
L’exécutif
Le Président et le gouvernement ont décidé d’utiliser l’article 49 alinéa 3 de la Constitution française pour clore la séquence politique déplorable que nous vivons avec cette réforme des retraites. Qu’ils aient sincèrement pu penser que cela mettrait fin à la crise paraît ahurissant. Comme si la discussion avortée au Parlement pouvait signifier l’extinction de la colère populaire et le « retour à la normale », quoi que cela veuille dire.
Faut-il donc y voir de l’amateurisme ? Ce n’est même pas sûr. La macronie ne gouverne pas – elle tente de « gérer ». Elle est à tel point engluée dans une vision du monde gestionnaire et technocratique incarnée caricaturalement par l’Union européenne et McKinsey qu’elle n’a plus aucun sens politique. Ces gens-là sont convaincus qu’un État-nation se dirige en tripatouillant des tableaux excel. La déconnexion avec le pays et son peuple est complète.
D’autant qu’il n’y a dorénavant plus rien entre l’exécutif et le peuple. Certes, le Parlement a été en-dessous de tout depuis le début de la crise. Irresponsable, l’opposition prétendument « de gauche » a préféré entretenir le spectacle et le buzz plutôt que de s’élever à la hauteur des enjeux. Quant à la majorité, son inexistence politique poursuit et aggrave encore la tradition, à l’œuvre depuis au moins le sarkozisme triomphant, de godillots inutiles, simples exécutants serviles du pouvoir élyséen.
Le Parlement n’a donc pas joué son rôle. Mais cette manière qu’a eu le Président de l’écraser encore plus, sans même laisser l’illusion que les institutions fonctionnaient normalement [1], est gravissime. Et suicidaire puisqu’il laisse face à face le mouvement populaire et l’exécutif. Le rapport de force ne peut plus trouver d’intermédiaire légitime ni de dérivatif institutionnel.
Le peuple
On ne le répétera jamais assez : la colère est une passion politique légitime. Elle doit être entendue et ses raisons prises au sérieux, en allant les chercher à la racine – il faut être, au sens étymologique, radical. Or croire que la réforme des retraites est ici l’alpha et l’oméga de cette colère serait faire preuve d’une cécité volontaire et coupable. Ce serait, surtout, une terrible erreur.
En cette réforme convergent tous les ressentiments, toutes les rancœurs d’un peuple qui se sent déclassé, méprisé, violenté physiquement et, plus important, symboliquement. Les gouvernants et responsables politiques ne proposent aucune vision du monde, aucun horizon, aucun récit capable de recoudre le tissu déchiré de notre nation, de réconcilier notre peuple avec lui-même. Le seul projet politique qui nous est imposé de force est une « standardisation », l’alignement brutal sur le monde anglo-saxon ou la copie conforme du « modèle allemand » – perspectives comprises, à juste titre, comme la fin de tout ce qui définit la France.
L’insécurité physique, financière, culturelle… que subissent tant de Français se voit évacuée d’un revers de main, niée par l’élite politico-médiatique : la « France périphérique » ne les intéresse pas. Les perdants de la mondialisation n’ont pas voix au chapitre ; la « France des ronds-points » qui s’était enfin rendue visible au début du mouvement des gilets jaunes n’a jamais obtenu de réponse à sa colère. Il ne suffisait que d’une étincelle pour que cette colère explose de nouveau. La réforme des retraites, son injustice et la morgue présidentielle ont joué ce rôle.
L’action
Je soutiens sans réserve les grèves et les manifestations.
Évidemment, si elles n’ont aucun impact, si elles ne « dérangent » personne, elles ne servent à rien. La colère n’exclut cependant ni l’intelligence ni la responsabilité. Le rapport de force est perdu dès lors que l’opinion publique bascule dans l’autre camp ; stratégiquement, donc, s’enferrer dans des actions contre-productives qui ne font que rendre plus difficile encore la vie de la population est une aberration au service exclusif des intérêts de la macronie.
Dans plusieurs grandes villes, la grève des éboueurs – fondamentalement justifiée – conduit à une situation sanitaire critique qui exaspère les citoyens et risque en plus de mettre la santé publique en danger. À Paris, tout particulièrement, ville déjà sinistrée par le saccage de l’équipe municipale, les rats grouillent et les enfants les côtoient sur le chemin de l’école au milieu des ordures – et ce ne sont pas « les bourgeois » qui souffrent et craignent une nouvelle crise sanitaire mais bien l’ensemble de la population.
La démonstration du rôle absolument nécessaire des éboueurs est faite. La responsabilité éthique ainsi que l’intelligence stratégique commanderaient un geste très fort de reprise unilatérale de l’activité, au nom de l’intérêt général – geste qui rendrait d’autant plus populaire le mouvement et empêcherait le gouvernement de jouer le pourrissement dans lequel il a tout à gagner.
Pour que l’opinion publique ne bascule pas du côté macronien, d’autres types d’actions sont à imaginer. Les opérations « péages gratuits » sont de bon exemples : non seulement elles sont populaires, mais elles permettent en plus de remettre sur le devant de la scène le scandale de la vente des autoroutes. Le peuple doit être mobilisé, rassemblé, et non pas encore plus divisé.
La violence
Le bombardement continu d’images aux origines inconnues, accompagnées de commentaires dont les sources sont aussi douteuses, frappe directement à l’affect. Elles occupent les réseaux dits sociaux et les chaînes de désinformation en continu, et suscitent interprétations contradictoires et cris d’orfraie surjoués. Toutes ces vidéos, filmées « sur le vif », sorties de tout contexte et au cadrage souvent très pensé malgré les apparences, ne doivent en aucun cas être prises au premier degré. Quelles que soient les motivations réelles de ceux qui les tournent et de ceux qui les diffusent, elles participent toujours à la manipulation des esprits en court-circuitant la raison et en excitant des nerfs déjà très éprouvés. Tout le monde est à cran – il est criminel d’en rajouter dans l’irrationnel et l’hystérie collective.
Les violences commises dans les manifestations par des « casseurs » ou des « black blocs », qu’ils appartiennent à la bourgeoisie qui s’ennuie ou au lumpencaïdat qui terrorise déjà des territoires entiers, sont inacceptables et doivent être unanimement condamnées. Ce sont elles qui ont provoqué le délitement et, in fine, l’échec des gilets jaunes ; ce sont elles qui risquent, encore une fois, de décrédibiliser ce nouveau mouvement populaire. Les provocations de petits voyous venus là pour se défouler, « casser du flic » ou ressentir le frisson d’une illusoire transgression violente n’ont rien à voir avec la juste colère qui anime la plupart des manifestants.
Incendier des poubelles, du mobilier urbain ou des bâtiments publics n’a rien de révolutionnaire. On n’est pas l’héritier de Robespierre parce qu’on jette un cocktail Molotov ou un feu d’artifice sur la police ou parce qu’on crame une poubelle au pied d’un immeuble au risque de l’incendier avec ses habitants ; on est seulement un petit con délinquant qui mérite bien sa garde à vue après avoir mis en danger la vie des autres. Certains ont eu la bêtise de s’attaquer à des kiosques à journaux, oubliant que ce sont là les outils de travail de personnes qui, souvent, gagnent beaucoup moins que les enfants de bourgeois qui s’encanaillent avec des allumettes. Des kiosques à journaux ! Et même des feux rouges et des arbres… Faut-il donc être si abruti ? Croient-ils vraiment que leur exploit va conduire le gouvernement à retirer sa réforme des retraites et s’intéresser au peuple ? Tout cela est parfaitement stupide, dangereux et ne sert que les intérêts du pouvoir macronien qui a beau jeu de réactiver la distinction entre foule et peuple. À chaque poubelle qui brûle, l’Élysée se frotte les mains !
De l’autre côté des barricades, la police républicaine doit être irréprochable… ce qu’elle n’est pas toujours, hélas ! Son exemplarité est ainsi abîmée par les débordements à la violence mal maîtrisée de certaines de ses équipes (tout particulièrement les très problématiques « Brigades de répression des actions violentes motorisées » (BRAV-M)) : gardes à vue abusives, propos déplacés, menaces, insultes, intimidations, comportements de cow-boys… Son rôle est de maintenir l’ordre ; toute violence de sa part doit être justifiée et proportionnée. Les soupçons très pressants d’exactions sont inadmissibles, les enquêtes nécessaires doivent être diligentées immédiatement et avec la plus grande rigueur – et les sanctions exemplaires. Les questions du recrutement, de la formation et des consignes se posent sérieusement. La perte de confiance des citoyens dans leurs forces de l’ordre est peut-être l’un des éléments les plus graves de cette crise. Il manque à l’Intérieur un nouveau Clemenceau.
*
La France est divisée. Déchirée, même. Nous n’avons plus en commun qu’une exaspération qui prend l’autre pour objet. Tous les prétextes sont bons pour faire sombrer les colères légitimes dans la violence. Le Conseil constitutionnel peut encore censurer la réforme mais il est peu probable que cela suffise à éteindre le mouvement populaire qui s’élève contre la cécité et la surdité du pouvoir.
S’il souhaite apaiser la situation – ce qui, me semble-t-il, n’est peut-être pas son objectif –, le Président peut retirer sa réforme, hypothèse bien peu probable sauf en cas de drame. Il peut aussi en appeler au peuple souverain par un referendum ou par la dissolution de l’Assemblée nationale. Le referendum aurait le mérite de la clarté, sauf à ce qu’Emmanuel Macron noie le poisson en en profitant pour soumettre simultanément une longue liste de mesures différentes et sans rapport les unes avec les autres. La dissolution provoquerait sans doute de nouvelles tensions puisqu’aucun camp politique n’est actuellement capable de gouverner le pays.
Républicains sincères, nous devons plus que jamais nous rassembler pour offrir au pays la seule alternative idéologique et politique possible.
Cincinnatus, 27 mars 2023
[1] car non, le 49-3, aussi constitutionnel soit-il, n’est pas « normal » : il relève des dispositifs d’exception intégrés à la Constitution conçus pour résoudre une situation de crise.