Tous pour un

Passants, Honoré Daumier (v. 1858-1860)

L’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul.
Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence.
[…]
L’intelligence est vaincue dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot « nous ».
Simone Weil, L’enracinement

Le monde merveilleux de « l’intelligence collective »

Les politiques, managers et coaches professionnels n’ont que ce syntagme ridicule à la bouche : l’intelligence collective. À les en croire, il faut l’utiliser/la déployer/l’encourager/lui faire confiance/l’impulser… et autres fadaises ad nauseam : tous les verbes de la langue française et de la novlangue globish vont y passer. Simone Weil en aurait fait une attaque. Pour ma part, je préférerai toujours miser sur la connerie individuelle que sur l’intelligence collective, c’est nettement plus sûr.

Plus sérieusement (quoique !), la sous-notion à la mode depuis (trop) longtemps a fait l’objet de tentatives de théorisation, bien vaines du point de vue intellectuel mais sans doute rentables pour les pseudo-philosophes qui s’y sont collés [1], et surtout d’exploitations par tous les gourous du management en mal de nouvelles idées idiotes pour alimenter leur business.

Ainsi ne peut-on plus subir de séminaire quelconque de « team building », « d’idéation collective » ou encore de « design thinking » sans ces interminables séances de torture peuplées de post-it colorés pendant lesquelles nous sommes « invités à co-construire de l’intelligence collective ».
Ça ne veut rien dire ?
En effet.
Mais gare à celui qui ne joue pas le jeu ! gare à celui qui ne ferait pas semblant de prendre au sérieux ces délires infantilisants et humiliants, et de ne pas croire à cette réalité alternative grâce à laquelle des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils font ni de ce que font les autres, leur font faire ce qu’eux-mêmes sont censés faire.
C’est clair, non ?
Pour le dire autrement : des gens très bien payés (coaches, managers…), désœuvrés et incompétents, utilisent le prétexte de « l’intelligence collective » pour que surgissent, comme par magie, du cerveau de gens beaucoup moins bien payés, les idées, procédures, solutions, etc. qu’ils sont incapables de trouver eux-mêmes.

« Comme par magie » : l’expression est à prendre au sérieux. En effet, le caractère mystérieux, presque surnaturel, de leurs singeries est complètement assumé : réunissez des gens autour d’une table pleine de post-it et laissez « l’intelligence collective » agir, éventuellement faites-leur faire régulièrement des petits jeux ridicules et avilissants, et, par l’effet d’une sorte de puissance immanente ésotérique, toutes vos questions trouveront réponse. Il y a quelque chose qui rappelle les tables tournantes dans toutes ces mascarades. Ou les Lemmings [2]. Et, si c’est dans le monde professionnel que cette idée s’est le mieux installée, elle a réussi à coloniser la plupart des champs de notre existence.

De la délibération en République

Résumée par le vieux sophisme « seul on va plus vite, à deux on va plus loin », l’intelligence collective n’est qu’une caricature simplette de la délibération politique qui fonde la pensée républicaine. La différence entre les deux est exactement celle qui sépare les fadaises du « développement personnel » et la philosophie. La mise en commun de la parole dans l’éthique républicaine a pour principe la totale liberté d’expression au sein d’une discussion finement encadrée par des rituels précis. La collégialité, si chère au cœur des républicains, s’oppose frontalement au césarisme, synonyme de confiscation de la décision, donc de la souveraineté.

Elle implique le partage de la responsabilité – partage ne signifie pas ici une division entre les membres, chacun s’empressant de se défausser en se cachant derrière le groupe pour mieux s’exonérer de toute responsabilité dans la décision, mais bien que tous sont solidaires de ce qui est conçu ensemble et surtout des conséquences qui en découleront. Ainsi se crée un lien qui unit chaque membre au groupe et assure la pérennité de ce dernier qui se ressource, se renforce et se réinstitue à chaque fois. En quelque sorte, se rejoue en miniature le contrat social dans les termes de Rousseau.

Dans ce cadre, chacun, conscient de ses intérêts privés, les dépasse pourtant pour s’élever à la puissance de l’universel avec l’intérêt général pour horizon de la décision et de l’action, et expérimente la liberté à la diagonale de ses formes les plus élevées : l’usage exigeant de la raison et l’engagement civique. L’individu se mue en citoyen de plein exercice ; le cercle se noue entre autonomie, émancipation et vertu civique.

À l’échelle des communautés réelles, la nation, dans sa conception politique – en opposition aux conceptions ethniques –, demeure le cadre le plus pertinent d’exercice en ce qu’elle assure l’équilibre subtil mais crucial entre public et privé. Son abandon, aux prétextes fallacieux qu’elle serait ringarde ou réactionnaire, marque non un progrès mais une grave régression : on n’a pas trouvé mieux !

L’un et le multiple

En définitive, ce qui se joue là, dans les graves crises de la citoyenneté autant que dans les ridicules pitreries de « l’intelligence collective », c’est, une fois de plus, le rapport de l’individu au groupe et les solidarités réciproques et asymétriques qui se créent entre les deux. L’individualisme forcené de l’homme privé, c’est-à-dire privé de toutes ses autres dimensions, produit le modèle du consommateur absolu – au sens où il consomme tout ce qu’il touche, jusqu’à ses appartenances collectives élues selon le seul critère instrumental.

Le besoin de sociabilité ne se conçoit plus que dans une recherche d’affiliations à la carte, sans engagement, en raison d’un calcul coût-bénéfice à optimiser cyniquement. Les identités collectives ainsi constituées ne reflètent plus que des additions de veuleries et d’intérêts individuels à court terme et courte vue. Les entrepreneurs identitaires profitent pleinement de cet air du temps et savent manipuler les ego boursouflés comme les narcissismes égratignés pour asservir, avec leur consentement, les individus ainsi flattés dans leur absence de surmoi. L’indécence commune règne.

Alors qu’aux yeux de l’État et de la loi n’existent que des individus – citoyens dont les droits individuels sont identiques parce que les hommes sont égaux – se multiplient les demandes d’exceptions à la loi commune pour des communautés aux prétentions exorbitantes. Deux siècles après l’abolition des privilèges, nous subissons les réclamations toujours croissantes d’octroi de nouveaux privilèges, tous aussi indus qu’inadmissibles. Et les élus, par faiblesse et corruption, abdiquent sans combattre et enterrent la République, pendant que les associations d’intérêts privés, les gourous sectaires et toutes sortes de communautés opportuniste confisquent la représentation de leurs membres qu’ils assujettissent dans le confort douillet de l’espace privé et de la consommation. Jouant pleinement le jeu de la culture de l’avachissement, les « porte-parole » communautaires prétendent non seulement parler au nom et à la place de leurs membres, mais surtout penser pour eux.

Les liens d’association ainsi conçus pervertissent les solidarités attendues entre l’individu et le groupe, qui balancent de la sommation à une solidarité aveugle (« désolidarisez-vous ! »), à la dénégation malhonnête du lien identitaire (« pas d’amalgame ! ») en passant par la fuite de toute responsabilité [3]. L’individu est incité à se défausser de toute responsabilité individuelle, remplacée par une bien commode culpabilité collective (on dit « systémique » quand on est cuistre et/ou « sociologue » à Paris VIII). Le phénomène n’est pas sans rappeler celui de la privatisation des bénéfices et de la collectivisation des coûts dans l’économie et la pensée néolibérales. S’y ajoute cependant la culpabilisation moralisante dont les mêmes, en parfaits experts en moraline, nous abreuvent quotidiennement [4], histoire de finir de rendre tout le monde dingue avec des injonctions paradoxales.

Cincinnatus, 18 septembre 2023


[1] En tête, le « philosophe sociologue et chercheur en sciences de l’information et de la communication » (mazette ! n’en jetez plus !) Pierre Lévy avec, entre autres, son ouvrage L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace, qui réussit l’exploit de faire de l’indigence intellectuelle une forme d’art. Et en plus il ne cale même pas correctement une armoire (le bouquin, pas l’autoproclamé philosophe).

[2] Jeu vidéo du début des années 1990 dans lequel le joueur doit guider une tribu de petits rongeurs débiles et suicidaires dans des niveaux truffés de pièges imaginés par des psychosociopathes sous acide. En somme : une métaphore aussi juste que jouissive de notre modernité.

[3] Tout ceci est détaillé dans le billet « Désolidarisez-vous ! ».

[4] Vous reprendrez bien un peu de « Moraline à doses mortelles » ?

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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