Les lectures de Cinci : les régionalismes contre la République

La France en miettes : régionalismes, l’autre séparatisme, Benjamin Morel, Les Éditions du Cerf, 2023.

Le livre en deux mots

Le constitutionnaliste et politiste Benjamin Morel a livré en tout début d’année un ouvrage majeur sur un sujet qui, quoique capital, n’intéresse guère les médias ni l’opinion publique. L’ethnorégionalisme, « l’autre séparatisme » comme le désigne le sous-titre du livre, déchire la France à suffisamment bas bruit et en s’entourant d’une telle image de sympathique folklore que cette balkanisation ne fait réagir personne. Car l’ethnorégionalisme – ou plutôt : les ethnorégionalismes – n’est finalement qu’un identitarisme comme les autres qui cherche à détruire la nation, l’État et la République qu’il souhaite remplacer par des communautés artificielles fondées sur des identités fantasmées.

Avec une précision chirurgicale, l’auteur en raconte les histoires, toutes puisant aux mêmes sources de l’extrême droite, de Maurras et de la collaboration. On comprend aisément que cet encombrant passé soit aujourd’hui bien peu assumé… d’autant que les héritiers de Maurras n’ont visiblement pas bien lu ses textes [1]. La plupart des ethnorégionalismes (sinon tous) sont ainsi nés à l’extrême droite, ont activement collaboré avec l’occupant allemand et ont mis beaucoup de temps à se mouvoir opportunément vers « la gauche », déménagement somme toute incomplet puisque leur vision du monde demeure authentiquement ethniciste et raciste, malgré le vernis d’« ouverture au monde » dont ils se parent. Le racisme, c’est mal ; mais le racisme au nom d’une ethnie régionale, c’est bien ! Certains sophismes, malgré leur ridicule, ne font guère sourire.

On pourrait toutefois imaginer que la défense des « petites patries » soit un combat suffisamment juste pour fermer les yeux sur l’idéologie sous-jacente. Outre que ce serait déjà là une forfaiture intellectuelle, le naïf qui croirait ainsi défendre de gentilles identités locales opprimées et menacées par le méchant jacobinisme centralisateur français ferait une grave erreur. Benjamin Morel montre très bien que le pire ennemi des cultures locales, de leurs traditions et de leurs langues est justement… l’ethnorégionalisme lui-même, qui méprise et détruit sciemment les petites patries dans sa volonté militante de saper l’État.

Les exemples pullulent dans ce livre très documenté, non seulement en France (Corse, Alsace, Pays basque, Bretagne…) mais également dans d’autres pays qui subissent des séparatismes locaux équivalents (Royaume-Uni, Espagne, Italie…). Ces derniers montrent combien la pente est glissante et les effets délétères d’une autonomisation progressive due aux abdications successives devant les ethnorégionalismes. Chaque recul de l’État central au profit d’une région entraîne des réclamations de la part d’autres régions. Une fois qu’elles ont toutes gagné les mêmes avantages, la première, vexée d’être ainsi normalisée, repart à la charge pour l’obtention de davantage de compétences propres, et ainsi de suite. La concurrence entraîne une course à l’échalote vers toujours plus de prérogatives, dans une surenchère qui ne peut se conclure que par l’explosion de l’État.

L’Union européenne se voit souvent accusée, à juste titre, de favoriser les séparatismes régionaux contre les États nationaux et de promouvoir la reconstruction du continent autour d’une fédération de régions ethniques. Elle n’est pourtant pas la seule à se servir des divers mouvements autonomistes ou indépendantistes pour affaiblir la France. Nombreuses sont les influences extérieures, historiques et contemporaines, qui encouragent, financent et promeuvent les ethnorégionalismes : Union européenne et Allemagne, évidemment, mais pas seulement, comme l’explique l’auteur avec une série très documentée d’exemples précis qui dressent un tableau saisissant des manipulations menées par les vrais ennemis et les faux amis de la France ; les ethnorégionalistes font ainsi figure de pions stratégiques dans le « jeu » diplomatique international.

Et si le rapport de l’UE aux ethnorégionalismes s’avère malgré tout plus complexe qu’on l’imagine de prime abord, les séparatistes apparaissant souvent comme des alliés bien encombrants, les trahisons des élites et des élus français ont, pour leur part, fait sans doute jusqu’à présent autant de mal que l’UE elle-même. En effet, tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, ont pareillement foulé l’indivisibilité de la République pour plaire à certains barons locaux ou les punir. La conscience de l’intérêt général a disparu de tous les partis et son absence ne laisse que de petits carriéristes prêts à vendre la France à la découpe, sans rien de commun avec les hommes d’État que, dans leurs délires mégalomanes, ils osent s’imaginer être. Et Benjamin Morel de rappeler, avec une lucidité acide, que « l’argent, les compétences, tout est négociable une veille d’élections [2]. »

Les élites nationales alimentent ainsi le juteux business des entrepreneurs identitaires régionaux. Les reconstructions d’identités régionales jouent avec maestria la partition folklorique pour séduire les gogos et gagner des parts de marché politiques et économiques [3]. Ainsi à l’idéologie s’ajoutent d’importants enjeux financiers, notamment via le tourisme de masse qui se nourrit de ces mouvements au fonctionnement souvent mafieux. Les ethnorégionalismes profitent pleinement de la mondialisation capitaliste et financière (nouvelle preuve de la parfaite complicité entre identitarismes et néolibéralisme).

Enfin, si ne devait être retenue qu’une seule idée de ce livre dense et parfaitement maîtrisé, ce serait l’appartenance de plein droit des ethnorégionalismes à la grande famille des identitaires. L’alliance est d’ailleurs consommée des identitaires régionaux et des identitaires décoloniaux, les premiers s’accordant très bien à l’ambiance victimaire entretenue par les seconds. Dans ces circonstances, l’État-nation joue, une fois de plus, le rôle de croque-mitaine, d’horrible oppresseur des gentilles identités innocentes qui partagent toutes la commune volonté de détruire l’unité de la nation et l’indivisibilité de la République – de réduire l’État et la France à des « miettes d’Hexagone », pour reprendre la formule de Benjamin Morel.

Où j’ai laissé un marque-page

Au premier chapitre qui s’attache à décrire comment les entreprises ethnorégionalistes fabriquent de toutes pièces – en général depuis Paris ! – des identités parfaitement artificielles et écrasent les véritables dialectes régionaux en promouvant des langues militantes en réalité parlées par à peu près personne.

Un extrait pour méditer

Pour beaucoup, les ethnorégionalistes de droite sont, actuellement, des dinosaures. Ainsi le Parti breton n’a, à son grand désespoir, jamais réussi à intégrer cette Rolls-Royce de l’ethnorégionalisme qu’est Régions et peuples solidaires. Être régionaliste, c’est aujourd’hui essentiellement s’affirmer de gauche. Jadis, comme on l’a vu, c’était surtout Maurras qui était à l’honneur. Mais depuis 1945, assumer un tel héritage fait mauvais genre. Ces organisations l’ont bien compris et, à partir des années 1960, elles sont passées, avec armes et bagages, de l’extrême droite à la gauche. Elles conservent la même interprétation du nationalisme, mais ont troqué le catholicisme pour la collectivisation des moyens de production puis l’écologie. Les années 1960 connaissent ainsi un fort renouvellement de ces formations où se recycle une bonne partie du vieux mouvement militant. En 1963 est créé Enbata au Pays basque, dissous en 1964 pour ses liens avec l’ETA. Un an plus tard émerge l’Union démocratique bretonne, qui deviendra le principal parti ethnorégionaliste dans la région. En 1967, l’Action régionaliste corse s’inscrit aussi dans une idéologie socialiste que reprendra en 1976 le FLNC. Il n’y a guère qu’en Alsace où le champ ethnorégionaliste reste structurellement tenu par l’extrême droite, avant de tenter de se normaliser avec la naissance d’Unser Land en 2009. (p. 196)

Et un peu plus loin :

Si les partis ethnorégionalistes ont pu faire preuve d’une telle dextérité, ce n’est pas par manque de convictions, mais par hiérarchisation des priorités. L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. Ce logiciel peut être stratégiquement minimisé mais demeure central car ses sources, plus culturelles que programmatiques, sont empreintes de cette idéologie. Aussi l’ethnorégionalisme n’est-il pas fasciste. Il n’est pas non plus écologiste. Il n’est ni de droite ni de gauche. À vrai dire, il peut être tout cela si une opportunité historique se présente et suppose pour lui d’épouser ces causes. Si l’indépendance de la région et la défense de la culture élaborée dans un contexte militant impliquent de protéger la nature ou de socialiser les moyens de production, eh bien soit. Il reste toujours des formations résiduelles incarnant une autre lecture de la lutte régionaliste, mais la sélection naturelle entre partis opère. Pour les militants souhaitant d’abord s’engager dans le combat pour le roman régional, la structure politique la plus attractive est celle qui est la plus dans l’air du temps. (p. 201)

Cincinnatus,  28 août 2023


[1] Benjamin Morel rappelle en effet combien Maurras craignait l’éclatement de la nation et n’imaginait l’accroissement des pouvoirs des pays que contrebalancé par la fin de la République au profit de la monarchie et par l’exclusion des régions les moins compatibles avec le modèle gallo-romain : Alsace, Bretagne, Flandres et Pays basque… quelle ironie !

[2] p. 242.

[3] La disneylandisation fonctionne à plein régime :

L’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce a ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel. Loin d’une petite patrie, il s’agit d’un Disneyland, dans lequel les spectateurs et les figurants sont amnésiques. Ils ont fini par considérer que le château de la Belle au bois dormant datait vraiment du Moyen-Âge.

p. 56.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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