L’iségorie, concept central dans la démocratie athénienne, assure à tous les citoyens le droit égal à la prise de parole au sein de l’agora. Contrairement aux apparences, pourtant, l’iségorie n’appartient pas au seul régime de l’égalité mais peut-être plus encore à celui de la liberté. L’égalité de parole garantit d’abord et avant tout la liberté d’expression ; l’iségorie en est, en quelque sorte, le reflet au miroir de la démocratie. A priori, tous les citoyens sortis de l’ombre du domaine privé pour entrer dans la lumière du public, cet espace d’apparence où chacun partage paroles et actions dans l’objectif d’édifier un monde commun, disposent de la même légitimité à exprimer leur opinion, leur vision du monde, leur conception du bien commun et de l’intérêt général. Quels que soient son métier, sa richesse, ses origines, ses croyances ou ses chromosomes, tout citoyen, par le seul fait qu’il est citoyen, possède le même droit inaliénable de prendre part au politique et de constituer le souverain.
Réseaux sociaux : espaces non publics
Les réseaux dits sociaux sont le Canada Dry de l’espace public. Ou, plus sérieusement, la dangereuse illusion. En apparence espaces de libre discussion, chacun peut y ouvrir un compte et s’y exprimer sans contrainte autre que celles qu’imposent les règles de civilité auxquelles les utilisateurs acceptent de se conformer au moment de leur connexion. Or, en réalité, d’une part ces règles sont des clauses léonines et, d’autre part, les critères d’autorisation de publication se réfèrent à des conceptions morales et politiques, à des visions du monde essentiellement étrangères à celles qui fondent notre culture politique. L’application de ces règles est confiée à des individus appartenant eux-mêmes à des cultures radicalement différentes de la nôtre, dont les convictions et les échelles de valeurs biaisent le jugement – quand ce ne sont pas des « intelligences artificielles » qui font le boulot, algorithmes au fonctionnement opaque. Dans tous les cas, il suffit d’avoir eu affaire une fois à la censure incompréhensible d’un post ou d’un tweet – voire de son compte – pour savoir que le procureur, le juge et le bourreau se confondent en cette parodie de justice et qu’il n’existe aucun appel possible.
L’iségorie proclamée n’y est qu’un mensonge. Les algorithmes y règnent en maîtres et faussent le jeu en donnant plus de visibilité à certains au détriment d’autres ; sans même compter qu’il ne peut y avoir d’égalité de parole entre un « influenceur » à plusieurs millions d’abonnés et un compte suivi par quelques proches, et peu importe la qualité de ce que l’un ou l’autre peut avoir à exprimer. Umberto Eco était encore trop optimiste lorsqu’il affirmait qu’« ils [les réseaux sociaux] ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. » Le « même droit de parole » n’est qu’une apparence trompeuse puisqu’en réalité les « légions d’imbéciles » ont en général une audience bien supérieure à celle des « prix Nobel ». Rejetons exemplaires du néolibéralisme, les réseaux dits sociaux ne répondent qu’à la loi du marché et à la concurrence non libre et faussée.
Et à ce jeu, les meilleurs ne sont que rarement les plus profonds ou les plus pertinents. Les principes mêmes de fonctionnement de ces réseaux encouragent la radicalisation des positions et les comptes les plus provocateurs (toujours dans le respect des règles farfelues édictées par les entreprises privées qui les possèdent et dirigent). La constitution de « communautés » entraîne les effets de meutes et de harcèlements massifs bien connus ainsi que la balkanisation de ces espaces non publics en autant de bulles d’entre-soi. Le café du commerce à l’échelle mondiale, censé incarner une nouvelle agora, se réduit à autant de micro-salons dans lesquels chacun pense la même chose ; les affinités électives se pétrifient dans des chapelles aux allures de bunkers. Le droit égal à la parole s’efface devant les stratégies de censure de tout ce qui n’est pas nous – un nous étroit, rabougri sur une dimension identitaire monolithique et enfermé dans une quête puérile et capricieuse de pureté.
Idéologies de la censure
Le slogan cinglant fait florès : « Ta gueule, t’es pas concerné ! » Il faudrait être directement concerné – sous-entendu : présenter un certificat de victime autodiagnostiquée – pour être légitime quand on prend la parole sur un sujet, quel qu’il soit. « Concerné » remplace « compétent » : dorénavant ce ne sont plus l’étude, l’observation, la distance critique ni la réflexion qui fondent la compétence mais l’implication et la souffrance individuelles, l’appartenance et la revendication communautaires. L’autoproclamée victime a plus de légitimité que le présupposé bourreau et le tiers neutre… elle a, en fait, toute la légitimité qu’elle confisque au reste du monde. Seul son point de vue mérite d’exister, seule son expérience subjective a de la valeur. Aux autres ne restent que les droits d’écouter humblement ou de multiplier les contritions publiques. Le droit à la parole se voit ainsi réservé aux seules « victimes » dûment identifiées comme telles, caste supérieure par le seul fait du vécu et de son interprétation, aux autobiographies immunisées a priori contre toute remise en question, contre tout examen critique, c’est-à-dire sacralisés.
La réalité du statut de victime n’a, de fait, aucune importance puisque la simple affirmation que je suis une victime suffit à rendre réel ce que je dis. La croyance en la performativité de la parole confine à la pensée magique et ne repose finalement que sur la crédulité de ceux à qui elle s’adresse… pari gagnant la plupart du temps. Le ressentiment sert ici de principe moteur à la confiscation de la parole publique et à la négation du citoyen. Par la présentation de soi dans l’espace public comme incarnation (au sens le plus fort du terme) d’une injustice générale ou d’une tragédie individuelle, non seulement s’instaure une échelle exorbitante de valeur entre les paroles respectives (seule peut exister celle des victimes, les autres doivent être rendues au silence) mais surtout l’émotion, le sentiment sont autant d’obstacles à l’universalisation de l’individu en citoyen. L’abstraction des intérêts privés dans la recherche de l’intérêt général est sciemment rejetée pour faire de l’intime et du privé les seules sources admissibles de l’expression de soi – pulvérisant ainsi l’espace public. La sagesse voudrait, à rebours des militants aux sensibilités écorchées, que plus on est concerné, moins on soit légitime.
Derrière les imprécations culpabilisatrices des censeurs à fleur de peau, sous la couche gluante de moraline et de bons sentiments exhibés sans pudeur, bien cachée par les grandes proclamations d’appartenance au Camp du Bien© et des Victimes™, on ne trouve finalement que la vieille volonté de censurer l’autre, de le faire taire, d’effacer toute opinion divergente en s’appuyant, non sur des arguments rationnels, mais sur l’identité assignée à l’autre [1] – celle du méchant, du bourreau, de l’ennemi (non de l’adversaire), du coupable à condamner et exécuter du même geste annihilateur. Il s’agit toujours de le disqualifier par avance en essentialisant non seulement sa personne réduite à la seule dimension de son appartenance à une engeance coupable par essence (le mâle, l’hétéro, le blanc, le « cisgenre », le « boomer », l’automobiliste, etc.), mais également ses actions et opinions politiques en lui déniant simultanément libertés de conscience (« ce que je dis que tu es détermine ce que tu penses ») et d’expression (« ta gueule, t’es pas concerné »). Il y a du fascisme chimiquement pur chez les autoproclamés antifascistes et offensés professionnels.
Entre faits et opinions
Si les « concernés » ne sont pas plus légitimes que les autres à intervenir en public sur un sujet, cela signifie-t-il pour autant que toutes les prises de paroles se valent ? L’iségorie, c’est-à-dire le droit égal à l’expression, entraîne-t-elle que tous les points de vue soient également pertinents ? Certains discours valent mieux, valent plus que d’autres. Non pas du fait de l’identité de ceux qui les déploient dans l’espace public, mais de leur compétence, du travail qu’ils ont réalisé pour étudier le sujet, de l’avancée de leur réflexion. Un physicien nucléaire et un boulanger seront tout aussi fondés à donner leurs avis à propos de la politique énergétique et du soutien au petit commerce mais chacun ferait bien de reconnaître les limites de ses propres compétences dans le domaine d’expertise de son interlocuteur. Or la confusion entre compétence et argument d’autorité trouble le jeu, d’autant plus lorsqu’elle s’accompagne d’un jeu de bonneteau entre faits et opinions.
Les opinions n’ont pas à être rejetées en tant que telles, leur confrontation est l’objet même de l’espace public, mais elles ne doivent pas être confondues dans les discours avec des faits – la faute logique et oratoire la plus répandue avec celle d’anachronisme. La tentation est toujours grande – et beaucoup ne cherchent guère à y résister – de faire passer pour scientifique ce qui appartient à l’idéologie. Pire : le principe même de l’idéologie est de renverser la charge de l’administration de la preuve en se prétendant elle-même scientifique. C’est alors au réel de démontrer qu’il est réel face à l’idéologie qui s’affirme plus réelle que le réel. Paradent ainsi des idéologues grimés en experts qui assènent sur un ton docte des sentences parées des atours de la science. L’argument d’autorité impose le silence ; l’autoproclamation de la compétence usurpée interdit toute discussion.
La falsification manipulatoire qui fait passer des opinions réfutables pour des faits indiscutables prend la science en otage. Les discours pseudo-scientifiques pullulent et ont, pour certains, table ouverte dans tous les médias « traditionnels », cadenassés par l’entre-soi idéologique, comme « sociaux », reproductions d’une autre forme d’entre-soi communautaire. L’économicisme en est un exemple parmi d’autre : la prétention scientifique de l’économie comme discipline à la fois descriptive, normative et prédictive, malgré les démonstrations régulières de ses mensonges, de ses erreurs et de sa nature idéologique, continue d’imprégner les esprits – au premier chef ceux des dirigeants politiques, trop heureux de pouvoir asseoir leurs décisions sur des postulats en apparence très-sérieux. Pérorent ainsi nombre de « spécialistes » expliquant, avec une assurance de bonimenteur de fête foraine, les rouages et mécanismes secrets des interactions humaines et sociales. Nos économistes, qu’ils soient grands savants ou éditorialistes éclairés, sont passés maîtres en lyssenkisme, cette manière diablement efficace de calomnier à la fois la science et le réel. Bien entendu, ils ne sont pas seuls : dans tous les domaines, le réel est tordu par les mensonges volontaires des opinions travesties en faits scientifiques, et par la mauvaise foi qui, dans les discours de l’autre, pointent comme opinions des faits authentiquement scientifiques.
Les discours scientifiques en sont entachés d’un soupçon bien compréhensible ; et avec eux, toute forme de « compétence » ou d’« expertise ». Qui donc est compétent ? Quelle parole mérite plus d’attention qu’une autre ? En matière d’école, par exemple, tout le monde a son mot à dire – et n’hésite pas à se répandre dès que possible. Mais entre un enseignant ayant plusieurs décennies d’expérience en classe, la dirigeante d’un think tank néolibéral prônant explicitement la privatisation de l’école et le président d’une association de parents d’élèves spécialiste de la calomnie anti-prof, ayant pour objectif son élection à l’Assemblée et n’hésitant pas, dans ce but, à ouvrir la porte de son association aux pires ennemis de l’école et de la République [2], les discours auront une saveur bien différente. Tous les trois, pourtant, se réclament d’une légitimité supérieure, adossée à une « compétence » particulière. Il ne s’agit pas de revenir à l’aporie du « ta gueule t’es pas concerné » en renvoyant chaque orateur à sa situation individuelle et à ses objectifs personnels mais d’observer comment chacun essaye (ou non) et réussit (ou non) à se servir de son expérience propre pour s’extraire de ses intérêts privés et raisonner avec l’intérêt général pour horizon. Pour le dire autrement : la question « d’où parles-tu, camarade ? » est insupportable et doit faire place à celle, bien plus pertinente, « pour qui parles-tu, citoyen ? ».
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Le devoir du citoyen est d’accroître sans cesse sa connaissance afin d’exercer aussi clairement que possible sa faculté de juger. Lire, réfléchir, raisonner, discuter, démêler le vrai du faux. Et par-dessus tout : distinguer faits et opinions. Non seulement dans ce qu’on lit et entend mais, surtout, dans son propre argumentaire. Faire preuve d’humilité. Reconnaître que l’on ne sait pas tout sur un sujet. Que l’on s’est forgé une opinion, qu’on la défend mais que l’on est ouvert à l’approfondissement, à la contradiction et à la réfutation (au sens de Popper). En somme : tout le contraire de ce que nous offre l’espace (faussement) public actuel dont l’iségorie n’est qu’une triste illusion.
Cincinnatus, 9 janvier 2023
[1] Qu’il soit vivant ou mort, d’ailleurs : la réécriture du passé avec les lunettes déformantes du présent est l’une des spécialités de notre triste époque qui fait de la faute d’anachronisme une méthode systématique de falsification de l’histoire. La « culture de l’effacement » (« cancel culture »), des morts, déboulonne les statues et réécrit les livres autant qu’elle interdit, des vivants, les enseignements, conférences et représentations, en raison alléguée, pour les uns comme pour les autres, de leur non-conformité idéologique à la seule doctrine acceptable. Trivialité : le wokisme est un antihumanisme.
[2] Toute ressemblance avec des faits réels ne serait pas du tout fortuite.
Surpris que Cinci n’ai pas évoqué le néologisme de Étienne Klein « anticrépidarianisme » à propos du physicien nucléaire et du boulanger qui illustre également le propos de ce billet.
Bravo pour ce billet.
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