question – malgré les tentatives ponctuelles et anecdotiques d’émergence de concurrents. Chantages qui n’ont aucune limite : le pouvoir et la puissance des GAFAM, notamment mais pas seulement, les placent à la hauteur des États eux-mêmes, si ce n’est en surplomb. Affranchis des lois communes, ces entreprises jouent leurs propres intérêts contre l’intérêt général, avec la complicité volontaire ou imposée des États. En Chine, le score social, déterminé par l’empreinte numérique des individus, détermine les droits des citoyens. Aux États-Unis, des américains (partisans de Trump, entre autres), repérés par leurs activités en ligne, sont interdits de prendre l’avion, comme des terroristes. Le « crimepensée » de 1984 s’approche et ce seront sans doute les GAFAM qui serviront de juge et de bourreau. Démantèlements, nationalisation, mise sous tutelle de l’ONU… les propositions fleurissent régulièrement sans qu’elles soient prises au sérieux. Qui aurait seulement la volonté politique de s’attaquer à ces puissances ?

Cincinnatus, 18 janvier 2021


[1] Pour ce qui est de ce dernier argument, peut-être faut-il rappeler que, d’une part, dans les médias audiovisuels il existe un service public à côté des entreprises privées, avec des missions spécifiques – même si la différence de contenus est parfois ténue – et que, d’autre part, on peut légitimement s’inquiéter de la concentration de l’immense majorité des médias privés (tous supports confondus) dans les mains de quelques oligarques aux intérêts convergents et liés à des groupes industriels dont les affaires entraînent moult risques de conflits d’intérêts.

[2] Voir le billet « Ci-gît la République » pour plus d’explications.

[3] Jusqu’au rejeton technoscientiste du néolibéralisme – le transhumanisme au développement duquel certaines d’entre elles participent activement.

[4] Voir les professions de foi d’entreprises comme Google ou Facebook. Ou la dernière annonce en date d’Apple qui souhaite investir 100 millions de dollars pour « former la prochaine génération de leaders diversifiés » et « aider à démanteler les obstacles aux opportunités et à lutter contre les injustices auxquelles font face les communautés de couleur ».

[5] Le pseudonymat (il n’y a pas vraiment d’anonymat sur les réseaux sociaux) facilite et encourage l’expression violente de la haine mais sa suppression, que demandent régulièrement avec quelques arrière-pensées nombre d’ennemis de la liberté, ne résoudrait rien. Voir : « De l’anonymat et du pseudonymat en ligne ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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