Les théories classiques du contrat social soulignent l’artificialité de l’État formé par la volonté humaine afin d’assurer aux individus d’exercer leur liberté – qu’elle soit privée chez Locke ou « civile » chez Rousseau – en toute sécurité. Le contrat opère la sortie de l’homme de l’état de nature et cette mythologie explique l’origine de la société. Or Freud propose une mythologie concurrente avec, pour fondation du lien social, non plus un contrat librement consenti mais le premier « meurtre en réunion ». Ce qui m’intéresse en suivant les réflexions de Freud, c’est la construction de cette narration et la métaphysique qui l’accompagne, quoi que je pense par ailleurs de la psychanalyse clinique.
Sommaire
La horde originaire et le meurtre du père
La méthode d’exploration
La généalogie du social
L’individu face à l’État : névrose et modernité
Le recours au grand Autre
La répression des pulsions dans la modernité
La horde originaire et le meurtre du père
Avec Totem et tabou, et plus particulièrement dans la quatrième partie « Le retour infantile du totémisme », Freud explore les questions fondamentales de la constitution du social, de l’État et du religieux. Il part de deux sources qu’il tente d’éclairer l’une par l’autre : les études d’anthropologie de son époque et ses propres travaux de psychanalyse clinique. La rencontre des travaux sur les totems et les tabous chez les « peuples primitifs », et ses découvertes quant à la névrose moderne et aux métaphores familiales qui travaillent le politique, aboutit à la formation d’une nouvelle version de l’état de nature et de l’acte fondateur de l’état civil.
La méthode d’exploration
Freud lit (très) librement les théories ethnologiques et anthropologiques de l’origine du lien social pour montrer comment l’inconscient analytique permet de répondre aux questions posées. Il consacre ainsi la plus grande partie de l’ouvrage à présenter des résultats connus de façon personnelle et introduit ainsi la prohibition de l’inceste, le tabou et la notion d’ambivalence (très importante dans la théorie analytique), l’animisme et le totémisme. Mais en présentant ces recherches, il en souligne le caractère purement descriptif [1] ; ou bien, quand elles tentent de l’expliquer, il s’attache à montrer qu’en réalité elles n’y parviennent pas ou contournent l’obstacle [2].
Afin de répondre à ces questions et de donner la clef du lien social, il va chercher les réponses dans d’autres champs, la rencontre des différentes disciplines devant lever les interrogations. Si les ethnologues savent que les sociétés primitives érigent des interdits afin de prohiber l’inceste, ils paraissent incapables d’en donner la raison. Non seulement cet interdit semble fondateur des sociétés humaines mais il entretient des relations très étroites avec, par exemple, le cannibalisme, autre interdit à la source de la civilisation. En outre, Freud découvre des analogies très importantes avec un certain nombre de névroses qu’il étudie dans le cadre de sa clinique psychanalytique. Ces liens symboliques doivent permettre de rendre compte de l’origine du social. Ainsi, les phobies que l’enfant peut développer lorsqu’il est dans la phase la plus aigüe de sa construction œdipienne sont-elles directement rapprochées du totémisme. En effet, dans les exemples qu’il propose, l’enfant phobique prend pour totem l’animal dont il a peur, or ce totem, pour Freud, n’est autre que le père. Le fantasme du père castrateur se trouve ainsi au cœur de la phobie comme du totem. Freud établit un lien entre l’enfant phobique et le « primitif », un écho entre le totem et le complexe d’Œdipe : le lien social est obsédé par le père.
Plus précisément, et pour le dire autrement, Freud utilise les résultats de ses travaux cliniques pour infirmer ou confirmer des hypothèses. À rebours de l’idée d’une aversion innée contre l’inceste :
à cette remarquable argumentation de Frazer, je puis encore ajouter que les expériences de la psychanalyse prouvent l’impossibilité de l’existence d’une aversion innée pour les rapports incestueux. Elles montrent, au contraire, que les premiers désirs sexuels de l’homme adolescent sont toujours de nature incestueuse et que ces désirs réprimés jouent un rôle très important en tant que causes déterminantes des névroses ultérieures [3].
Cela lui permet d’établir un parallèle entre le totémisme et le complexe d’Œdipe et ainsi d’expliquer le premier :
La psychanalyse nous engage, au contraire, à relever ce point et à y rattacher un essai d’explication du totémisme. Le premier résultat de notre substitution est très intéressant. Si l’animal totémique n’est autre que le père, nous obtenons en effet ceci : les deux commandements capitaux du totémisme, les deux prescriptions tabou qui en forment comme le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle d’épouser une femme appartenant au même totem, coïncident, quant à leur contenu, avec les deux crimes d’Œdipe, qui a tué son père et épousé sa mère, et avec les deux désirs primitifs de l’enfant dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le noyau de toutes les névroses. Si cette ressemblance n’est pas un simple jeu du hasard, elle doit nous permettre d’expliquer la naissance du totémisme aux époques les plus reculées. En d’autres termes, nous devons réussir à rendre vraisemblable le fait que le système totémique est né des conditions du complexe d’Œdipe. [4]
À ce stade il ne lui manque qu’un seul élément qu’il s’empresse de présenter : en ajoutant le rituel du repas de sacrifice, il a tout pour établir sa propre généalogie des fondements du politique.
La généalogie du social
Freud procède par une méthode généalogique, il propose son propre mythe du social, du politique et du religieux dans le même mouvement. Les travaux des ethnologues et des anthropologues, et singulièrement ceux de Darwin, lui inspirent une vision de la pré-humanité dans laquelle les individus vivent en hordes. Dans cette histoire qu’il construit, le troupeau est asservi au mâle dominant qui possède toutes les femelles et castre ainsi les pulsions sexuelles des fils. Le « père originaire » est une pulsion vivante : il peut posséder tous les biens sexuels et ne laisse rien aux fils, trop faibles pour pouvoir contredire ce pouvoir total.
Puis, vient le moment où, lassés de cette situation, ils se coalisent et, tous ensemble, mettent à mort ce père tout-puissant. Jaloux de son pouvoir sexuel, ils dévorent son corps afin de s’approprier sa puissance, de la prendre en eux et, symboliquement, constituent un premier idéal du moi.
Le père mort, les frères tous égaux ne peuvent refonder le même ordre. Ils s’éparpillent donc et instituent des familles au sein desquelles aucun d’eux ne peux prétendre au même pouvoir que le père primitif. Néanmoins, à la suite du meurtre, naît le sentiment de culpabilité qui pousse les frères à lui ériger une tombe et un culte. Le père est idéalisé. Il n’est père qu’après sa mort. Et c’est dans cette mort que s’établit le lien symbolique. Le père devient relique. Afin de faire taire le sentiment de culpabilité, de se réconcilier avec le père, celui-ci est ressuscité. Pour Freud, si contrat il y a, ce n’est pas sous les formes proposées par Hobbes, Locke ou Rousseau, mais un contrat avec le père mort :
le système totémique était comme un contrat conclu avec le père, contrat par lequel celui-ci promettait tout ce que l’imagination infantile pouvait attendre de lui, protection, soin, faveurs, contre l’engagement qu’on prenait envers lui de respecter sa vie, c’est-à-dire de ne pas renouveler sur lui l’acte qui avait coûté la vie au père réel. [5]
Le totémisme vise à apaiser le sentiment de culpabilité en déplaçant sur le totem les faveurs dont les fils auraient souhaité être l’objet de la part du père. Comme le dit Freud : « si le père, pensaient sans doute les fils, nous avait traités comme nous traitons le totem, nous n’aurions jamais été tentés de le tuer. [6] » Ainsi Freud affirme-t-il que « la société repose désormais sur une faute commune, sur un crime commis en commun [7] » et que le sentiment de culpabilité dû à ce crime est à la base de l’ordre social.
L’individu face à l’État : névrose et modernité
Le père revient donc sous une forme divinisée et se venge en incarnant l’autorité suprême : à la fois temporelle et spirituelle. L’ordre patriarcal irrigue les pouvoirs temporel et spirituel confondus : « à l’organisation sociale président alors des rois revêtus d’un caractère divin et qui étendent à l’État le système patriarcal [8]. » Or sur ce grand Autre, sur cette question de l’Un, se cristallise toute la pensée politique : est-il indépassable ? Aussi bien dans les théories du contrat social que dans le mythe freudien du meurtre du père, c’est la relation de l’individu à l’État, du petit sujet au grand sujet qui pose problème et que les auteurs cherchent à comprendre.
Le recours au grand Autre
Le contrat social opère la conversion de l’homme au citoyen. Celui-ci est un sujet de droit construit par la philosophie politique. La modernité politique pose ainsi comme question fondamentale le rapport du petit sujet, le citoyen, au grand sujet, l’État. Au cœur des théories du contrat social se trouve l’idée que les hommes aliènent tout ou partie de leur liberté afin de se garantir leur sécurité contre la mort violente ou l’état de guerre. Mais pour Freud, au cœur du social se trouve le sentiment de culpabilité, la névrose et le retour du père.
Pour le dire autrement, chez Hobbes, l’existence du citoyen nécessite la présence du Léviathan ; chez Locke, les individus possèdent des droits dont l’exercice nécessite la construction de l’État ; chez Rousseau, la volonté générale permet la conversion des libertés naturelles en libertés civiles. Mais aucun ne s’interroge sur le désir politique lui-même. Or c’est à cette question que Freud tente de répondre : la psychanalyse raisonne en termes de symptômes et de désir. Pourquoi désire-t-on l’État ? Pourquoi l’État revêt-il des métaphores venues de la famille telles que celle du père sévère ? Le politique se fonde sur des mythes, sur des fictions, donc sur du symbolique. Et le symbolique est le champ d’investigation de la psychanalyse.
À l’origine du contrat social chez Hobbes, il y a les pulsions. Ce sont elles qui mettent les hommes en danger de mort violente. C’est encore une pulsion, la peur, qui les pousse à instituer le Léviathan – qui vient directement de la horde primitive : n’est-il pas le retour du père refoulé ? L’État remplit la fonction symbolique du père qui dit la loi, qui contrôle, qui interdit. Dès lors la souveraineté peut apparaître comme une réminiscence du pouvoir du père originaire. Pour contrer cette toute-puissance, le libéralisme de Locke cherche à limiter au maximum l’intervention du grand sujet, de refouler ce retour du patriarcat. Freud lui-même, en tant qu’individu, est politiquement proche des positions libérales. Il prend parti pour le petit sujet contre le grand, contre le père symbolisé. Mais il casse la « romantisation » du contrat social et montre le lien entre l’État et le père violent des origines. Il ne s’agit pas de nier l’État, de fonder une société sans État, mais de reconnaître l’Un comme structure symbolique du politique. Autrement dit, le politique suppose toujours cette unification.
Après la mort du père, l’égalité des frères aurait pu conduire à une forme poussée de démocratie, d’autogestion. Mais le père revient à la fois dans le politique et dans le religieux. La tête du père repousse. Le citoyen, le petit sujet, désire du symbolique – une société ne peut tenir sans cette dimension. Le père ressuscite donc dans l’ordre politique par le symbolique. Dans le même mouvement de retour, il fonde le social sur le sentiment de culpabilité et l’interdit [9]. Pour prendre une image toxico-mécanique, on pourrait dire que « la civilisation carbure à la névrose ».
La répression des pulsions dans la modernité
L’État confisque aux individus le droit d’ériger les interdits et d’édicter les normes morales :
l’État civilisé considérait ces normes morales comme les assises de son existence, il intervenait avec sévérité si on osait y toucher, et souvent déclarait qu’il ne convenait même pas de les soumettre à l’examen de la raison critique. On pouvait donc supposer qu’il les respecterait lui-même et qu’il n’avait pas l’intention de rien entreprendre contre elles, ce par quoi il eût nié les fondements de sa propre existence [10].
Le propre de l’État est donc de monopoliser l’autorité : « l’État a interdit à l’individu l’usage de l’injustice, non parce qu’il veut l’abolir, mais parce qu’il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac [11]. » Proche en cela de la définition de Max Weber du « monopole de la violence physique légitime », Freud rappelle que l’individu renonce à l’usage de la violence au profit de l’État. Mais ce dernier « ne se montre que rarement capable de le dédommager du sacrifice qu’il a exigé de lui [12]. » Or ce sacrifice, l’État l’exige avant tout dans l’ordre moral : « notre conscience morale […] est à son origine “angoisse sociale” et rien d’autre [13] ». La morale individuelle est donc un construit social sur le modèle de la névrose. La communauté institue le blâme, c’est-à-dire l’injonction morale de ne pas faire ou de ne pas être, afin de réprimer les comportements quelle juge incompatible avec le « niveau de civilisation ».
En outre, à l’égard des citoyens, les États se posent comme « gardiens des normes morales » mais dans leurs relations avec les autres États, ils font preuve d’une très faible moralité – d’autant plus en temps de guerre, révélateur de leur véritable nature. On retrouve ainsi au plan moral l’idée de Hobbes de l’État conçu pour exporter l’état de guerre aux frontières. Les individus renoncent à leur liberté pour obtenir l’assurance de leur sécurité à l’intérieur du grand Autre mais, entre eux, les États se comportent comme des gladiateurs. La nature de l’État est de transporter les pulsions à un autre niveau.
Freud emploie en outre une méthode qui sera complètement formalisée par Carl Schmitt : en considérant la guerre comme le moment où les États dévoilent leur fond véritable, il tient l’exception pour meilleur moyen d’expression de la nature de la normalité. Car en temps de guerre, non seulement les États étalent au grand jour leur « faible moralité », mais les individus civilisés eux-mêmes montrent « une brutalité de comportement, dont on n’aurait pas cru que, participant de la plus haute civilisation humaine, ils fussent capables [14]. »
Freud est convaincu que l’homme est mû par des « motions pulsionnelles primitives » qui ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises : selon lui, c’est la comparaison avec les normes de la communauté qui induisent une qualité morale à ces motions pulsionnelles instables. Elles présentent toute une dynamique qui peut se traduire par des inhibitions, des changements de buts, de domaines, d’objets, des retournements contre l’individu lui-même. Elles peuvent même interagir les unes avec les autres, voire fusionner. Freud exhibe deux facteurs au « remaniement des pulsions “mauvaises” » [15] : le premier, interne, est le besoin d’amour au sens large, c’est-à-dire l’érotisme ; le second, externe, correspond à l’éducation, levier d’instillation des normes de la communauté à l’intérieur de l’individu par la civilisation.
Ce facteur externe pousse l’individu à effectuer le renoncement pulsionnel destiné à le faire entrer dans la communauté. Dans les théories du contrat social, les individus se sont réunis une bonne fois pour toutes pour instituer le grand Autre : ce contrat est mythologique. En revanche, dans la théorie freudienne, chaque individu doit renouveler lui-même le « pacte » en intériorisant la contrainte externe. Il peut alors appartenir en plein à la communauté. Cette intériorisation implique qu’à l’origine le facteur interne n’est en réalité que la contrainte externe transmuée par ce processus de renoncement pulsionnel. La pulsion « mauvaise » – Freud prend l’exemple de la pulsion égoïste – est transformée en tendance érotique – altruiste. Par la suite, cette aptitude à convertir les pulsions est portée par les « individus qui naissent aujourd’hui » : Freud parle ainsi d’« organisation héritée ». La pulsion interne devient donc un héritage du passé, une influence qui traverse les générations d’hommes.
Si, affirme Freud, on distingue en général les actions nobles guidées par des motifs « bons » et celles guidées par des motifs « mauvais », « la société guidée par des desseins pragmatiques ne se soucie pas, dans l’ensemble, de cette distinction, il lui suffit qu’un homme se conforme, dans son comportement et ses actions, aux règles de la civilisation, et elle s’interroge peu sur ses motifs [16]. » Et d’en déduire que la civilisation a demandé de plus en plus aux individus de contraindre leurs pulsions, provoquant réactions et inhibitions. Dès lors, les individus vivent une forme d’hypocrisie sur laquelle la civilisation se fonde et perdure. Freud met ainsi en évidence le paradoxe selon lequel le progrès de la civilisation va de pair avec la croissance de la contrainte pulsionnelle. Or, dans son texte de 1908, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », il a pu définir cette contrainte pulsionnelle, cette « morale sexuelle civilisée », comme « le transfert d’exigences féminines à la vie sexuelle de l’homme et la réprobation de toutes les relations sexuelles sauf celles qui sont conjugales et monogames [17] »… quoique le pragmatisme de la société conduise à accepter une « double morale » pour l’homme, c’est-à-dire à punir moins sévèrement ses écarts.
Conformément à sa méthode, Freud ne se contente pas de ce diagnostic, de l’exhibition des symptômes, il en recherche les racines. En l’occurrence, dans l’ordre politique et social de la modernité, il s’agit d’examiner « le rapport entre “l’accroissement de la maladie nerveuse” et la vie civilisée moderne [18]. » Comme souvent, il reproche aux théories précédentes d’expliquer « insuffisamment les particularités de l’apparition des troubles nerveux et [de négliger] précisément le facteur étiologique le plus important [19]. » Le névrosé de Freud interroge la culture, le social, le politique. La névrose du moderne révèle le problème de la culture avec le sexuel. Le fondement pulsionnel de la culture dérange. Le névrosé est celui qui dévoile cette fondation. Pour démontrer sa thèse, il procède toujours par la même méthode : l’observation de cas cliniques, en l’occurrence les « névroses » et les « psychonévroses ». Il montre ainsi l’origine sexuelle des névroses [20] et passe de l’individuel au collectif à partir du constat que « notre civilisation est construite sur la répression des pulsions [21]. »
Ainsi, celui qui refuse cette contrainte devient-il soit un hors-la-loi, soit un héros [22]. Mais celui qui n’est ni l’un ni l’autre, le sujet moyen, le citoyen en rapport avec le grand Autre, a intériorisé cette répression par le processus de conversion de la pulsion égoïste en pulsion altruiste. Or cette conversion est à rapprocher du processus de sublimation qui consiste à « échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier [23]. » La civilisation utilise cette capacité à déplacer l’objet de la pulsion afin de canaliser l’érotisme et de l’appliquer à ses propres buts. C’est ainsi qu’elle procède à une tyrannie de plus en plus forte sur la pulsion. Cependant, comme les individus ne sont pas égaux devant la pulsion et sa répression, la modernité s’accompagne d’un accroissement des névroses, d’autant que « l’expérience montre que la plupart des gens qui composent notre société ne sont pas bâtis pour le devoir d’abstinence [24]. » La seule porte de sortie est donc cette « double morale qui dans nos sociétés a cours [et qui] est le meilleur aveu que la société qui a décrété ces prescriptions ne croit pas elle-même à la possibilité de les suivre [25]. » La société et l’État continuent néanmoins à pratiquer cette répression car elle forme « des honnêtes gens faibles qui disparaissent plus tard dans la grande masse qui a coutume de suivre à contrecœur les impulsions données par les individus forts [26] », c’est-à-dire qu’elle assure « la loyauté aveugle des braves sujets [27]. »
Mais Freud décèle finalement dans ce processus une dangereuse aporie. En effet, en consacrant toute son énergie à réprimer ses pulsions, le sujet ne peut plus en garder suffisamment pour ses actions positives vis-à-vis de la communauté. Et Freud de prévenir la civilisation :
pour un peuple, la restriction de l’activité sexuelle s’accompagne très généralement d’un accroissement de l’anxiété de vivre et de l’angoisse de mort, ce qui perturbe l’aptitude de l’individu à jouir et sa préparation à affronter la mort pour quelque but que ce soit ; cela se traduit dans la diminution de sa tendance à procréer et exclut de la participation à l’avenir ce peuple ou ce groupe de personnes [28].
*
L’état de nature est le lieu d’expression débridée des pulsions. Chez Hobbes, celles-ci mènent nécessairement à l’état de guerre de chacun contre tous et la peur de la mort violente conduit les hommes à la constitution du Léviathan. Selon Locke, la raison est la loi naturelle mais l’absence d’un juge impartial permet à certains de violer cette loi et par conséquent de mettre en danger l’espèce : l’état de guerre, bien que potentiel, rend instable l’état de nature et pousse les hommes à constituer un État qui assurera la sécurité des individus même si son champ d’action doit rester le plus limité possible. Pour Rousseau, dans l’état de nature, les hommes vivent au départ de manière indépendante mais cette situation évolue et, après plusieurs phases, dégénère en état de guerre : la constitution du corps du peuple exprimant la volonté générale assure la conversion des libertés naturelles en libertés civiles.
Ces trois théories du contrat social aboutissent toutes à l’institution du grand Autre en en montrant la nécessité à partir d’un état de guerre trop dangereux pour les individus. Qu’il soit Léviathan tout-puissant, État limité ou peuple en corps infaillible, l’Un est posé comme la réponse nécessaire à la question des pulsions débordantes des hommes. Le grand sujet doit poser les interdits et dire la loi, le rapprochant, pour Freud, de la fonction symbolique du père. Avec sa version du mythe de l’état de nature et le meurtre du père primitif, il remplace le contrat rationnel par un crime en réunion. Le sentiment de culpabilité qui lui fait suite irrigue toute la civilisation et aboutit à l’idéalisation du père et à sa résurrection sous une forme divinisée, à la fois dans l’ordre religieux et politique. L’État est l’hommage que les parricides rendent au paternel. Dès lors la vengeance du père primitif castrateur s’exerce dans la modernité sur les pulsions des petits sujets et explique la névrose, la « maladie nerveuse des temps modernes ».
Cincinnatus, 28 juin 2021
[1] Par exemple à propos du totémisme : « elles n’expliquent pas le système totémique ». Sigmund Freud, Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot, 1965, p. 158
[2] « Aucune des solutions de l’énigme, jusqu’à présent proposées, ne nous paraît satisfaisante ». Ibid., p. 177
[3] Ibid., p. 175
[4] Ibid., p. 186
[5] Ibid., p. 203
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 205
[8] Ibid., p. 210
[9] Freud identifie ainsi la généalogie du « tu ne tueras pas » : le parricide a engendré l’interdit du fratricide – déjà social – qui s’est développé en interdit de tuer, ibid, p. 205
[10] Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », in Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 13
[11] Ibid., p. 17
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 18
[15] Ibid., p. 19
[16] Ibid., p. 22
[17] Sigmund Freud, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle, PUF, 1992, p. 28
[18] Ibid., p. 29
[19] Ibid., p. 31
[20] « On peut donc déclarer que le facteur sexuel est le facteur essentiel qui provoque les névroses proprement dites », ibid., p. 32
[21] Ibid., p. 33
[22] Or, dans la mythologie originaire, le héros est celui qui parvient à tuer le père tout seul, sans l’aide de ses frères.
[23] Sigmund Freud, « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », op. cit., p. 33
[24] Ibid., p. 38
[25] Ibid., p. 39
[26] Ibid., p. 40
[27] Ibid., p. 42
[28] Ibid., p. 45