« Tendre souci » pour les choses du monde, la culture crève. Rien de nouveau, dira-t-on… et « on » n’aura presque pas tort : Arendt, toujours elle, l’avait déjà bien observé et analysé dès les années 1960. Et pourtant, combien l’acuité de la grande philosophe semble juste aujourd’hui, plus encore qu’alors ! Les « philistins cultivés » ont imposé leur utilitarisme mortifère, la marchandisation de la culture et sa réduction à une simple valeur d’usage triomphent dans la société de masse, le processus vital de la société consomme toutes les œuvres culturelles pour alimenter nos désirs de loisirs et de divertissement.
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Le règne des philistins
La figure brute du « philistin », brocardée par les artistes, émerge au début du XVIIIe siècle avec son « état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de “valeurs matérielles”, et n’a donc pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art [1]. » Si cette forme originelle du philistinisme prospère jusqu’à aujourd’hui, elle donne naissance à un autre type d’ennemi de la culture, plus néfaste encore, et plus présent dans notre société de masse : le « philistin cultivé ». Celui-ci partage avec son double inculte le rapport utilitaire au monde mais se distingue en l’appliquant avec zèle aux œuvres culturelles, réduites au rang de moyens. Certes, l’usage de l’art et des œuvres à des fins d’éducation ou de perfection personnelle n’est pas répréhensible en soi – il est même tout à fait louable de chercher à se parfaire –, tant que l’on garde à l’esprit qu’il s’agit d’un rapport égocentrique à l’œuvre qui en nie l’essence.
Ce peut être aussi utile, aussi légitime de regarder un tableau en vue de parfaire sa connaissance d’une période donnée, qu’il est utile et légitime d’utiliser une peinture pour boucher un trou dans un mur. Dans les deux cas, on utilise l’objet d’art à des fins secondes. Tout va bien tant qu’on demeure averti que ces utilisations, légitimes ou non, ne constituent pas la relation appropriée avec l’art. L’ennui avec le philistin cultivé n’est pas qu’il lisait les classiques, mais qu’il le faisait poussé par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourraient avoir à lui dire des choses d’une autre importance que comment s’éduquer lui-même. [2]
Le snobisme du philistin cultivé le conduit à privatiser la culture à son bénéfice personnel, à nier la dimension mondaine de l’œuvre. Une clique par soi seule intéressée la capture pour l’asservir à ses besoins et à ses désirs d’échapper à la réalité du monde. Voyant leurs productions ainsi retirées du monde commun auquel elles sont destinées, les artistes, dans un premier temps, se révoltent contre ceux qui cherchent à les instrumentaliser. « Cette fuite loin de la réalité par les moyens de l’art et de la culture est importante, non seulement parce qu’elle donne à la physionomie du philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques, mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons. Ils flairèrent le danger d’être expulsés de la réalité dans une sphère de conversation raffinée où ce qu’ils feraient perdrait toute signification [3]. » Car soumettre les « ouvrages immortels du passé » à la logique de l’infatuation et de la cuistrerie, c’est les priver de leur qualité la plus profonde : « ravir et émouvoir le lecteur ou le spectateur par-delà les siècles [4]. »
Comment ne pas voir aujourd’hui un ultime avatar de ces philistins cultivés dans ces barbares du « progressisme » qui instrumentalisent la culture à leurs fins idéologiques et la retournent en arme contre elle-même ? Cette nouvelle manifestation historique d’une figure qui s’adapte à son époque s’imprègne du cynisme et de l’obscénité qui caractérisent la nôtre. Emplis de morgue et d’arrogance, caparaçonnés de progressisme et de moraline, et portant haut l’étendard du camp du Bien©, les demi-instruits abreuvés d’idéologie pervertissent la culture qu’ils ont acquise pour mieux la détruire. Ils sont passés par les meilleures universités, ils ont côtoyé les plus grands esprits du passé, mais ils ont traversé ce monde sans le voir. Ils ont sciemment choisi de ne piocher dans ces œuvres que les bribes qui pouvaient leur servir à détruire la culture et le monde commun : la « déconstruction » dont ils se rengorgent n’est que le misérable cache-sexe d’une destruction criminelle. Ils sont des traîtres envers l’humanité.
Ce que signifie l’apparition du philistin cultivé, c’est le passage d’un mépris des objets culturels considérés comme inutiles par le bourgeois philistin, à la prise de conscience qu’ils peuvent servir de monnaie d’échange pour obtenir des places dans la société ou pour acquérir un niveau plus élevé d’estime personnelle. En contradiction complète avec son dessein, la culture se désintègre au XIXe siècle, devenant « valeur », « c’est-à-dire marchandise sociale qu’on peut faire circuler et réaliser en échange de toutes sortes d’autres valeurs, sociales et individuelles [5]. » En devenant valeur d’échange, les œuvres perdent « le pouvoir originellement spécifique de toute chose culturelle, le pouvoir d’arrêter notre attention et de nous émouvoir [6]. » La privatisation des œuvres, leur accaparement pour les astreindre à des fins individuelles, les retirent de la lumière de l’espace public, renvoyant à chaque fois au néant un pan du monde commun.
Depuis le XIXe, ce mouvement n’a fait que s’amplifier, conduisant d’une part à l’obscénité actuelle du marché de l’art, dominé par la crapulerie de l’art contemporain, et, d’autre part, à l’abdication par l’État de son rôle de protecteur du patrimoine commun. Loin d’être disjoints, ces deux phénomènes se superposent et se renforcent mutuellement puisque leurs bénéficiaires se confondent. Les « mécènes » modernes n’ont rien de philanthropes : avec les quelques piécettes qu’ils jettent aux établissements culturels qui crèvent de faire la pute dans une concurrence contre-nature, ils optimisent leurs fortunes aux frais des contribuables tout en confisquant la politique culturelle nationale. De leur côté, les artistes eux-mêmes alimentent le système mafieux du marché de l’art : bien loin de leurs aïeux qui se révoltaient contre les philistins cultivés (ces « nouveaux patrons » dont parle Arendt), les grands maîtres de l’art contemporain, depuis que s’est installée l’idée folle de bouter la beauté hors de l’art, se fondent dans le système capitaliste et mettent volontairement à mort la culture dans le spectacle kitsch d’une grande explosion de merde. Ils ont parfaitement compris comment fonctionne la société de masse dans laquelle la culture, devenue simple valeur d’usage, se soumet au processus de consommation.
La consommation de la culture par la société de masse
Alors que les expressions-mêmes de « société de masse » et de « culture de masse », à l’origine péjoratives, devraient être toutes deux des oxymores, on en est venu à les rendre respectables, puis courantes, à mesure qu’ont été publiées des études et recherches (ce qu’Arendt appelle « l’intellectualisation du kitsch », à la suite de Harold Rosenberg [7]). Si la « culture de masse » désigne la culture de la « société de masse », le vocable sert à masquer le fait qu’elle est d’abord et avant tout la négation de la culture, son anéantissement dans sa consommation par le double processus de marchandisation et de divertissement.
Dans la société de masse, le temps du loisir est consacré à consommer toujours plus, à se divertir toujours plus. Or les biens de consommation ne suffisent pas à étancher ce besoin dévorant qui se tourne ainsi vers les objets dont ce n’est pas la destination d’être consommés :
L’industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer.
La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. [8]
L’industrie des loisirs répond à la demande de la société de masse, qui n’a cure de la culture mais réclame loisirs et divertissement, en prenant pour matière première les biens culturels qui s’y abolissent, afin de produire à la chaîne des biens de consommations dérivés. « Ils servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c’est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de par le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture ; c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû [9]. » Il n’y a donc rien de tel qu’une « culture de masse » mais un loisir de masse qui se nourrit des objets culturels du monde pour alimenter son propre processus vital.
il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant. Les commodités qu’offre l’industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des objets culturels, dont l’excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes du monde, et on ne doit pas les juger d’après ces critères ; ce ne sont pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu’à épuisement, juste comme n’importe quel autre bien de consommation. [10]
Un tel loisir de masse rend impossible le rapport humaniste à l’œuvre qui consiste à plonger dans l’oubli de soi-même afin de laisser ce que nous admirons être ce qu’il est. L’ethos de consommation qui régit tous nos actes et surtout notre pratique du loisir implique, de facto, l’effondrement et la disparition de tout ce qu’elle prend pour objet. Notre société de consommateurs nous interdit donc « de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde [11]. » Le monde commun, foudroyé, chavire et expire de notre obsession de la satisfaction immédiate du désir couplée au narcissisme absolu d’un intérêt autocentré exclusif. Plus rien ne peut exister de commun entre des monades vautrées dans la consommation privée de biens issus de la destruction de l’œuvre.
La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. Le grand utilisateur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l’individu et la vie de la société comme tout. La vie est indifférente à la choséité d’un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins.
La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin. [12]
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En nuée, les sombres présages s’amoncellent. Les morts ont continué de parler aux vivants tant que le rapport aux choses du monde, issues de l’œuvre, respectait leur destination. Dans la société de masse, la culture, détruite pour engendrer le loisir, ne se répand pas dans les masses ; au contraire, le fil est rompu entre passé, présent et à venir – le monde commun entre les morts, les vivants et les à-naître se disloque. « C’est encore une question pendante de savoir s’ils [les grands auteurs du passé] seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire [13]. » La forme humaniste de la « République des lettres » tombe en ruines, l’universalisme n’étant guère à la mode. Le dialogue doit être d’autant plus maintenu avec ces compagnons choisis dans le passé, « nous devons découvrir le passé pour notre propre compte, c’est-à-dire ses auteurs comme si personne ne les avait jamais lus avant nous [14] ».
[En tant qu’humanistes], nous pouvons nous élever au-dessus de la spécialisation et du philistinisme dans la mesure où nous apprenons à exercer notre goût librement. Alors nous saurons répondre à ceux qui si souvent nous disent que Platon ou quelque autre grand écrivain du passé est dépassé ; nous pourrons répondre que, même si toute la critique de Platon est justifiée, Platon peut pourtant être de meilleure compagnie que ses critiques. En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux comme nous –, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé. [15]
Pas sûr que nous ayons encore assez de poésie en nous pour accueillir de telles amitiés ; il y a pourtant là de la grandeur – la seule possible.
Cincinnatus, 5 octobre 2020
[1] Plus précisément :
L’accusation que l’artiste, à la différence du révolutionnaire politique, a portée contre la société, s’est résumée très tôt, au tournant du XVIIIe siècle, en ce seul mot qui a été depuis répété et réinterprété génération après génération : ce mot est « philistinisme ». Son origine, un peu plus ancienne que son emploi précis, est de peu d’importance. On le trouve pour la première fois dans l’argot des étudiants allemands, pour faire la distinction entre les bourgeois et eux ; mais la réminiscence biblique indiquait déjà un ennemi supérieur en nombre entre les mains duquel on peut tomber. Utilisé pour la première fois comme concept – par l’écrivain allemand Clemens von Brentano, je crois, qui écrivit une satire sur le philistin bevor, in und nach der Geschichte –, il désigne un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de « valeurs matérielles », et n’a donc pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art. Tout cela sonne bien familier aujourd’hui encore, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que même des termes d’argot aussi courants que « rustre » (square) se trouvent déjà dans le pamphlet de Brentano.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 258.
[2] Ibid., p. 260.
[3] Ibid., p. 259. C’est moi qui souligne.
[4] Ibid., p. 260.
[5] Ibid., p. 261.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 253.
[8] Ibid., p. 265-266.
[9] Ibid., p. 263.
[10] Ibid., p. 263-264.
[11] Ibid., p. 270.
[12] Ibid., p. 266. C’est moi qui souligne.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 262.
[15] Ibid., p. 288. C’est moi qui souligne.
Mais si, nous avons encore de la poésie en nous.
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J’en doute. Et j’aimerais je tromper.
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J’ai lu exactement le même raisonnement dans Rivarol et sa revue soeur Ecrits de Paris…
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Merci pour ce bel exemple de « boutdeficellisme ». Je pars des réflexions d’Hannah Arendt et vous me renvoyez à l’extrême-droite : votre malhonnêteté vous déshonore.
Adieu
Cincinnatus
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