L’empire du moche

Rond point Malraux Pontarlier
Le « rond point Malraux » (Pontarlier), régulièrement élu « pire rond point de France »

Merci.
Du fond du cœur, je vous remercie.
Vraiment.
En quelques décennies, vous m’avez élevé au rang de valeur suprême ; vous avez fait de moi, le moche, l’emblème de votre modernité – mieux encore : sa quintessence ! J’imprègne tant vos vies et vos esprits que je suis devenu le nouveau mètre-étalon de votre inesthétique. Des jouets pour enfants aux doudous technologiques pour adultes mal grandis, des bagnoles aux vêtements, de la novlangue à l’urbanisme, de l’art contemporain à l’industrie du loisir et du divertissement que vous appelez pompeusement « culture de masse »… je suis partout.

*

Je métastase tout votre environnement. Depuis mon entrée fracassante dans l’urbanisme des Trente Glorieuses avec ses barres et ses tours, je me suis ensuite étendu aux ronds points avec leurs « œuvres d’art » centrales (qu’est-ce que je me marre !) et aux zones industrielles et commerciales qui cernent les villes et font du « périurbain » un manifeste à ma gloire.

Dorénavant, crise économique oblige, je me reconvertis, je me diversifie, je fais moins dans le spectaculaire mais verse plutôt dans l’omniprésent. Où que vous alliez, vous ne pouvez plus m’éviter. Ma marotte du moment : le mobilier urbain. C’est fun, c’est rigolo, c’est pas cher et c’est infini. Vous n’imaginez pas les ressources que je peux y trouver – bancs publics façon instruments de torture médiévaux, terrasses de café en palettes vermoulues, places historiques défigurées, bunkers métalliques à vélos, plots jaunes… ah le plot jaune ! Quelle réussite, le plot jaune !

Quant au monde rural, il m’a longtemps résisté. Mais j’ai trouvé ! Paradoxalement, c’est l’écologie qui m’a donné l’occasion de m’y implanter… durablement ! J’avoue avoir frappé un grand coup avec mon arnaque à l’éolienne. Faire passer pour écolo ces gigantesques masses de métal et ces millions de mètres cubes de ciment qui ne produisent presque pas d’électricité, coûtent une blinde et saccagent les paysages, je n’en reviens toujours pas que ce soit passé si facilement !

Il n’y a pas que dans vos paysages, urbains ou ruraux, que je m’infiltre et me répands. Cette société de l’obscène, fondée sur le couple production-consommation, a été pensée pour moi avec tous ses objets vite fabriqués, vite utilisés, vite jetés. Valeur d’usage et valeur d’échange ont cédé la place à ce que j’appellerais la « valeur mimétique », le marketing ayant élevé le désir mimétique à son point d’incandescence. L’esthétique n’a plus aucune importance : seules comptent les foutaises inventées par des pubards cocaïnés appuyés par des nerds à l’intelligence très artificielle, que débitent sans les comprendre des trépanés du bulbe dont la seule gloire est d’avoir un nombre d’abonnés à cinq chiffres sur les réseaux dits sociaux ou d’exhiber leur intimité sur une chaîne de télévision au nom improbable.

Loisirs, divertissements : autant de diversions à la pensée… et au bon goût (et je ne parle même pas des hordes de joggers, cyclistes et autres « sportifs » en lycra fluo, mes chers apôtres) ! D’ailleurs, je dois rendre ici hommage à ma meilleure alliée. L’industrie du spectacle joue un rôle crucial dans mon incroyable réussite. Séries comme films, la règle est le clinquant, l’esbroufe, le m’as-tu-vu. Derrière l’impératif ludique, la standardisation des contenus autant que votre dépendance aux écrans m’ouvrent une voie royale. Vous ne vivez plus votre temps libre : vous le remplissez pour mieux le consommer. Je règne même sur vos vacances, le tourisme de masse avilissant jusqu’aux plus grands trésors de l’humanité qui me sont ainsi asservis.

*

J’ai renvoyé dans les limbes non seulement le Beau mais même le Laid, dont la sombre noblesse est devenue surannée. Ces deux-là se tutoient depuis toujours et me méprisent – qu’ils disparaissent ! Réminiscences de temps aristocratiques, ils ne conviennent plus au mélange d’oligarchie et d’ochlocratie qui marque notre temps : philistins cultivés et foules atomisées communient dans ma vénération.

Le sanctuaire le plus évident, le plus naturel, le plus important du Beau a lui-même capitulé, sans beaucoup lutter, et m’a chaleureusement accueilli. L’Art se fait mon promoteur le plus zélé. Il n’est qu’à voir les productions des principaux artistes contemporains pour comprendre à quel point ma victoire est sans appel. Il n’est plus question de Beau ni d’esthétique ni de jugement de goût ni de plaisir sensible ni de… Congédiés tous ces concepts qui ont habité et défini l’Art depuis son invention ! Dorénavant, il s’agit de discourir plutôt que de créer, de conceptualiser plutôt que d’élever, de vendre plutôt que d’œuvrer. Tout l’art contemporain ne répond plus qu’aux caprices du kitsch, mon enfant, mon double.

Les traces de mains pigmentées sur les parois d’une grotte n’émeuvent plus : elles servent de modèle pour le papier peint sur les murs de votre salon. L’Œuvre, en tant que production immortelle destinée à constituer le monde commun, se voit définitivement ringardisée.

J’ai si bien su extirper le Beau de l’éventail de vos valeurs, qu’il est même persona non grata à l’école ! Jamais je n’aurais cru possible de le voir banni des programmes scolaires, des enseignements quels qu’ils soient. Au nom d’un relativisme assez crétin mais très efficace, on présuppose que le Beau n’existe pas. Ou bien qu’il est élitiste et donc, exerçant une violence symbolique insupportable, qu’il doit être supprimé. Résultat : il ne reste que moi.

Même dans votre langue, je m’insinue et m’installe confortablement. Le massacre est particulièrement jouissif, tant mes terrains de jeu sont multiples : croissance de l’analphabétisme et appauvrissement du vocabulaire au profit d’un charabia qui tient à peine du langage et ne sert qu’à l’expression d’une agressivité inouïe ; langage SMS qui laisse à son tour la place aux « émoticônes », comme une régression à un stade précédant l’écriture, le puéril et le kitsch en plus ; écriture excluante qu’imposent par la terreur des précieux ridicules idéologues ; novlangue managériale, médiatique et politique qui vide les mots de leur sens, les retourne et leur fait dire n’importe quoi, au point qu’il devient impossible de penser clairement, etc. etc. Cette langue n’est plus la vôtre : c’est la mienne ! Vous me parlez.

Ainsi effacez-vous votre propre culture, ce qui vous relie au monde – spectacle fascinant ! Au nom du présentisme, cet « ethnocentrisme du présent », vous calomniez le passé et sombrez dans l’amnésie. Vous vous croyez naïvement, suprême boursouflure égotique, l’aboutissement d’un processus historique téléologique. Étrange névrose qui plonge l’adoration de l’image que je vous renvoie dans la détestation de tout ce qui vous a produit. Comme un désir d’absolu qui rejette la possibilité d’une génération.

Votre désintérêt pour votre patrimoine, quelles que soient ses formes, vous pousse dans mes bras. Vous dédaignez les témoignages du passé, parce qu’ils sont passés, vous vous astreignez à rejeter avec aigreur les œuvres que vous ont léguées vos prédécesseurs, parce qu’ils sont morts – tout cela pour vous vautrer dans les ridicules de votre époque, dont la seule qualité est d’être présents. Haïr aussi pathologiquement ses racines, c’est se haïr soi-même. Et votre haine vous précipite dans l’amour de moi. Volontiers je vous étreins.

Je suis le moche – je suis vous.

Cincinnatus, 15 mars 2021

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

5 réflexions au sujet de “L’empire du moche”

    1. Jubilatoire, en effet. Et douloureux, comme une démangeaison trop longtemps grattée.
      Entré au Musée d’Art Moderne de Strasbourg, pour « profiter » de la visite guidée qu’un collègue prof d’art plastiques nous y proposait, j’en suis assez rapidement sorti, gagné, physiquement, par la nausée devant tant d’imposture exhibée..

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  1. A propos de l’art, je me faisais cette réflexion en visitant le musee Unterlinde :pour les tableaux anciens, il me manquait parfois la réfèrence historique rarement affichée mais le sujet était clair, pour les tableaux modernes, il y avait pléthore d’explication à propos de ce qu’avait bien voulu exprimé l' »artiste »!

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