
Depuis le 10 avril, soir du premier tour de l’élection présidentielle [1], il est convenu de s’affliger, de s’effrayer… et surtout de pérorer sur un découpage à la scie de la France en trois blocs rassemblés autour des trois candidats ayant obtenu les plus hauts scores. Fariboles !
Premier mensonge : « vote d’adhésion » et « vote utile »
L’amalgame entre « vote d’adhésion » et « vote utile » ne témoigne que d’une paresse coupable : tous les électeurs doivent-ils bien sagement se conformer à cette dichotomie ? Mais, avant même de mener ce procès, il faut commencer par s’interroger sérieusement sur ces termes.
Qu’est-ce qu’un « vote d’adhésion », sinon la démonstration que le citoyen n’existe plus, remplacé par un consommateur ou un fan se donnant sans réserve ni pensée à celui à qui il « adhère » comme un vulgaire morceau de scotch ? Le « vote d’adhésion » suppose qu’il n’y a aucune distance critique, aucune perspective, aucune retenue mais l’abandon de soi dans une fusion-communion avec les autres groupies. Je vote pour untel parce que « j’adhère » à… mais à quoi, d’ailleurs ? à son programme ? à ses discours ? à son idéologie ? à son parti ? à l’image qu’il donne de son personnage ?
Ce qu’on appelle « vote d’adhésion » est la reddition de la citoyenneté devant la toute-puissance du spectacle.
Qu’est-ce qu’un « vote utile », sinon la preuve d’un odieux chantage soumettant le rituel électoral à un flingue sur la tempe de l’électeur ? Des épouvantails sont sciemment construits en-dehors de toute raison et mesure pour effrayer, avec l’aide de sondages performatifs [2], les citoyens et augmenter le score de l’un ou l’autre protagoniste de cette mascarade. Cette manipulation éhontée, qui joue sur la peur qu’inspirent à certains deux des trois candidats, repose sur un discours d’un cynisme ahurissant : « si tu votes pour celui qui te semble le plus proche de ta conception du bien commun et de l’intérêt général, tu seras coupable d’avoir fait élire quelqu’un qui en est à l’opposé ; alors vote plutôt pour quelqu’un qui représente un “moindre mal” ».
Et peu importe que les imbéciles me rétorquent, en clignant de l’œil, qu’il en aurait toujours été ainsi : ils ne présentent pas un argument mais un aveu de culpabilité ! Car, en rapportant le vote à un calcul d’utilité, on injecte dans le processus politique un poison mortel. Dans un corps politique sain, soumis à un rituel électoral rigoureusement institué, au moment de voter, l’individu dans l’isoloir laisse de l’autre côté du rideau ses intérêts personnels et ses émotions pour s’élever à la puissance du citoyen. Il prend alors sa décision avec pour boussole son expérience et ses convictions dont il ne peut ni ne doit faire abstraction, et avec pour horizon et critère de sélection l’intérêt général et le bien commun. Il vote pour l’option qui lui semble la meilleure, y compris le vote blanc (dont l’assimilation aux votes dits « nuls » est une grave anomalie), ayant pour seul témoin sa conscience. Se joue dans cet instant une réalisation éminente de la liberté civique qui ne s’y limite bien entendu pas.
Ce qu’on appelle « vote utile » est la corruption de la citoyenneté par l’utilitarisme.
Les deux notions sont donc, en elles-mêmes, des diversions ; la confusion qui en est faite par les candidats ne fait qu’ajouter une couche supplémentaire d’escroquerie à l’affaire. Ils considèrent en effet que tous ceux qui ont voté pour eux ont exprimé ce faisant un accord plein et entier envers les thèses développées pendant la campagne. Ils prétendent y légitimer un mandat délié de tout engagement pour faire tout ce qu’ils veulent, le plus souvent sans aucun rapport avec ce qu’ils ont pu évoquer pendant la campagne. Ils confondent élection et plébiscite, représentation et sacre. Combien de fois faudra-t-il leur rappeler que les électeurs n’appartiennent pas au candidat pour lequel ils ont voté ?
Deuxième mensonge : les usurpations d’identités politiques
La plupart des candidats se sont montrés coupables de tromperie sur la marchandise. Les trois premiers, en tout cas, s’avèrent même des experts en la matière.
Jean-Luc Mélenchon, pendant la campagne et plus encore depuis son échec au premier tour, n’a cessé de poser au rassembleur de la gauche et même à l’incarnation de l’Esprit de la gauche… tout en colportant une bouillie idéologique qui tient à la fois du gauchisme (La Maladie infantile, etc.) et des pires antiennes de l’extrême-droite : racisme, antisémitisme, sexisme [3]… en somme : tout ce que la « gauche coucou » fait de pire [4]. Voir se précipiter dans ses bras des dirigeants politiques et des partis entiers qui prétendaient, mollement, défendre l’inverse, dans le but avoué de sauver quelques postes, n’a rien d’étonnant mais révèle, une fois de plus s’il le fallait vraiment, la nullité profonde de cette classe politique déplorable [5]. La NUPES, acronyme affligeant de bêtise, n’est pas une nouvelle « union de la gauche », concept déjà foireux, mais la coagulation, d’un côté, de partis subclaquants se débattant pour des strapontins et prêts à toutes les compromissions pour y arriver, et, de l’autre côté, LFI, mouvement qui a achevé de rompre toutes les amarres d’avec la République. Et les électeurs se laissent avoir, soit par atavisme – « je vote à gauche donc je vote Mélenchon » – soit par défaut – « je ne veux ni Macron ni Le Pen, donc je vote Mélenchon » –… sans forcément savoir pour quoi ils votent vraiment.
Marine Le Pen n’est pas son père, de même que le RN n’est pas le FN. Toujours rejouer la même partition des heures sombres, du ventre fécond et de la lutte antifasciste ne sert qu’à se faire plaisir sans jamais inquiéter ni le parti ni sa présidente qui mériteraient pourtant d’être contredits et attaqués… mais de manière un peu moins stupide pour être efficace. D’autant que Marine Le Pen pratique volontairement le double-jeu en ajoutant une dose de souverainisme par ici, un peu de social par là, un ersatz de gaullisme de temps en temps… à une soupe pourtant fondamentalement néolibérale et identitaire, afin d’en masquer ces goûts déplaisants. Là où Éric Zemmour avait tenté, sincèrement ou non, un mélange des genres impossible [6], Marine Le Pen mise sur la vieille technique politique de la triangulation, comme on a pu le voir entre les deux tours quand elle a essayé de doubler Macron sur sa gauche (opération peu difficile, il faut en convenir). Entre ses adversaires qui tirent systématiquement à côté de la cible et elle-même qui joue au bonneteau avec les repères idéologiques, il devient difficile de s’y retrouver.
Emmanuel Macron se limite à entretenir la peur des « extrêmes » alors que Le Pen n’a rien de nazi et que les propositions socio-économiques de Mélenchon paraissent presque petit bras, comparées au programme commun qui a porté Mitterrand au pouvoir. Dans les deux cas, c’est ailleurs qu’il faudrait porter les coups. Il faut cependant reconnaître à cette tactique macronienne une certaine efficacité : en renvoyant ses deux principaux adversaires politiques aux extrêmes, il s’impose comme le seul recours possible, annihilant de fait toute alternative. Ainsi la chauve-souris de La Fontaine (« Je suis Oiseau : voyez mes ailes / Je suis Souris : vivent les Rats » [7]) adapte-t-elle son discours aux circonstances. Surtout, le président réélu ose jouer sans ciller avec l’image du « centriste », étiquette rassurante dans l’imaginaire collectif, et truffe ses « éléments de langage » de « rationnel », de « raisonnable », de « modernité », de « progressisme » et autres notions lénifiantes et antipolitiques dont l’objectif n’est que d’anesthésier les consciences et d’interdire toute critique renvoyée illico à l’extrémisme. Or rien n’est plus faux : Macron n’est pas plus centriste [8] que son bilan ni son projet ne sont « rationnels » ni « raisonnables » – mais bien l’application brutale des dogmes néolibéraux [9].
Troisième mensonge : les fausses fractures
Toute l’offre politique est ainsi faussée dans une pantomime très utile pour maintenir un système politique à bout de souffle. Dans cette « grande recomposition politique » dont on se gargarise, entre effacement des deux grands partis dits « de gouvernement » à gauche et à droite, et « montée des extrêmes » autour d’un bloc « central », tout semble changer… alors qu’en réalité, rien ne change fondamentalement. Le trompe-l’œil sert seulement à détourner le regard des véritables fractures très profondes qui se creusent en France. Non seulement cette tripartition ne les représente pas du tout mais, au contraire, elle les masque dangereusement. Fractures sociales, territoriales, générationnelles, culturelles : tout craque dans notre nation qui n’en est plus une [10]. Fractures idéologiques : les regroupements partisans ne représentent que de manière biaisée les familles de pensée politique, les visions de l’homme, de la société et du monde, qui devraient structurer le débat public.
Comment ne pas comprendre, alors, tous ces citoyens qui préfèrent l’abstention [11] à un jeu biaisé dans lequel la « représentation » n’est qu’un prétexte [12] ? Il ne faut pourtant pas, ici encore, se laisser convaincre par des raccourcis falsificateurs : tout comme les résultats électoraux des trois escrocs, l’abstention elle-même recouvre des réalités très différentes.
La tentation est grande de céder à un romantisme niais qui ferait de tous les abstentionnistes des idéalistes déçus de la médiocrité du jeu politique et, amertume ou sagesse, préférant plutôt cultiver leur jardin comme certains ou labourer leur champ comme d’autres [13]. Soyons honnêtes ! Ce n’est pas un sens civique trop aigu qui éloigne des urnes la plupart des abstentionnistes, mais bien l’extinction du citoyen en eux. La culture de l’avachissement porte en elle la dépolitisation comme la nuée porte l’orage [14]. Les réactions épidermiques outrées devant son écran de télévision ou derrière son écran d’ordinateur sont largement préférées à tout engagement politique réel. Comportement tellement plus confortable.
Nous devrions nous réjouir, paraît-il, de l’émergence d’une « génération climat », « hyperpolitisée » et « radicalement consciente » des enjeux polico-environnementaux, en même temps qu’« éveillée » aux oppressions de toutes natures, etc. etc.
Foutaises !
Les engagements de cette génération instagram ne reposent sur aucune culture politique ni historique sérieuse, sur aucune colonne vertébrale idéologique construite dans l’étude, la discussion et la confrontation d’avis divergents mais seulement sur des sophismes et slogans importés des campus anglo-saxons et recrachés sans aucune forme de pensée. Entre lavage de cerveaux et bourrage de crânes, ces vaillants petits soldats se vautrent dans un plaisir narcissique en croyant sauver le monde par des marches de protestation aussi sympathiques que naïves dans le meilleur des cas, en s’imaginant incroyablement subversifs par la diffusion d’une terreur intellectuelle de garde rouge au petit pied dans le pire des cas [15]. Largement manipulés, ils ne se rendent même pas compte qu’ils ne servent que de diversion au sein d’un système qu’ils pensent combattre alors qu’ils n’en sont que les marionnettes inconscientes.
Quoique très bruyants et trop choyés par des médias complaisants qui entretiennent l’illusion d’optique, ces enfants bourgeois capricieux ne sont en rien représentatifs de leur génération dont la majeure partie se fiche de tout cela comme d’une guigne, ou se sert de ces discours emplis d’une moraline indigeste pour poser aux victimes par essence et excuser ainsi par avance leur égotisme. L’effondrement de l’instruction depuis trente-cinq ans a produit des générations foutues [16]. Confits dans le culte de leur moi, persuadés que tous leurs désirs peuvent et doivent être résolus instantanément, encouragés à ricaner de toutes les formes d’autorité remplacées par de violents bouffons [17], privés de la maîtrise de leur propre langue et des nuances qu’elle offre à la réflexion et à l’argumentation [18], victimes des manipulations idéologiques les plus grossières [19] et incapables de s’y opposer – quand ils ne sont pas trop heureux de s’y plier volontairement –, heureux propagateurs des formes les plus déshumanisantes de la société de l’obscène [20]… ces enfants massacrés sont des monstres en puissance que nous avons créés. Nous sommes collectivement responsables d’avoir engendré les derniers hommes du Zarathoustra.
Et la déshumanisation qui touche ainsi les plus jeunes générations n’épargne pas les précédentes ; il y a dans l’abstention aux élections une bonne dose de corruption de la vertu civique – entre « à quoi bon » et « rien à foutre ».
Pourtant, s’arrêter là serait encore fautif.
Certes, ni les dirigeants politiques ni le peuple ne doivent être épargnés de leurs parts respectives de responsabilité dans l’état de décomposition avancée du politique [21], entre classe politique déplorable et civisme anéanti. Néanmoins, dans le phénomène de l’abstention, une dimension ne peut être passée sous silence.
La désespérance.
Le dégoût.
Le sentiment de « ne pas en être ».
Le déclassement.
L’idée délétère qu’il n’y a aucune solution à attendre, aucune amélioration à espérer.
La résignation.
Et la colère.
La colère est un sentiment politique.
Une grande partie du peuple ressent cette colère et ne peut l’exprimer au moment de l’élection que par l’abstention. Ou par un vote qui n’est ni un « vote défouloir » ni un « vote contestataire », termes méprisants inventés par des êtres méprisables : il est, au contraire, l’expression de tous ces sentiments d’abandon.
Si les classes populaires, par exemple, votent bien plus Le Pen que Mélenchon, peut-être faudrait-il commencer à s’interroger sérieusement. D’autant que cela fait des années qu’on le constate [22]. Certes, en 2017, Mélenchon, avec un discours bien plus cohérent, construit et digne qu’en 2022, avait réussi à changer un peu cela [23]. L’évolution idéologique de LFI a de nouveau encouragé les classes populaires et moyennes inférieures à se tourner vers la petite entreprise familiale des Le Pen.
Entre, d’un côté, un Macron qui les enfonce chaque jour un peu plus tant par sa morgue envers « ceux qui ne sont rien » que par la destruction calculée de tous les maigres dispositifs qui leur assuraient un minimum de sécurité (physique, sociale, culturelle…) et un Mélenchon qui a préféré les abandonner pour un clientélisme communautaire, quelle option leur reste-t-il pour révéler leur souffrance ?
Cincinnatus, 16 mai 2022
[1] « Tout ça pour ça ».
[2] « Les sondages contre la démocratie ».
[3] Même si, bien entendu, ces idées ne se cantonnent pas à l’extrême-droite et qu’il existe, par exemple, une longue tradition antisémite aussi à gauche, aussi bien depuis l’Affaire Dreyfus que, sous une nouvelle forme, derrière le prétexte fallacieux de la défense de la cause palestinienne et « l’antisionisme » de façade.
[4] « La gauche coucou ».
[5] Je le répète : j’ai voté pour Fabien Roussel et, si je devais revenir en arrière, je le referais sans hésiter, malgré les errements et revirements dont il s’est ensuite rendu coupable. Le jour du premier tour, il était le candidat le moins indigne et, aussi prévisible la suite fût-elle, il y a une faute d’anachronisme à vouloir rejouer le passé avec la connaissance que l’on a du présent. Ni regret ni remords dans mon vote du premier tour, ce qui ne m’empêche nullement (au contraire !) de condamner sans réserve les petits jeux tacticiens qui l’ont fait, depuis, se détourner de la ligne politique qu’il tenait alors.
[6] « Éric Zemmour : les synthèses impossibles ».
[7] « Macron le laïque, tartuffe de la République ».
[8] Au contraire, il incarne pour une bonne part ce que bien des centristes on longtemps combattu. Que l’on se souvienne du Bayrou de 2007 qui flanquerait certainement des baffes bien senties à celui de 2017 et des coups de pied au derrière de celui de 2022, tant les philippiques, légitimes et réjouissantes, dont il abreuvait à l’époque Nicolas Sarkozy devraient aujourd’hui s’appliquer avec plus de perspicacité encore à Macron. Sauf que, entretemps, les promesses de places et de postes ont achevé de corrompre les derniers maigres restes du centre humaniste, passé définitivement du côté de cette version pire parce que plus aboutie du sarkozisme.
Voir « Petite missive adressée à mes amis centristes » et « Macron : Sarko 2.0 ? ».
[9] Quant à ceux qui affirment toujours que « le néolibéralisme, ça n’existe pas », je les invite à aller lire, par exemple, le billet « Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ? », ainsi que tous les autres que j’ai pu consacrer à ce sujet… et il y en a !
[10] « Fractures sociales ; fractures territoriales ».
[11] « Et maintenant ? ».
[12] « Malaise dans la représentation : 5. Élection ».
[13] « Mémoires de Cincinnatus ».
[14] « La culture de l’avachissement ».
[15] « Les enfants de Torquemada ».
[16] « L’effondrement de l’instruction ».
[17] « Le Maître et Hanouna ».
[18] « Le massacre de la langue ».
[19] « La manipulation des esprits ».
[20] « La société de l’obscène ».
[21] « Tous responsables ! ».
[22] « Au secours, ils n’ont rien compris ! ».
[23] « Vae victis ».