Les lectures de Cinci : aux commencements de la littérature

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L’Énigme des premières phrases, Laurent Nunez, Grasset, 2017

Le livre en deux mots

Les premières phrases des grands livres, on les lit toujours trop vite. Prenons notre temps, c’est Laurent Nunez qui nous invite. Le critique, journaliste et écrivain a publié un drôle de petit livre consacré… aux incipits de classiques [1]. « Chacun ses lubies » pourrait-on se dire. En effet, quel intérêt à analyser mot à mot, en plusieurs pages !, la première phrase de la Recherche, déjà tant de fois rabâchée qu’on la connait tous par cœur, les premiers vers d’un obscur toast de Mallarmé ou encore les premiers mots de Sganarelle dans le Dom Juan ? Aucun, pour le lecteur qui consomme les milliers de titres téléchargés sur sa liseuse Amazon comme ses cafés Starbucks ou ses partenaires Tinder. En revanche, celui qui, dans la lecture, s’enivre de la même sensualité qu’il trouve sur une peau aimée ou dans un doux espresso dégusté sur une place de Syracuse, celui-là saura savourer la tendresse qui parcourt ce livre. L’ancien professeur de lettres a pris le temps de rédiger des modèles de commentaires de texte, d’une impeccable rigueur sur le fond et les concepts, mais aussi pleins d’une audace ludique et joyeuse dans les interprétations. Surtout, il témoigne d’une telle admiration fraternelle pour les œuvres et leurs auteurs, qu’il en forge une solide chaîne d’union des écrivains au lecteur. Il ouvre devant nous des portes avec méthode et humour (belle playlist), nous encourageant à aller voir de l’autre côté ce que nous y trouverons : d’autres portes sans doute, que nous pourrons à notre tour ouvrir avec l’aide du trousseau qu’il nous a remis.

Où j’ai laissé un marque-page

Dans le chapitre dédié au poème La Halte de Collioure d’Aragon, se déploie la même méthode systématique que partout ailleurs… mais tout en trichant, en s’affranchissant subtilement des règles, comme l’y encourage le contenu lui-même. Faut-il y voir le chapitre surnuméraire, comme cet étrange octosyllabe, qui éclaire l’ensemble ? Quoi qu’il en soit, s’établit là un touchant dialogue entre l’œuvre et son commentaire, entre l’écrivain et son critique.

Un extrait pour méditer

Andromaque, Racine

Requiem pour un con

Les premiers vers d’Andromaque (1667) possèdent l’éclat mat du cynisme. Oreste arrive au palais de Pyrrhus. Alors qu’il veut revoir Hermione, la seule femme qu’il aime, il retrouve tout d’abord, et par hasard, l’un de ses plus vieux compagnons. Bonjour Pylade ! Quelle surprise ! La pièce s’ouvre ainsi par deux joyeux alexandrins, qu’on lit toujours trop vite :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle (…)

Prenons notre temps, tout est faux.

OUI. Ici se révèle déjà l’ironie tragique qu’apprécie Racine, mêlée à un peu de sadisme. Mais quel spectateur serait dupe ? Lorsqu’un personnage s’exclame, au début d’une pièce ou d’un roman ou d’un film, que tout va bien, que tout ira pour le mieux : on sait ce qui l’attend… Souvenez-vous du refrain parodique de La Cité de la Peur : « Il ne peut plus rien nous arriver d’affreux, maintenant ! » C’est le même aveuglement chez Oreste. Et bien sûr, nous arrivons trop tard. Ce « Oui » condense avec optimisme tout ce qui s’est passé avant qu’Oreste ne le prononce ; mais dans le même temps, parce qu’il résume ce qui s’est déroulé hors scène, il révèle qu’Oreste désire s’en débarrasser, pour passer à autre chose – retrouver quelqu’un d’autre.

PUISQUE. Ce « puisque » n’est pas un « parce que ». À ceux qui verraient deux synonymes, il  suffit de comparer : « Il faut augmenter les cotisations des retraites, parce que l’espérance de vie des Français a augmenté » et « Il faut augmenter les cotisations des retraites, puisque l’espérance de vie des Français a augmenté ». Les deux phrases s’opposent comme l’ignorance et la connaissance. « Parce que » stipule que mon interlocuteur ignore l’information que je vais lui donner. Au contraire, « puisque » révèle que je reprends une information déjà connue de celui qui m’écoute. En rhétorique – en politique –, on préfère « puisque » à « parce que » : cette conjonction rappelle une évidence que l’interlocuteur ne pourra guère nier. Qui Oreste cherche-t-il à convaincre ? Lui-même. Pylade, à qui il s’adresse, n’est rien, sinon un prétexte pour que s’exprime le fils d’Agamemnon. Reprenant l’artifice classique du confident ignorant, Racine l’enrichit et le rend signifiant : à travers ce « oui », à travers ce « puisque », nous entendons une sorte d’empressement festif, lié bien sûr à l’ironie tragique : Oreste s’enthousiasme, Oreste s’enflamme. Tout lui sourit, croit-il. Il n’est pas follement content : il est content comme un fou. Notez toutefois qu’il ne reverra presque plus son grand ami – sauf pour le dénouement de la pièce. C’est donc cela, « un ami si fidèle » : quelqu’un qui vous aide à sortir de scène lorsque vous perdez la raison ? Il ne faudrait peut-être pas le dire, mais Oreste repartira par conséquent avec celui qu’il a retrouvé en premier – celui qui, dès les retrouvailles, avait donc pris la place d’Hermione. Cela n’a jamais été remarqué dans les queer studies. […] (p. 13-15)

Cincinnatus, 22 mai 2017


[1] Mais pas seulement de classiques : quelques interludes établissent un amusant contraste. Comme quoi, écrire une première phrase, c’est vraiment un art !

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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