On alterne : un attentat terroriste, une séquence de casse urbaine en fin de manifestation, des scènes de guérillas ultraviolentes dans les territoires abandonnés de la République… À chaque fois, la stupeur laisse finalement la place à la résignation. Il n’y a pas vingt ans, le « sentiment d’insécurité » avait fait gloser pendant la campagne de 2002 et chuter le candidat Jospin. À l’époque, on se moquait dans les beaux-quartiers des centres-villes des « peurs irrationnelles » des banlieusards et de la France périphérique, qui ne s’appelait pas encore ainsi. Aujourd’hui, ce « sentiment d’insécurité » imprègne tant les esprits qu’on n’en parle même plus : quand on a la chance de n’être pas contraint de vivre directement cette insécurité quotidienne dans sa chair et sa peur, on se contente d’observer les images sur les écrans démultipliés, comme la nouvelle saison d’une série Netflix. La banalisation de la violence sur fond d’éphémères bouffées d’indignation stérile encourage non seulement le sentiment d’impunité de ses responsables mais également toutes les manipulations idéologiques.
La sécurité : première mission de l’État
La sécurité publique est le premier rôle de l’État. La définition dite wébérienne de l’État est censée le rappeler : « le monopole de la violence physique légitime », comme on la rapporte confusément et fautivement. S’ensuivent des interprétations qui, en général, en disent plus long sur l’idéologie de celui qui parle que sur la pensée de Max Weber. Ainsi, trop souvent surinterprétée ou mal comprise, la citation mérite-t-elle d’être rendue dans son entièreté :
« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il n’existe que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État – cela ne fait aucun doute –, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques –, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. [1]
Bien entendu, l’idée de désarmer les citoyens au profit de l’institution étatique qui en devient « l’unique source du “droit” à la violence » n’est pas une invention du grand sociologue allemand. Pour rester à l’époque moderne, elle est au fondement des théories du contrat social. Que ce soit chez Hobbes, Locke ou Rousseau, de manières très différentes, il s’agit toujours de renoncer à une forme de liberté « naturelle » d’autodéfense dans un monde hostile afin d’obtenir une liberté « civile » qui réside en particulier dans un gain de sécurité au sein d’une société pacifiée [2].
Contre la liberté et la sécurité : les tentations antirépublicaines
Conséquence immédiate de ce qui précède : l’opposition entre liberté et sécurité n’a en réalité aucun sens. Prétendre devoir renoncer à l’une au profit de l’autre, façon vases communicants, est une absurdité. Il faut plutôt toujours s’interroger : de quelle sécurité et de quelle liberté parle-t-on… afin de ne perdre aucune des deux. Les conceptions viciées de la sécurité, tout particulièrement, prospèrent sur fond d’arrière-pensées politiques et portent atteinte aux libertés en même temps qu’elles n’accroissent en rien la sécurité réelle. Quant aux dirigeants politiques qui évoquent cette opposition pour mieux nous enjoindre à « la dépasser », le seul objectif de leur xyloglossie demeure de détruire l’une ou l’autre… et même les deux pour les plus retors. L’alibi de la sécurité sert en effet à de nombreuses entreprises, non d’amélioration de la sécurité des citoyens, mais de contrainte et de contrôle.
D’une part, l’extension abusive des mesures d’exception, telles que l’état d’urgence prononcé immédiatement après un attentat. Le principe fondamental des mesures d’exception est d’être exceptionnel. Leur efficacité réside précisément dans cet extraordinaire du droit, dans cette suspension temporaire de la normalité. L’état d’urgence, par exemple, permet des réactions fortes, utiles et justifiées dans les deux ou trois semaines qui suivent l’événement. Au-delà, il devient contreproductif et ne conduit qu’à un dangereux épuisement des forces de l’ordre. En effet, inscrites dans la durée, prolongées au-delà de leur circonscription temporelle initiale, non seulement toutes les mesures d’exception perdent leur efficace réelle, mais surtout elles font basculer le droit dans un au-delà antirépublicain [3]. L’exception ne doit jamais devenir la règle.
D’autre part, l’illusion solutionniste qui affirme qu’à tout problème politique répond une solution technique. Ce technicisme justifie la capitulation du politique et l’abdication du droit. Aucun algorithme ne peut empêcher les attentats ; se réfugier derrière « l’intelligence artificielle » pour nous protéger n’est qu’un fantasme issu d’esprits gavés de mauvais films de science-fiction (ou qui y trouvent un intérêt personnel). De même, la surveillance généralisée des citoyens n’apporte aucune sécurité supplémentaire mais les asservit. En particulier, la multiplication des caméras de vidéosurveillance, commodément renommée « vidéoprotection » dans la novlangue orwellienne actuelle, ça ne marche pas ! mais ça sert très bien de cache-sexe au démantèlement de la seule véritable protection efficace : l’humain. Toujours plus de technique et toujours moins d’humain, confier la sécurité des hommes aux machines – l’aveu d’incompétence est terrible et l’illusion (ou le cynisme) criminelle.
Enfin, la privatisation de la sécurité, conformément aux dogmes du néolibéralisme qui commandent la destruction de l’État. Les entreprises de sécurité privées se délectent d’un marché croissant à mesure que l’État leur délègue des pans de plus en plus importants de sa mission pourtant régalienne. Quant à l’échelle locale, par clientélisme, électoralisme ou idéologie, combien de municipalités achètent la « paix sociale » en se vendant aux mafias criminelles et/ou religieuses ? Plutôt que d’assumer son rôle et de mettre ces municipalités défaillantes sous tutelle, les dirigeants nationaux prouvent à leur tour leur incurie en fermant les yeux et en laissant sombrer la République. Avec elle, l’État de droit et la Justice disparaissent et l’on assiste au calamiteux spectacle du retour à la vendetta entretenue par des milices armées, sous l’égide de satrapes communautaires.
La police au service de la Cité
À l’opposé de ces mensonges qui ne protègent en rien mais asservissent en tout, la seule politique efficace est celle d’une police à la hauteur des enjeux et au service de la Cité. Alors que certains démagogues évoquent son désarmement, il me semble que la priorité est plutôt de la réarmer dans tous les sens du terme. Pour le dire autrement, sans doute faut-il aujourd’hui mettre en œuvre une réorganisation profonde des services de police, à l’image de ce qu’avait fait le grand Clemenceau.
Comme dans la plupart des services publics, commencer par lui donner les moyens matériels qui lui manquent et qui correspondent à la réalité de ses missions [4] ; recruter des agents et, surtout, les former sérieusement [5] ; alléger considérablement la pesanteur bureaucratique, en particulier dans les dépôts de plainte et l’instruction des dossiers ; rapprocher police et justice qui s’enferment parfois dans des oppositions stériles ; revoir complètement les procédures tactiques sur le terrain (il est impensable de laisser des agents mal formés et sous-équipés en face de bandes dotées d’armes de guerre) ; mener sérieusement les combats de fond contre les idéologies qui veulent la mort de notre modèle de société, en retissant les liens entre police, renseignement et universitaires sérieux (quelle tristesse de devoir ajouter cette épithète !) ; rendre au renseignement humain et de terrain la prééminence… Les chantiers sont innombrables mais tous cruciaux ; la tâche est immense mais vitale.
Et puis, renforcer les liens entre le peuple et sa police. Cela passe par une exemplarité absolue. Comme tous les représentants de l’État, comme tous les fonctionnaires, quels qu’ils soient, les forces de l’ordre doivent faire preuve de la plus grande intégrité, de la plus pure vertu civique, du sens du service le plus désintéressé. Il n’est pas permis à la police d’être forte avec les faibles et faible avec les forts : elle sert l’intérêt général, l’ordre civil et les citoyens. La noblesse de sa fonction appelle une intransigeance totale envers toutes les formes d’abus de pouvoir, de corruption ou de prévarication. Aucun écart de peut être toléré ; les sanctions doivent être administrées sans trembler avec toute la sévérité nécessaire. La police française ne peut qu’être intégralement républicaine.
Réciproquement, elle doit être fermement défendue contre les manipulations, d’où qu’elles viennent. La police n’est pas une arme dans la main du pouvoir en place mais un bouclier pour protéger les citoyens. Tous les citoyens. Et, s’il n’est pas acceptable de la voir instrumentalisée par des dirigeants politiques ayant plus à cœur leurs intérêts privés que le bien de la nation, il est tout autant insupportable de l’entendre diffamée par des groupuscules idéologiques qui en flétrissent l’image. Les slogans « ACAB » [6] ou « tout le monde déteste la police » qui fleurissent dans certaines manifestations n’ont pas droit de cité dans une République [7]. L’État n’a pas à supporter les propagandes calomniatrices.
Le sentiment d’impunité entretient ces provocations. Les petits caïds qui ne reconnaissent que la loi tribale du plus fort poussent chaque jour leur avantage et se gaussent de l’ordre républicain. Pour y mettre un terme, les territoires abandonnés doivent être méthodiquement reconquis. D’abord et avant tout pour protéger les citoyens qui y vivent. La suppression d’un trait de plume de la « police de proximité » fut une erreur tragique. Les quolibets faciles, à l’époque, pour décrédibiliser les policiers qui passaient « leurs journées à jouer au foot avec les délinquants » ont contribué à éloigner la police des citoyens. Aujourd’hui, la simple restauration à l’identique ne suffirait pas : c’est tout l’État qui doit réinvestir ces territoires. Non pas par des coups de menton médiatiques façon « tolérance zéro », formule creuse de petit matamore de Neuilly-sur-Seine qui n’entendait rien à la souffrance réelle des classes populaires qui y subissent le joug des mafias ; mais par un ensemble vaste et cohérent d’actions rendant la République omniprésente et incontournable là où son absence laisse aujourd’hui le champ libre aux criminels.
Cincinnatus, 22 juin 2020
[1] Max Weber, Le savant et le politique. Le métier et la vocation d’homme politique, trad. Julien Freund, Plon, coll. Bibliothèques 10/18, pp. 124-125. En italiques, c’est l’auteur qui souligne ; en gras, c’est moi.
On voit donc comment la définition de l’État sert d’abord à produire une définition de la politique comme une forme de corollaire. La suite est au moins aussi intéressante puisque Weber se sert immédiatement de cette définition pour examiner la question de l’autorité et des fondements sa légitimité : sa célèbre tripartition entre tradition, charisme et légalité. Mais il ne s’agit pas ici de proposer une exégèse du texte de Weber, ce qui sera peut-être l’objet de billets futurs.
[2] Là aussi, je vais volontairement très (trop) vite : pour être rigoureux il faudrait des développements hors-sujet pour ce billet. Je reviendrai plus sérieusement à tout cela une autre fois.
[3] La chute de la République romaine se déroule concomitamment et sous l’effet du dévoiement de son institution d’exception emblématique, la dictature. Utilisée auparavant de nombreuses fois avec succès pour sauver la République par des généraux vertueux (c’est-à-dire, ici, respectueux des lois de leur patrie), Sylla puis César, se soumettant à leur hybris, s’en emparent et en violent les règles.
Évidemment, un régime ne s’effondre pas uniquement par l’utilisation malhonnête d’institutions d’exception, c’est toujours plus compliqué que cela. Mais l’exploitation de l’extraordinaire institutionnel à des fins différentes de celles pour lesquelles il est prévu permet le basculement d’une situation critique. On ne me fera pas dire que les dispositifs constitutionnels prévoyant l’exception sont nuisibles et doivent être supprimés : au contraire, ils me semblent utiles et nécessaires. Ils ne doivent cependant être mis en œuvre qu’avec la plus extrême prudence et par les hommes les plus vertueux.
Pour un autre exemple historique, voir la manière dont les nazi ont utilisé les institutions d’exception de la République de Weimar : « Non ! Hitler n’est pas arrivé au pouvoir démocratiquement ».
[4] Les ravages récents commis par les trop fameux LBD dans les rangs de manifestants témoignent de cette inadaptation criminelle.
[5] En portant une attention continue aux risques d’entrisme.
[6] « All cops are bastards »
[7] Il est d’ailleurs peu étonnant de voir que ceux qui répètent en un pénible psittacisme « pas d’amalgame » dès qu’un crime ou un attentat est commis par un musulman au nom de son dieu, ne se gênent pas pour répandre une opprobre générale sur l’ensemble de la police au moindre soupçon de bavure relayé sur les réseaux sociaux. L’honnêteté intellectuelle, c’est bon pour les autres.