De l’anonymat et du pseudonymat en ligne

L’anonymat sur les réseaux sociaux n’existe pas. On s’y présente toujours sous une apparence choisie, sous une identité réelle ou d’emprunt. Le pseudonyme n’est pas un anonymat, il porte en lui un sens, un imaginaire et une volonté. Il affirme un message avant même toute prise de parole sur ces scènes publiques, à la manière du costume revêtu pour se présenter à la lumière de l’espace public réel. Son choix ne peut être neutre parce qu’il est en soi un acte de monstration et de démonstration. Mais le masque du pseudonyme est un Janus bifront, source simultanée de liberté et d’irresponsabilité dont la puissance de dissimulation et de révélation excite les désirs de censure.

1. Liberté

Le prosopon grec comme le persona latin (qui, le dictionnaire nous le rappelle, vient du verbe per-sonare : parler à travers) sont des masques de théâtre stéréotypés qui remplissent deux fonctions : identifier le personnage interprété par le comédien sur scène et amplifier sa voix. Ainsi fonctionne le pseudonyme en ligne.

Toute identité est un ensemble complexe (au sens chimique du terme), construit, mouvant, animé par les forces centrifuges et centripètes des contradictions qui le définissent. Le pseudonyme les réassemble dans une configuration nouvelle qu’il intègre à un réseau de références partagées qu’il assume et exhibe. Nom inventé ou, au contraire, puisé dans l’imaginaire collectif, le pseudonyme dit quelque chose de moi avant même que moi je dise quelque chose. Il est donc d’abord un masque que je me choisis et qui adhère à mes prises de parole.

En accompagnant tous les messages publiés, il leur offre un ancrage autant qu’une coloration propre à l’identité construite par son choix. La même blague, la même analyse, la même image ou vidéo peuvent apparaître différemment à ceux qui les perçoivent selon qu’elles s’affichent sous couvert d’un personnage de roman de science-fiction, d’une figure historique ou d’un nom inventé par celui qui le revêt. Le fameux et odieux « d’où parles-tu camarade » se détourne ainsi dans l’autodéfinition d’une source à la fois fictive et revendiquée. Je décide du visage que je présente aux autres ; je dessine moi-même les traits du masque en teintant mes pinceaux à un imaginaire collectif dans lequel je puise ce qui peut me servir.

Carnavalesque, le masque assume être un instrument ludique – et rien n’est plus sérieux que le jeu. Tous les auteurs et artistes ayant utilisé l’artifice du pseudonyme témoignent par leur expérience des infinis auquel il ouvre par la mise en abyme de soi-même et de son œuvre. Derrière le masque, je jouis d’une extraordinaire liberté-jeu tant d’exploration que d’expérimentation. Exemple hélas trop rabâché sans en saisir toujours la profondeur, les romans d’Émile Ajar n’auraient pas seulement connu un succès bien moindre s’ils avaient été signés Romain Gary – ce qui ne démontre que la médiocrité du milieu culturel – mais surtout : ils n’auraient jamais été écrits ! Gary, pseudonyme lui-même, ne peut écrire La Vie devant soi parce que seul Émile Ajar le peut.

Par essence, le pseudonyme est un jeu de miroir aux déformations kaléidoscopiques dans lequel l’identité s’explore, se fragmente et s’expose dans une nudité paradoxalement d’autant plus crue qu’elle est masquée. Parce qu’il est un jeu, le pseudonyme est une tragédie – une tragédie de l’identité. Bien entendu, le révèle douloureusement le cas pathologique du pseudonyme synonyme de survie pour celui dont l’existence serait menacée par la publicité de son expression, et qui trouve dans le masque la protection nécessaire.

Mais nul besoin de sombrer dans ce cas extrême puisque il y n’a qu’à observer la continuité depuis celui-ci jusqu’à tous les autres usages du pseudonyme : ce personnage me permet d’être moi d’une manière peut-être plus prégnante encore que celui que j’interprète sous mon nom civil dans la comédie sociale, parce que j’en décide pour une bien plus grande part l’imaginaire qu’il colporte. Et ce n’est pas une piètre liberté que celle-ci ! D’autant qu’elle participe à la construction des possibilités d’existence (quand elle ne les conditionne pas directement) d’une liberté fondamentale : la liberté d’expression elle-même.

Là, le pseudonyme devient porte-voix, comme le prosopon ou le persona. Le masque me permet d’exprimer une réflexion libérée de l’autocensure. Ma parole peut dire ma pensée sans crainte d’éventuelles représailles ni conséquences néfastes sur ma vie « réelle ». L’exercice si difficile de l’élévation de l’individu hors de son idiosyncrasie à la puissance du citoyen trouve une aide précieuse dans l’anéantissement de cette peur pour soi qui l’entrave si souvent. En subsumant l’identité civile, le pseudonyme soutient le passage à l’universel [1].

2. Irresponsabilité

La liberté du pseudonyme enivre, hélas, à en devenir illusion de puissance, illusion de licence. L’écran du masque s’ajoute à celui de l’ordinateur ou du téléphone pour désensibiliser l’individu aux conséquences de sa parole. Planqué derrière ces paravents, le surmoi flanche et l’hybris peut se déchaîner. Les pulsions les plus veules, les plus viles, les plus morbides trouvent là un défouloir. La construction même des réseaux sociaux encourage le déni de toute responsabilité. Non que la publicité des débats et discussions soit à mettre en cause, c’est sa mise en scène et les multiples subtilités inhérentes aux réseaux sociaux qui fabriquent et encouragent les conditions propices à ce sentiment d’irresponsabilité.

Les « mentions » (@XXX) déclinées au mode vocatif facilitent l’apostrophe, l’embrigadement involontaire dans les débats et l’attaque ad hominem.
Les « mots-dièses » (#XXX) servent d’étendards auxquels se rallient les troupes.
Les « sujets tendances » amplifient les effets de masse.
Les groupes, listes et autres communautés développent l’entre-soi et la balkanisation de l’espace public, avec les effets de fuite aux extrêmes et de radicalisation de l’opinion collective connus dans les groupes d’affinités.
La vitesse de propagation des messages est bien plus propice aux rumeurs qu’aux informations – l’oiseau bleu n’est pas la chouette de Minerve.
L’utilisation d’une langue réduite à un simple langage, voire à sa seule fonction phatique, et embourbée de fautes et de petits dessins puérils, prohibe à la fois l’écoute, la discussion, la compréhension réciproque et la pensée au profit de la pulsion immédiate, du « clash » et du « buzz ».
Etc. etc.

C’est « pour rire » se récrient les plus naïfs à défaut d’être innocents. Et en effet, la volonté d’amusement règne. Les réseaux sociaux excellent dans le divertissement et l’usage du pseudonyme y participe largement. Mais le jeu du masque peut aisément basculer dans la perversité.
C’est aussi « pour rire » que le chat torture la souris et ne s’en désintéresse que lorsque celle-ci feint la mort ou la trouve. Le sadisme, libéré de la crainte surplombante de la punition, peut se déployer avec toute la violence de la frustration accumulée.
Et c’est toujours « pour rire » que les petites brutes de cour de récréation harcèlent et traumatisent les plus petits, les plus chétifs, les moins sportifs, les plus attentifs en classe…
Rien de nouveau, alors ? Si : au sentiment d’impunité s’ajoute la caisse de résonnance des réseaux sociaux qui mobilisent en quelques instants des milliers d’abrutis capables de s’acharner en continu sur leur cible sans trêve ni repos.

La chasse à courre convertie au monde des réseaux sociaux prend des airs de sauvagerie répugnante. Le ludique a bon dos lorsqu’il consiste en la destruction de la vie d’un individu. Il n’est plus question de liberté quand le masque du pseudonyme devient instrument de pure lâcheté. La méchanceté individuelle se renforce au spectacle du défoulement collectif. Révélations intimes ou sordides, insultes, menaces de mort… : la nuée d’imbéciles persuadés d’être protégés par leurs pseudonymes déchaîne la tempête sur des individus isolés incapables de rassembler aussi rapidement les protections nécessaires. L’asymétrie est fatale. Et puis l’on change de sujet. Les bourreaux oublient aussi vite l’objet de leur malveillance pour s’intéresser à un nouveau souffre-douleur ou au dernier sujet à la mode. L’orage passe, laissant derrière lui une victime foudroyée, aux plaies souvent indélébiles.

Une parole maladroite ou seulement libre peut déclencher l’apocalypse dont l’objectif est l’étouffement sous la haine : faire taire le plus violemment possible ce qui ne plait pas. La peur de subir pareil traitement étreint les esprits et une (auto)censure malsaine balaie la liberté d’expression. L’inculture, la démagogie, l’ignorance, la bêtise profitent pleinement du sentiment d’irresponsabilité qu’offre le pseudonyme en ligne pour mettre fin à la discussion – au sens propre – et transformer les espaces publics des réseaux sociaux en arènes pour gladiateurs décérébrés. Vae victis.

3. Censure

Faut-il alors, comme se le proposent tant de responsables politiques et d’éditorialistes, « interdire l’anonymat sur les réseaux sociaux » ? Question aussi idiote que mal posée qui ressortit, au choix, à l’incompétence ou à la mauvaise foi. Encore une fois, l’anonymat à proprement parler n’existe pas sur les réseaux sociaux, ne serait-ce que parce que les traces que nous laissons peuvent toujours être remontées – il suffit d’y mettre les moyens. Se croire à l’abri derrière un écran et des protections techniques est une illusion !

L’ignorance technique des dirigeants ne doit néanmoins pas leur être reprochée : ils ne peuvent posséder des compétences en tous les domaines et ce n’est pas ce qui leur est demandé. La seule compétence que l’on attend d’un représentant est le discernement appuyé sur une vertu civique irréprochable. En d’autres termes : être capable de s’extraire de ses préjugés, de son histoire personnelle, pour s’élever à l’universel. Et, à propos de tous les sujets auxquels ils doivent avoir affaire, éclairer leur jugement par l’écoute des voix expertes si possible contradictoires. Or les âneries proférées chaque jour dans tous les médias montrent que notre personnel politique n’arrive même pas à lire correctement les fiches qui leur sont destinées. Le décalage ressenti entre les discours à propos des réseaux sociaux et ce que vivent leurs utilisateurs participe au sentiment prégnant d’une classe politico-médiatique complètement coupée du monde réel.

Car au fond, contrairement à ce que prétendent nos trop zélés décideurs, le problème n’est pas l’utilisation du pseudonyme mais le sentiment d’impunité, la bêtise crasse, la désinstruction, les effets de groupe, la société de l’obscène, la destruction de l’espace public, etc. Interdire les pseudonymes en ligne non seulement relève d’une entreprise impossible – sauf à supprimer l’accès aux réseaux sociaux comme certains pays l’ont déjà fait, j’y reviens dans un instant – mais surtout ne résoudrait rien ! Traiter le mal à la racine signifie d’abord et avant tout prendre au sérieux l’éducation et l’instruction où tout se joue, et ensuite appliquer la loi avec force et vigueur contre les violences, les menaces et la diffamation. Vaste programme ? Alors qu’il est tellement plus facile d’enchaîner les déclarations démagogiques !

Celles-ci ne reposent en outre pas uniquement sur l’incompétence : la mauvaise foi y joue une part de la plus haute importance. N’y a-t-il pas de quoi s’étonner que ces diatribes ne fleurissent que lorsqu’un membre de la classe politique se trouve pris dans les affres d’une affaire aussi sordide que ridicule ? Le concours Lépine des mesures liberticides s’est ouvert au moment de la récente « affaire Griveaux ». Pourtant, peu de voix officielles s’étaient élevées quelques semaines plus tôt pour défendre la jeune Mila, victime d’une campagne de haine parce qu’elle avait eu l’affront d’exercer sa liberté d’expression. Or le scandale monté autour de Benjamin Griveaux n’a strictement n’a rien à voir avec l’utilisation de pseudonymes puisque tous les acteurs de l’affaire l’ont fait à visage découvert, tandis que ce qui s’est passé avec Mila est un cas éclatant de tous les usages néfastes du masque sur les réseaux sociaux. Quoi qu’il en soit, les deux histoires vont rapidement sombrer dans l’oubli, il ne restera pour l’homme politique qu’un cuisant souvenir qui ne l’empêchera pas de trouver très rapidement une place au soleil – et gageons même qu’il pourra en tirer un ouvrage autobiographique poignant dans quelques mois –, quand  Mila gardera toute sa vie les séquelles traumatisantes de cette ignoble chasse à l’homme.

Mauvaise foi, donc, qui profite de la moindre anecdote, du plus pitoyable fait divers, pour avancer les pions de l’idéologie. Bien que l’affaire Griveaux ne relève en aucun cas des mésusages du pseudonyme en ligne, elle a servi de prétexte inespéré à un épanchement massif de discours à la virulence parfaitement calculée. Leur stratégie contre le masque est simple : exciper de l’irresponsabilité pour mieux détruire la liberté. Et tous les moyens sont bons, même les plus affligeants. Ainsi a-t-on pu entendre moult éloges de la plus grande dictature du monde et modèle officiel pour de nombreux politiques et éditorialistes. La Chine, qui a su conjuguer idéologie néolibérale pure et parfaite et État autoritaire et liberticide, fait figure de pays de cocagne pour tous ceux que la démocratie finit par gêner. Au nom d’une « efficacité » fantasmatique, les héros de la censure ont pour les dirigeants chinois les yeux de Chimène et rêvent ouvertement de fin de la démocratie. Pour mener leur combat antidémocratique, ils n’ont même pas besoin d’avancer masqués.

Cincinnatus, 24 février 2020


[1] Un mot au sujet de mon usage du pseudonyme. Agent de l’État dans un milieu où tout le monde se connaît, le masque me donne cette liberté évoquée de dire et d’écrire ce qui me sied sans crainte pour ma vie professionnelle. Non que je ne sois pas prêt à mettre cette dernière en danger pour les principes que je juge plus importants… mais tant que cette extrémité n’a nul besoin d’être atteinte, pourquoi diable devrais-je la provoquer ? J’assume, y compris dans le monde physique, toutes mes convictions et les défends chaque jour. Mais les expérimentations, les doutes et les outrances volontaires que j’explore ici et à travers les réseaux sociaux ne sauraient exister de la même manière sous mon identité civile, discrétion oblige.
Quant à Cincinnatus lui-même, sauveur de la république romaine, personnage à la fois historique et légendaire, figure tutélaire de nombreux républicains au long des siècles, et qui incarne l’opposé du fameux « homme providentiel » auquel on le rapporte à tort, il mériterait pour le moins un billet hommage. Sans doute viendra-t-il en son temps.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “De l’anonymat et du pseudonymat en ligne”

  1. Je suis d’accord, le problème n’est pas les pseudo c’est juste l’irrespect sur internet comme la vraie vie, l’hypocrisie sur internet comme la vraie vie et le harcèlement sur internet comme la vraie vie, tout ça existait déjà dans la vraie vie avant internet et les réseaux sociaux!
    Ceci n’est pas à cause des pseudo mais de l’irrespect et hypocrisie: Des gens qui critiquent d’autres gens derrière leur dos existe déjà la vraie vie comme l’irrespect! Et ça s’amplifie car on est derrière un écran pas devant la personne!
    Et ça le nombre de personnes qui critiquent les gens derrière leur dos et non pas en face devant les personnes il y en a plein dans la vraie vie aussi et l’irrespect vient aussi avec le préjugé « que parce que la personne s’expose publiquement, que c’est elle de subir gratuitement toute critique sans broncher lol » en gros ces personnes ne remettent pas en question leur attitude, ce n’est pas lié qu’à l’éducation mais à ce préjugé-là!

    Et non c’est pas parce qu’on s’expose publiquement, qu’on doit subir en silence sans broncher les insultes et critiques négatives! C’est pas une raison car les gens mettent ce préjugé que parce que la personne s’expose publiquement qu’elle est tort et qu’on a le droit de lui faire ce qu’on veut mais non, c’est pas une justification!
    Comme dans la rue, on s’expose publiquement mais est-ce que les gens nous disent tout ce qui pense avec irrespect sans qu’on bronche, non les gens osent moins le faire car ils sont devant la personne et préfèrent dire ce qu’ils pensent par derrière!

    Ensuite les pseudo ne sont pas du tout que négatif, des militants peuvent parler aussi en protégeant leur vie privée et les pseudo vaut aussi pour les écrivains qui protègent aussi leur vie professionnel!
    Ah et il y a du harcèlement dans la vraie vie aussi qui est lié à l’effet de groupe, c’est pareil pour les réseaux sociaux mais est-ce que internet en est la cause comme les réseaux sociaux bah non! car ça existait avant!
    En étudiant la psycho, les gens font aussi des raccourcis avec des préjugés avec les bons vieux préjugés que seul les jeux vidéos sont la cause de la violence, seul les chômeurs sont la cause de leur état lol et là le seul internet, les réseaux sociaux, les pseudo sont responsable uniquement du harcèlement lol!
    C’est ne rien comprendre aux causes surtout de la part de l’éta qui ne comprend pas et comprend juste ce qui les arrange comme aussi les humains en général ne veulent entendre que ce qu’ils veulent entendre 😦 !
    Ah et la nouvelle loi pour lutter contre le cyber-harcèlement etc, c’est de censurer les sujets « polémique » et militant non mais LOL et ça sanctionne qui? Non pas les bourreaux mais les victimes et militants

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