Touchez pas aux contes de fées !

La Belle au bois dormant, illustré par Gustave Doré (1867)

Il n’y a pas un pan de la culture que les Torquemada du slibard ne cherchent à calomnier pour mieux les condamner au nom de leur idéologie mortifère. Après les auteurs classiques, les compositeurs, les statues diverses et variées… les voilà qui, depuis peu, ont décidé de s’attaquer aux contes de fées. À coup de chroniques et podcasts sur les chaînes de télé et les stations de radio complaisantes (France Info, Arte, France Culture et France Inter se font les serviles propagandistes de leur business névrotique), d’articles et éditos dans les journaux et magazines gagnés à leur cause (Télérama, l’Obs, Libération…), et d’entreprises de charcutage par les censeurs ripolinés en « sensitivity readers », la petite musique s’installe : les contes de fées sont réactionnaires et machistes, ils propagent la « culture du viol » et bafouent le « consentement », entretiennent des visions du monde racistes et colonialistes… bref, les contes de fées sont un nouvel avatar du Mal. La bêtise repart en croisade.

L’hommage de la bêtise à la beauté

À entendre ces « chercheurs » et « experts », bien plus militants qu’universitaires, les contes de fées qui ont baigné l’imaginaire de générations d’enfants depuis plusieurs siècles ne seraient qu’une odieuse propagande réactionnaire, pour ne pas dire fasciste ! Blanche-Neige, Cendrillon, la Belle au Bois dormant, le petit Chaperon rouge, Raiponce, la petite sirène, la Princesse au petit pois, la Belle et la Bête… : autant de personnages féminins passifs et falots, n’ayant pour tout destin que d’être délivrés par le Prince charmant après qu’il les a violés (rien que ça !) ; s’y ajoutent Boucle d’or et les trois ours, Le Chat botté, Les Trois Petits Cochons, Hansel et Gretel, Tom Pouce, Jack et le haricot magique, etc. autant d’histoires qui reproduiraient, d’une manière ou d’une autre, tous les horribles stéréotypes patriarcaux colonialistes racistes misogynes âgistes validistes spécistes… ainsi que les schémas de la domination qu’exerce impitoyablement le « mâle-blanc-hétérosexuel-cisgenre » sur les autres membres du genre humain et même non-humain. Fichtre !

Jusqu’à récemment encore, la critique des contes de fées les désenchantait au nom de la raison et de la rationalité, et prenait les histoires qui y sont racontées au premier degré pour dénoncer les effets supposés néfastes de la croyance en la magie ou au surnaturel chez les enfants. Ainsi ne faudrait-il leur raconter que des histoires qui parlent du monde tel qu’il est, afin de leur donner à découvrir le plus explicitement possible les embûches et dangers qu’il rencontreront dans leur existence, et ce de la manière la plus réaliste possible. Or le désenchantement que subissent aujourd’hui les contes de fées est le produit d’attaques idéologiques qui vont très au-delà d’un tel littéralisme réaliste rationalisant concon et qui, en quelque sorte, retournent la critique comme un gant au nom d’une vision du monde elle-même fondée sur des préjugés obscurantistes.

Il s’agit, une fois de plus, de mener la guerre à tout ce qui vient du passé, forcément « réac », de juger et de condamner toute antériorité au nom de valeurs présentes et très discutables dans un présentisme et un anachronisme assumés, de réaliser le fantasme de la table rase afin de s’exhiber soi-même, non comme le fruit d’un processus historique, mais comme une rupture radicale, un absolu libre de tout lien, l’incarnation d’une pureté morale et idéologique… le tout avec une mauvaise foi confondante. La culture étant nécessairement héritage, ces critiques des contes de fées participent à l’entreprise plus large d’anéantissement de toute ambition intellectuelle… tout en se cachant derrière une apparence intellectualiste : les charlatans usent et abusent des pseudo-concepts et d’un jargon faussement scientifique.

Ainsi subit-on les discours ampoulés des philistins qui, alternant entre l’indignation surjouée et l’ironie bas-de-gamme, affirment avec arrogance savoir mieux que tous les autres, en particulier que tous leurs prédécesseurs, ce que signifient VRAIMENT les contes. Avec une prétention exorbitante, ils assurent dire le VRAI : eux seuls ont compris le sens des contes de fées… et, pour cette raison, sont en droit de les condamner. Que leur lecture guidée par l’idéologie se révèle fausse, univoque et bête n’a aucune importance : ils sont le Bien©, leur jugement ne peut être soupçonné d’errer, ils ne peuvent se tromper. Leurs calomnies souffrent d’un terrible esprit de pesanteur, traquant le péché derrière chaque mot, défigurant les histoires pour leur faire dire ce qu’elles ne disent pas. Légèreté, intelligence, finesse, charme, beauté… ce qui fait des contes de fées un enchantement pour l’imaginaire leur est étranger, incompréhensible, insupportable.

En « déconstruisant » les contes, ces demi-instruits imposent une vision non seulement fausse mais surtout unique et biaisée aux parents et aux enfants, et leur interdisent toutes les autres interprétations qui aideraient les premiers à saisir la finesse de ces histoires et les seconds à se construire. C’est du bourrage de crâne, de l’abrutissement, de l’intoxication idéologique. En somme, le contraire de l’éducation. Ces soi-disant « experts » n’aident ni les parents ni les enfants : ils les manipulent pour les formater à leur triste image d’idéologues incultes et fanatiques.

Accusé Prince, à la barre !

L’exemple le plus caricatural est peut-être l’accusation, à l’encontre du prince, de viol sur la Belle au bois dormant – accusation à tel point répétée qu’elle est dorénavant passée dans tous les esprits. Dans les versions les plus courantes aujourd’hui, le Prince réveille l’héroïne d’un baiser et la ramène ainsi à la vie – la même scène, d’ailleurs, est présente dans Blanche-neige. Nos offensés professionnels y voient un exemple paradigmatique du non-consentement et même un véritable viol. La confusion entre le viol et le baiser qui donne ou rend la vie (symbole aussi beau que répandu) est ahurissante. Si ces mêmes néoféministes se noyaient, faudrait-il leur demander leur consentement avant de leur prodiguer le bouche-à-bouche et le massage cardiaque ? Tout cela, bien sûr, est aussi sinistre que ridicule.

Il y a néanmoins dans ces manipulations quelque chose de très sérieux. En effet, il est tout à fait exact que, dans certaines versions plus anciennes et aujourd’hui presque oubliées, hélas !, du conte, le prince (ou le roi selon les variantes), épris de la Belle endormie, passe plusieurs nuits à son chevet, à la suite de quoi, elle donne naissance à deux enfants, sans que l’accouchement même la réveille. Ici, le viol, sans être dit, est clairement sous-entendu et ne peut être nié. Il faut cependant lire tout le conte avec un minimum d’honnêteté intellectuelle pour saisir ce qui s’y passe vraiment.

Dans ces versions, le château où dort l’héroïne est entouré d’une épaisse forêt dont les branches et les ronces forment une protection inexpugnable. Tous les prétendants qui se présentent et cherchent à atteindre la chambre périssent violemment dans les épines. Le message est clair : l’éveil sexuel prématuré représente un très grave danger. En outre, le sommeil de la Belle au bois dormant, comme celui de Blanche-neige, n’est passif qu’en apparence. Il symbolise la période de mûrissement nécessaire avant que le corps et l’esprit de l’individu ne soient prêts pour l’expérience sexuelle. Et c’est seulement lorsque cette période d’introspection et de concentration sur soi est achevée, lorsque la Belle au bois dormant est suffisamment mûre, que les obstacles protecteurs s’effacent d’eux-mêmes. La forêt de ronces et d’épines se transforme en fleurs et s’ouvre au prince parce que la Belle au bois dormant est prête, physiquement et psychologiquement, à avoir une relation sexuelle avec lui.

Quand on lit sérieusement le conte sans plaquer dessus des préjugés idéologiques anachroniques, on comprend à quel point il est fin et subtil. En cette séquence seule convergent bien des symboles et messages : la mise en garde contre un éveil trop hâtif à la sexualité, l’activité intérieure intense de l’adolescence malgré les apparences de l’apathie (pas toujours causée, donc, par un excès de cannabis ou de boîte de nuit !), le choix à la fois conscient et inconscient du premier partenaire sexuel, la transmission de vie à travers le baiser ou l’acte sexuel… et bien d’autres encore, surtout si l’on prend le conte dans son ensemble, avec toutes ses péripéties. Il est en effet d’une richesse symbolique et d’une complexité extraordinaires, et parle à chaque ligne de la féminité (de l’enfance à la maternité), dans toutes ses dimensions, bien mieux que ne le font les néoféministes obsédés par le pénal.

Fausse simplicité, richesse symbolique

L’idéologie les aveugle à ce point qu’ils ne voient même pas tous les personnages féminins forts et complexes qui peuplent les contes de fées et s’obstinent à imaginer que ces histoires ne savent fabriquer que des filles soumises et des garçons violeurs. Les exemples pullulent pourtant de femmes qui ont l’esprit d’initiative et qui décident elles-mêmes de leur destin – il faut seulement lire les contes honnêtement et prendre les symboles au sérieux – alors que bien des personnages masculins n’ont qu’un rôle secondaire.

Nos censeurs modernes ont eux-mêmes traversé ces expériences ; ils prennent vraiment les enfants pour des imbéciles ! Ces derniers, en effet, font très bien leur chemin parmi tous les sens, toutes les métaphores et tous les symboles distillés par les contes et les comprennent infiniment mieux que ne le font les wokes qui montrent là leur manque d’esprit et leur inintelligence. Dans son appréhension du conte, l’enfant s’identifie à tous les personnages, bons comme méchants, masculins comme féminins, qui incarnent différentes facettes de sa propre personnalité.

Ainsi les petits garçons n’ont-ils aucun mal à s’identifier à des héroïnes et réciproquement. Les personnages des deux sexes représentent divers problèmes et diverses manières de les aborder, qui parlent plus ou moins aux enfants selon ce qu’ils sont en train de vivre. D’autant plus que, d’un conte à l’autre, des rôles similaires peuvent être joués par des personnages d’un sexe ou de l’autre – par exemple, plusieurs contes comme Le Corbeau, Les Deux Enfants du roi, le Tambour… présentent des personnages masculins endormis, tout à fait semblables à leurs homologues féminins Blanche-neige ou la Belle au bois dormant, pour une symbolique équivalente. Tout cela est parfaitement indifférent et les supposées assignations stéréotypées sont absurdes. Les leçons que tirent les enfants ne dépendent que d’eux-mêmes et des questions qu’ils se posent à tel ou tel moment de leur vie et de leur développement ; ils glanent brin à brin ce qui se cache derrière les symboles et peuvent ainsi comprendre les significations de chaque conte progressivement, à leur rythme.

Tous les contes existent en de multiples versions – plusieurs centaines rien que pour Cendrillon dont le motif du soulier féminin qui rend fou d’amour un roi prêt à retourner tout son royaume pour en retrouver la propriétaire et l’épouser date, lui, d’au moins deux mille ans puisque Strabon l’évoque déjà –, autant d’adaptations aux époques et aux pays qui les narrent, et s’enrichissent ainsi des croisements divers. Chacun est en outre le produit d’une longue sédimentation, un héritage très complexe, recomposé à chaque génération, augmenté, complété. De telle sorte que leur apparente simplicité masque intelligemment leur richesse symbolique. Faussement simples, ils réussissent à évoquer de très nombreux éléments juste assez pour déclencher les associations et appropriations conscientes et inconscientes ; véritablement polysémiques, ils encouragent les lectures multiples et variables d’un individu à l’autre et surtout, pour un même individu à différents moments de son développement.

Les lectures univoques qui ramènent un conte à un stéréotype quelconque ou à un message explicite sont donc stupides : le conte de fées n’impose aucune morale, aucune façon de vivre particulière, parce que ce n’est pas ainsi qu’il fonctionne. Il agit bien plus subtilement par les images, les symboles et les métaphores qui parlent à la fois au conscient et à l’inconscient, et c’est ce qui les rend plus captivants et plus convaincants [1]. Ils sont parfaitement adaptés à la construction de l’enfant, puisque les images, les symboles et les métaphores peuvent le plus souvent s’interpréter de nombreuses manières et revêtir de multiples sens – parfois même opposés. Par exemple, l’abandon des enfants dans la forêt par les parents dans Hansel et Gretel, Le Petit Poucet ou tout un tas d’autres contes, peut représenter aussi bien l’angoisse d’être l’objet d’un abandon, d’une trahison, d’une vengeance… que le désir-fantasme d’en être soi-même le sujet, l’auteur. Selon les conflits intérieurs qu’il vit à ce moment-là, l’enfant interprète lui-même le symbole dans un sens, dans l’autre… ou dans les deux à la fois.

Car les contes ne reculent pas devant les contradictions, exactement comme l’inconscient auquel ils s’adressent peut-être plus encore qu’à notre conscient. Le monde imaginaire dans lequel ils se déroulent n’est pas le monde extérieur mais notre monde intérieur (c’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont si intemporels) : les contes aident l’enfant à vivre avec ses conflits intérieurs et à les résoudre, en lui offrant les ressources imaginaires nécessaires à son développement. Incapable d’appréhender le réel « objectivement », « rationnellement », comme un adulte, il a besoin de fantasmes à la hauteur de ses angoisses, c’est-à-dire d’intensité aussi grande que ses projections et interprétations, pour les équilibrer. Les contes lui suggèrent des fantasmes qu’il ne pourrait inventer tout seul et lui fournissent ce matériau qui l’aide à se construire. Il peut y piocher exactement ce dont il a besoin aux divers moments de son évolution. Il y a chez Bettelheim cette phrase que je trouve d’une grande justesse :

les contes livrent leur enseignement par petites touches [2]

Le monde imaginaire comme miroir du monde intérieur

Les contes de fées suivent leurs propres règles, leurs propres lois, qui ne sont pas celles du monde réel. Le fameux « Il était une fois » est d’ailleurs très clair quant au statut de l’histoire qui va suivre : elle ne se déroule pas dans le monde réel extérieur mais dans un monde imaginaire, bien plus proche de celui de l’enfant. C’est justement ce hiatus avec le monde réel qui fait (aussi) leur intérêt. L’irrationnel des contes de fées n’est en rien le résidu archaïque de temps obscurantistes antirationnels. Au contraire. Les contes sont les véritables alliés du rationalisme en ce qu’ils participent pleinement à l’édification de l’enfant. Ils ne sont pas là pour lui donner des leçons de morale ou des recettes toutes faites pour bien se comporter dans le monde extérieur ; ils servent à l’enfant à résoudre ses difficultés internes, à dépasser ses angoisses et ses complexes.

Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité. [3]

L’ogre du conte de fées symbolise tout aussi bien le père ou la mère qui gronde et punit, que les grands de la cour de récréation qui font peur, que, surtout, l’enfant lui-même qui ressent une colère ou une violence qu’il ne comprend pas ; mais, et c’est ce qui est vraiment important, l’enfant apprend, grâce aux contes de fées, qu’il peut vaincre les ogres, quels qu’ils soient, par la ruse, l’audace ou l’intelligence. Et même, en allant encore plus loin, la victoire de ces héros n’est en fait jamais remportée sur les autres mais sur le méchant que l’enfant porte en lui-même. De même, le héros qui meurt et revient à la vie n’est pas là pour faire croire à l’enfant qu’il y a une vie après la mort ou tout autre catéchisme dont les contes n’ont que faire : il symbolise, comme dans la plupart des rites initiatiques, le passage à un état supérieur qui nécessite un effort et un travail sur soi – remporter des victoires sur soi-même. Aventures, dangers et périls symbolisent le développement de l’enfant, ses peurs et ses désirs – et le rassurent en lui montrant, par des images, des symboles et des métaphores qui forment des histoires séduisantes, qu’à chaque étape, il peut triompher des obstacles.

Les enfants ne prennent d’ailleurs jamais les contes littéralement. Ils font très bien la différence entre le monde du conte de fées, du fantasme, de l’irréel, et la réalité. Ce va-et-vient entre les deux leur permet d’appréhender d’autant mieux la réalité que leur imaginaire est riche et fécond. Non seulement chaque conte enseigne de multiples leçons et peut être interprété de multiples manières par les enfants, selon leurs propres besoins et le moment de leur vie ; mais surtout, la multitude des contes stimule d’autant plus leur imaginaire. Comme dans les Mille et une nuits, un seul conte, aussi remarquable soit-il, ne peut répondre à toutes leurs questions, résoudre tous leurs conflits intérieurs. Les enfants doivent entendre beaucoup de contes différents, qui se répondent, s’opposent, se complètent.

Un vain combat

Enfin, mais peut-être aurait-il même fallu commencer par cela, tant il s’agit de leur plus grande force, les contes ne se contentent pas de rendre séduisante l’évolution humaine pour encourager l’enfant à s’y engager, à grandir ; ils sont aussi un genre littéraire en soi. Les contes de fées font rêver tous les enfants – et les adultes encore capables de les entendre – et stimulent leur imagination ; ils demeurent la dernière réserve de merveilleux dans une époque coincée entre technoscience et obscurantisme ; ils camouflent des leçons très fortes derrière des histoires en apparence très simples et surtout très belles : l’esthétique des contes de fées n’est pas la moindre de leur qualité.

Intemporels, ils proposent des réponses subtiles et complexes aux questions éternelles qui tourmentent tous les hommes. Ils sont universels. Ils participent d’une culture commune, à la convergence des traditions orales et écrites, forgent des références communes chez tous ceux qui les ont écoutés enfants et les racontent adultes : leur transmission tisse des liens entre les morts, les vivants et les à-naître. Œuvres de culture, ils participent ainsi à l’édification d’un monde commun qu’ils habitent. Et puis, plus simplement mais tout aussi crucialement, ils font rêver. Ils sont un des plus réjouissants divertissements, au sens le plus noble du terme.

Et pourtant, tout ceci semble un vain combat. Qui lit les versions originales, ou même des versions allégées, des contes de fées classiques à ses enfants ? Mieux (ou pire) qui les leur raconte comme nous devrions le faire, c’est-à-dire sans les lire mais en les répétant encore et encore, jamais tout à fait identiques, en modifiant ou ajoutant des détails, en les jouant pour les rendre plus captivants encore pour ses enfants, en répondant ainsi aux questions qu’ils posent et à celles qu’ils ne posent pas ?

Qui regarde les premières adaptations de Disney, versions aseptisées, appauvries et expurgées [4] ? Ces dessins animés, aux qualités narratives et symboliques médiocres, mais dont l’esthétique n’est pas tout à fait désagréable (bien que ce ne soit pas un conte de fées à proprement parler, je trouve toujours très beaux les décors des Aristochats) incarnent en quelque sorte la consommation de la culture populaire (les contes de fées) par la culture de masse… même si, a posteriori, ils peuvent encore faire vaguement office de culture commune au rabais voire, avec un peu de chance, encourager à regarder du côté des textes qui les ont inspirés. Tout cela est néanmoins bien fini depuis plusieurs décennies. La multinationale de l’entertainment, assez légitimement au vu de sa nature, s’est adaptée et optimise sa production selon ses intérêts propres. Ce qui revient à expurger toujours plus les histoires qu’elle « emprunte » de toute symbolique un peu trop subtile et de les rendre aussi compatibles que possible avec les modes morales de l’époque [5]. L’industrie du divertissement se montre ici, encore une fois, parfaitement antinomique de l’idée même de culture.

Les contes de fées ont, dans un premier temps, été progressivement abandonnés au profit d’histoires plus rationnelles qui prétendent parler aux enfants du monde réel et des dangers et difficultés qui les y attendent. Ces histoires modernes, au demeurant fort sympathiques, et malgré (ou du fait de) leurs messages souvent très explicites, font stagner l’enfant sans guère lui apporter les éléments dont il a besoin pour progresser dans sa construction psychologique. Elles restent toutefois un pis-aller encore préférable à la véritable entreprise d’abrutissement et de régression à laquelle nous assistons, malgré les dénégations des « progressistes » pour qui toute nouveauté est nécessairement bonne et tout résidu du passé une horreur réactionnaire à éliminer. Quoi qu’en disent ces philistins, dès la naissance, les imaginaires de nos gosses sont saturés de dessins animés aux images moches, aux couleurs criardes, au montage parfois psychédélique, et dont les histoires, d’une pauvreté narrative navrante sont racontées dans une langue déplorable (désolé pour les fans de Pat’ Patrouille ou de Peppa pig). L’empire du moche s’étend jusqu’aux berceaux.

Les contes de fées se retrouvent ainsi pris en étau entre, d’un côté, l’industrie du divertissement qui transforme en pognon l’imaginaire des bambins et tire le plus de profit possible de la culture de l’avachissement et de la dépendance débilitante aux écrans et, de l’autre côté, les procès menés par des petits inquisiteurs de salon, soi-disant « éveillés », à l’imaginaire, au cœur et à l’esprit desséchés, qui affirment avec arrogance que ces chefs-d’œuvre de la culture n’ont rien d’intéressant à nous dire. À eux peut-être.

Cincinnatus, 19 juin 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
La vertu destructrice
L’inculture plastronnante
L’esprit de pesanteur
Les enfants de Torquemada
L’empire du moche
Comment on réécrit les livres
On achève bien la culture
La culture se fiche des progressistes
Langue, école, art : les barbares du progressisme culturel
Les nouveaux iconoclastes


[1] Certaines réflexions de ce billet s’inspirent, entre autres, de Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées. Ce classique de 1976 qui prend les contes de fées au sérieux, malgré ses quelques faiblesses et quoi que l’on pense de la psychanalyse clinique, montre combien est important le rôle que jouent les contes de fées dans le développement psychologique des enfants, tout en leur rendant un hommage mérité. Nos philistins prompts à mésinterpréter les contes depuis leurs idéologies désertiques gagneraient à le lire : au moins apprendraient-ils quelque chose d’intelligent. Il y a presque un demi-siècle, Bettelheim avait d’ailleurs déjà une réponse à adresser à leurs interprétations biaisées :

Malheureusement, certains de nos contemporains rejettent les contes de fées parce qu’ils leur appliquent des normes qui ne leur conviennent absolument pas. Si on considère que ces histoires nous décrivent la réalité, il est évident qu’elles sont alors révoltantes : cruelles, sadiques et tout ce que vous voudrez. Mais en tant que symboles d’événements ou de problèmes psychologiques, elles sont parfaitement vraies.

Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, Pocket, 1999, p. 238.

[2] Ibid., p. 303.

[3] Ibid., p. 453.

[4] Il faut quand même se souvenir que les version plus anciennes du conte Cendrillon sont beaucoup plus sanglantes que celles que nous connaissons : pour faire entrer leur pied dans le chausson, les deux belles-sœurs s’amputent volontairement (ou leur mère s’en charge) d’un orteil ou du talon et voient leur supercherie démasquée par le sang qui coule de leurs mutilations, avant que deux oiseaux ne leur crèvent les yeux pour les punir à la fin de l’histoire ! Quant à Blanche-neige, sa méchante belle-mère-sorcière est condamnée à danser avec des chaussures en fer chauffées au rouge jusqu’à ce que mort s’ensuive. Si Disney avait adapté fidèlement les contes de fées originaux, il aurait tourné des films d’horreur !

[5] À ce sujet, je recommande l’article récent d’Ella Micheletti : « Petite sirène », « Belle au bois dormant », etc. : a-t-on raison d’édulcorer les contes ?

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

2 réflexions au sujet de “Touchez pas aux contes de fées !”

  1. A lire aussi, les nombreux ouvrages de Marie-Louis von Franz sur l’interprétation des contes de fées, dans une perspective inspirée des concepts de Carl Jung sur les mécanismes psychologiques conscients et inconscients. La richesse des contes de fées va bien au-delà de leur apparente simplicité…

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  2. Les thuriféraires de la cancer culture – euh … « cancel » (pardon pour la métaphore pathologique) et autres wokistes sont donc ces méchants dont le destin est désormais scellé. Je le sais parce que c’est ma boule de cristal qui me l’a révélé. Souvenez-vous, même le miroir magique de la méchante reine ne savait toujours mentir. Alors, depuis, je suis plutôt rassuré, certain désormais que ces mouvements faussement radicaux car faussement éclairés ne sont ni plus ni moins que des épiphénomènes d’un #metoo déjà en train de s’essouffler.

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