Selon quels critères devons-nous élire nos représentants ? Dit autrement : quelles doivent être les qualités d’un élu ? efficacité oratoire, fortune personnelle, compétences techniques, expérience professionnelle antérieure, ressemblance à ses électeurs, souci de l’intérêt général… ? La liste, longue, peut encore s’étendre à l’infini.
En arrière-plan de ces questions en apparence anodines, se pose celle, cruciale, de la représentation, qui a passionné tous les penseurs politiques depuis des siècles et dont les multiples réponses occupent des kilomètres linéaires de rayonnages dans les bibliothèques de philosophie politique.
Nulle prétention de synthétiser ici l’ensemble de ces réflexions très intelligentes[1]. En trois courts billets, je me propose plutôt d’interroger quelques errements contemporains liés à des conceptions biaisées de la représentation.
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Aujourd’hui, la mode est à la « compétence ». Pour être légitime, un élu doit être « compétent ». Certes. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Exemple : comme un député le suggérait dans l’hémicycle avant les vacances, faut-il avoir travaillé en entreprise ou, mieux encore, en avoir dirigé, pour pouvoir légitimement parler du droit du travail ? Bonne question. Et si l’on était taquin, on pourrait même la lui retourner : faut-il être fonctionnaire pour pouvoir exprimer un avis sur les services publics ? Or ce même député et ses semblables ne s’interdiront probablement pas de donner des leçons aux fonctionnaires sans avoir jamais travaillé dans la fonction publique[2].
Alors, pour parler d’entreprise et de droit du travail, pour être « compétent » sur ces questions, il faudrait nécessairement être passé par l’entreprise ? (et, bien sûr, plutôt en tant que patron qu’ouvrier)
Eh bien, moi j’y suis passé. Et par la fonction publique aussi. Si j’étais comme lui député, je serais assez tenté, je l’avoue, de suivre ses prescriptions et de lui intimer l’ordre de se taire en même temps qu’à tous ceux qui n’ont pas, comme moi, cette double expérience, parce qu’ils seraient tous « incompétents » !
Drôle de conception de la démocratie…
Car, à l’égalité des citoyens éclairés, tous supposés avoir la même légitimité à participer à la vie de la Cité, répond l’égalité des représentants, tous élus pour défendre l’intérêt général et incarner la Nation – toute la Nation –, tous aussi légitimes, quelles que soient leurs histoires individuelles et leurs supposées expertises.
Cet exemple montre bien les limites de cette spécialisation illusoire de représentants se réservant chacun le pré carré des sujets qu’il prétend maîtriser mieux que les autres. Asseoir leur légitimité sur une soi-disant compétence, sur une expertise autoproclamée, conduit immédiatement à une aporie : de quoi les représentants de la Nation tirent-ils leur légitimité à légiférer sur tous les autres sujets à propos desquels ils n’ont, pour la plupart, pas le début d’une vague connaissance ? Lorsqu’on en vient aux questions les plus pointues, qu’elles soient scientifiques, techniques, médicales, juridiques, etc. comment peuvent-ils bien mesurer les conséquences de leurs décisions sans avoir la moindre « compétence » en la matière ?
Ainsi, par exemple, entend-on parfois des petits malins se gausser de la naïveté, voire de la navrante balourdise, de nos chers élus face à des technologies dont les usages seraient supposés évidents. Arrogance déplacée ! Ces moqueries ne servent qu’à faire diversion car se focaliser sur cet analphabétisme technologique, c’est faire semblant de ne pas voir qu’ils doivent en permanence jongler avec tous les sujets : passer de la désindustrialisation de la France à la guerre au Yémen, de la surpêche à la surpopulation carcérale, de la transition énergétique à la fin de vie. Ils sont comme des marins qui devraient embarquer chaque jour sur une mer inconnue.
On ne peut pas leur demander une connaissance exhaustive et approfondie de tous les enjeux mais une ouverture d’esprit suffisante et une certaine modestie. Ils doivent être capables d’entendre l’ensemble des voix expertes et contradictoires, de mener une enquête intellectuelle poussée et d’en déduire un jugement sur les choix à faire en vue de l’intérêt général, seul phare de leurs décisions (filage de métaphore).
Il semble dès lors que la seule compétence que l’on demande à un représentant soit celle-ci : le discernement appuyé sur une vertu civique irréprochable. En d’autres termes : être capable de s’extraire de ses préjugés, de son histoire personnelle, pour s’élever à l’universel.
Or beaucoup témoignent, hélas, en ce début de législature, d’une morgue peu compatible avec ces qualités. Incapables de s’abstraire de leurs intérêts privés, ils semblent n’avoir rien compris au concept de représentation NATIONALE. Contrairement à la vulgate assénée par ces députés eux-mêmes, ils n’ont pas été élus pour servir de godillots au pouvoir exécutif (en novlangue : « appliquer le programme du président »), de chambre d’enregistrement pour les décisions prises à l’Élysée ! Quel terrible symbole que cette Assemblée tout juste élue qui se dessaisit immédiatement de son pouvoir législatif pour le confier à l’exécutif et à ses ordonnances. « C’est légal et même prévu dans la Constitution », nous dit-on. Mais enfin ! Une telle abdication du pouvoir législatif trahit non seulement l’esprit des institutions mais surtout l’idée même de démocratie représentative. Les députés scient sciemment la branche sur laquelle ils ont été assis. Ce caporalisme à l’œuvre dans le groupe majoritaire et ses satellites est de bien triste augure pour ce quinquennat. Ils doivent faire la loi, non se contenter de voter tous les textes prémâchés qu’on leur sert, dans leur bulle imperméable au monde extérieur[3].
Cincinnatus, 18 septembre 2017
[1] Pour une réflexion théorique solide sur le sujet, je conseille toujours le classique Principes du gouvernement représentatif de Bernard Manin, excellente introduction en la matière.
[2] Car tout le monde a une opinion sur les services publics sans être fonctionnaire… et tout particulièrement sur l’école sans être prof.
[3] Il faut aller à l’Assemblée et en suivre quelques spécimens pendant plusieurs jours pour voir comment vivent ces représentants du peuple. À peine leur élection remportée, tout est fait pour les emmitoufler dans un cocon protecteur. Enfermés dans cette enveloppe hermétique, entièrement pris en charge, couvés comme des nouveaux-nés impotents, ils ne sont reliés au monde réel que par la perfusion de leurs assistants parlementaires qui portent bien leur nom : les parlementaires sont assistés pour chaque geste du quotidien. Ainsi en ai-je connu qui appelaient leur assistant le dimanche à 23h, paniqués, pour qu’il leur commande un taxi… parce qu’ils ne savaient même plus comment on fait ! Et non seulement cet exemple n’est pas caricatural mais il est encore très très gentil relativement à l’inadaptation profonde de beaucoup d’entre eux. En-même-temps©, combien de dirigeants de grandes entreprises vivent dans des situations similaires, au confort mensonger ?