L’impératif réfléchi cingle. L’ordre tonne de manifester la négation d’un rapport exhibé. Il s’adresse aux soutiens d’un candidat après un éclat ou une bouffonnerie oratoires, aux musulmans après un attentat commis au nom de leur croyance, aux hommes après l’ignoble agression d’une femme… en somme : à l’ensemble des membres d’un groupe, que la constitution de celui-ci soit réelle ou fantasmée, lorsque l’un d’entre eux, ou considéré tel à tort ou à raison, s’illustre dans l’abject. Afin de réintégrer le tout, les individus reçoivent l’injonction d’affirmer la distance qui les sépare de l’autre au sein de la partie.
Injustice du commandement
La sommation véhicule une forme d’assignation à résidence : un supposé point commun suffit à rendre suspect et seul le démenti explicite de ce lien peut lever le soupçon. Cette violence brutale oblige à prendre parti dans un débat où l’on se voit convoqué contre son gré. Nonobstant que l’on ait quelque chose à voir ou pas avec l’accusé réel, il faut exorciser le lien d’association imputé, le rompre par un dire performatif. Et, à la limite, peu importe que ce dire soit sincère ou pas : seule compte sa forme – la publicité de la rupture –, même si celle-ci est, in fine, mensongère. L’assignation ne débouche que sur un jeu de rôle, un théâtre d’ombres, une arnaque. Elle ouvre un rite pervers de purification qui ne se ferme que par une rhétorique vide de contenu.
À cette violence de l’assignation s’ajoute l’apparente bêtise aveugle de son objet. Car de quelle appartenance est-on accusé ? De quelle complicité implicite doit-on se défendre ? Tout se confond dans « l’extension du domaine de la désolidarisation » : choix idéologiques et appartenances innées, options spirituelles et caractéristiques biologiques, engagements publics et morceaux de l’intime, imaginaires collectifs et coïncidences involontaires[1].
Pourquoi être tenu de se « désolidariser » de quelqu’un avec qui on ne partage qu’une dimension à laquelle la volonté peut être étrangère ? En quoi peut-on être tenu responsable d’être ce que l’on est, lorsque l’on n’a pas choisi de l’être ? Et quand bien même le crime est commis au nom de ce que l’on possède en commun avec son auteur, et que cela-même relève d’une décision consciente et assumée (appartenance idéologique, choix de vie, opinion, conviction, engagement…) et non d’un pur héritage, en quoi cela fait-il de soi un acolyte dans l’action d’un autre ?
Malhonnêteté de la dénégation
L’exclamation rencontre immédiatement son double au miroir de l’opinion. « Pas d’amalgame ! » entend-on répondre en réflexe compulsif, commandé par une colonne vertébrale déconnectée du cortex. L’imputation au groupe de la faute individuelle trouve là son envers en la négation absolue de l’appartenance de l’individu au groupe. Le soupçon collectif s’oppose à l’innocence collective ; la généralisation du mal se heurte à l’essentialisation du bien. Dans la conflagration de ce choc se révèle la commune naïveté coupable des deux postures.
Ce « pas d’amalgame » impose un ostracisme, le rejet symbolique et physique hors des frontières du groupe sous le verdict définitif « nous sommes les vrais ; lui est un faux – rien de semblable entre nous et lui », qui congédie l’individu fautif vers une extériorité radicale[2]. Le faisant étranger, il rassure à la fois au-dedans en niant la familiarité de la dimension pathologique de l’idéologie partagée, et au-dehors en affirmant l’innocuité du groupe pour l’ensemble.
Mais ce ne sont là que des mensonges : n’en déplaise aux « padamalgamistes » patentés, le couple idéologie-utopie dépeint par Ricœur contenant toujours en puissance l’avènement de ses conséquences néfastes, toute idéologie prend nécessairement le risque de verser dans sa dimension destructrice sans qu’elle puisse jamais en être détachée[3]. L’individu coupable n’a donc rien du traître, de l’enfant égaré ni de l’autre « avec lequel on n’a rien à voir ». Ces figures ne sont que des marionnettes agitées devant les yeux des profanes pour les divertir. La perspective toujours présente dans l’idéologie de son basculement interdit l’échappatoire de l’irresponsabilité et la dénégation du caractère commun.
Grandeur de la responsabilité
Les trois niveaux identifiés par Ricœur dans l’idéologie et dans l’utopie existent toujours, sans délimitations claires. Leurs frontières mouvantes dessinent des territoires à la géographie éphémère. Nécessité demeure, cependant, de distinguer le pathologique du sain, de reconnaître la part constructrice de celle destructrice. Les lignes impossibles à définir a priori ne se laissent cerner que dans l’acte de volonté du groupe. Exeunt l’injuste assignation à l’identité des membres[4] comme la malhonnête dénégation de toute relation entre l’idéologie et l’acte. Le groupe assume lucidement tant ce qui est commun sous l’égide de l’idéologie que les forfaitures commises en son nom.
Il y a grandeur, pour lui, à embrasser l’ensemble des conséquences qui existent en puissance dans l’image qu’il se donne à lui-même. Il y a honneur à reconnaître comme l’un des siens celui qui a versé dans l’hybris et choisi dans l’imaginaire collectif la part la plus délétère. Il y a justice à refuser d’assumer collectivement les crimes d’icelui mais à admettre la responsabilité de l’idéologie commune dans ses ambigüités et sa polysémie. Il y a sagesse à préférer l’élever à la puissance de l’universel plutôt que de se perdre dans la régression infinie d’une herméneutique qui tourne à vide.
La dignité commande alors à tous de regarder pour dérisoires les imprécations à « se désolidariser ». L’acte de parole du groupe doit être accueilli comme la volonté de dépasser le crime commis en son nom sans chercher à le nier. Il signe la possibilité de sa participation à l’édification d’un monde commun, par-delà ses propres limites. La servitude du particulier peut s’abolir dans l’acquiescement au passage au général, la solidarité tribale se rompre au profit d’une solidarité supérieure – politique.
Cincinnatus, 12 juin 2017
[1] Sans considération aucune pour le degré de choix individuel impliqué dans ces différents caractères, sont mis sur le même plan : militantisme dans un parti politique, appartenance à une religion, genre, orientation sexuelle, etc.
[2] De ce fait, il agit comme le mouvement symétrique du processus de purification relevé par Senett dans toute organisation idéologique dictée par l’entre-soi. Voir : Le monde commun selon Hannah Arendt (4) – L’explosion du monde commun
[3] Pour ne prendre qu’un seul exemple, les attentats islamistes ont quelque chose à voir avec l’islam, comme la Saint-Barthélemy a quelque chose à voir avec le catholicisme. L’escroquerie « padamalgamiste » s’exonère à peu de frais de la complexité des liens pour préserver une pureté de façade.
[4] « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. »
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