L’universalisme n’est pas une idéologie comme les autres

déclaration dh 1789Aussi bien selon ses détracteurs que certains de ses défenseurs (qui, hélas, lui font peut-être plus de mal encore que tous ses adversaires réunis), l’universalisme devrait être assumé comme une identité, une culture, une idéologie, une vision du monde (occidentales) comme les autres, ni plus ni moins légitime que ses concurrentes. C’est une erreur ou un mensonge [1].


Sommaire :
Le relativisme comme lâcheté
Universalisme et idéologies
Universalisme et cultures
Universalisme et laïcité


Le relativisme comme lâcheté

Dans un modèle qu’on pourrait qualifier de « libéral », « formel » ou « procédural », l’espace public de libre expression des opinions et points de vue, l’une des trois dimensions constitutives de la démocratie, se présente comme le lieu agonistique de résolution des conflits idéologiques par leur subversion dans le jeu rhétorique. La discussion convertit la violence physique potentielle en règlements de comptes oratoires dont la conviction de l’autre – ou à tout le moins des indécis – est l’enjeu. Toutes les opinions étant a priori d’égale valeur, elles sont légitimes à y intervenir afin d’accroître à la fois leur audience et leurs prérogatives.

L’espace public, dans cette conception qui est peu ou prou celle appliquée et défendue aujourd’hui, se réduit à un marché dans lequel sophistes et beaux-parleurs se démènent pour séduire le chaland et ainsi faire prospérer leurs entreprises idéologiques ; la politique, simple arbitre des règles formelles qui maintiennent l’équilibre entre les revendications catégorielles, assure le minimum de cohérence d’ensemble pour ne pas sombrer dans la guerre civile. Ces règles de « bonne conduite » sont supposées acceptées et respectées par tous les acteurs : partis politiques, intérêts privés, minorités diverses et variées, religions… tous sont censés se conformer à un ensemble minimal d’axiomes fondamentaux qui régissent les interventions dans l’espace public – une éthique formelle de base.

Cet excès de confiance est une faiblesse mortelle. Il n’y a aucune noblesse d’âme à confondre l’espace public avec un club anglais fréquenté par d’élégants gentlemen bien élevés : seulement une naïveté suicidaire.

Parce que l’espace public ainsi conçu est laissé à la merci des manipulateurs et ennemis de la liberté qui jouent toutes les cartes à leur disposition : racolage, influence, intimidation, provocation, menace, chantage… pour obtenir droits spécifiques, dérogations à la loi commune et autres accommodements déraisonnables. Ils envahissent l’espace public et utilisent les libertés à leur disposition comme ces parasites qui dévorent leur hôte de l’intérieur et dont le travail de destruction demeure invisible de l’extérieur jusqu’à ce qu’ils en aient fini et ne laissent qu’une coquille vide et morte.

Universalisme et idéologies

Pour reprendre l’excellente formule d’Hannah Arendt, une idéologie est à proprement parler la « logique d’une idée ». Omniexplicative, elle apporte une réponse simple et unique à tous les phénomènes, à partir de cette idée en son cœur (la race, la classe…) – en n’hésitant pas à tordre le réel pour le conformer à ces présupposés. Ces explications du monde s’appuient sur une science dévoyée (biologie, histoire…), procédé commode pour s’immuniser contre la critique et imprégner les esprits par une persuasion d’illusionniste.

L’universalisme, a contrario, ne prétend pas expliquer le monde ni ne propose d’utopie à réaliser hic et nunc. Il n’invente ni ne cherche aucune division du genre humain entre bons et mauvais, qui doit conduire à une résolution eschatologique dans la destruction des uns par les autres. Il ne s’appuie sur aucune narration mythologique au terme de laquelle adviendrait son règne. Il ne connaît pas de mot d’ordre autre que l’égale dignité de l’homme, quel qu’il soit.

L’universalisme ne se conçoit pas comme l’aboutissement téléologique d’un progrès linéaire ni comme la résolution violente d’une dialectique historique. Au contraire. Il s’agit plutôt d’un horizon que l’on ne peut atteindre de manière définitive, d’un guide pour l’action, d’un cadre pour la pensée – d’une éthique, enfin.

Universalisme et cultures

Je suis convaincu qu’il existe quelque chose comme un Volksgeist, non pas au sens d’une conception biologique de la nation comme les descendants de Fichte ont pu l’imaginer, mais plutôt au sens culturel d’une transmission par la langue, par les références intellectuelles et historiques, par un projet politique commun qui nous dépasse, au point focal des identités individuelles et collectives, à la diagonale de l’héritage et de l’embrassement volontaire.

Il y a là une série de paradoxes comme enchâssés, de nuances et de contradictions internes, de tensions d’un individu-membre-du-collectif à l’autre, qui donne toute sa puissance à cette idée à la fois dure comme le diamant et friable comme la craie. Et puis les affinités, liens, porosités avec et contre les autres « cultures » (s’il faut employer ce terme au risque de se perdre dans sa polysémie) qui s’influencent dans leurs évolutions respectives. Parce qu’il n’y est pas question du mortel ennui d’une fixité immuable.

Mais si dans leurs rencontres elles se frottent, s’inspirent et se confrontent, peuvent-elles se mesurer à une aune commune, un principe commun supérieur ? Comme le prétend le relativiste naïf ou cynique, se valent-elles au point d’en interdire tout jugement ? Les pratiques « culturelles » sont-elles inaccessibles à la condamnation en raison ? asservissement, esclavage, mutilations « rituelles »… autant de pratiques intouchables parce que « traditionnelles » d’identités collectives ? La réactivation du droit naturel dans les droits de l’homme se voit balayée d’un revers de la main comme inadmissible ingérence culturelle. Contrairement aux procès diffamatoires qui leur sont faits en « occidentalocentrisme », ils procèdent pourtant de l’universalisme.

L’occident (si tant est qu’une « culture occidentale » ait un sens) n’a pas inventé l’universalisme : comme en d’autre, des penseurs, des écrivains, des artistes, des individus l’ont aperçu et ont essayé de le partager avec leurs contemporains et leurs descendants. L’universalisme se hisse sur les épaules d’une culture spécifique pour la transcender. Il est des moments où l’on s’en approche collectivement, d’autres où il est perdu de vue. Et à titre individuel, certains l’embrassent, consciemment ou non d’ailleurs, comme une évidence. Charge à eux de transmettre leur découverte.

Universalisme et laïcité

Car la transmission est finalement au cœur de l’universalisme : cette volonté guidée par le seul critère de la dignité de l’homme parce qu’il est homme participe à l’édification d’un monde commun entre les morts, les vivants et les à-naître. Un véritable espace public de partage de la parole et de l’action où liberté de conscience et liberté d’expression sont assurées, au-delà de simples règles formelles.

C’est là que la laïcité apparaît comme très précieuse. Non que des régimes non laïques n’en soient pas capable. Mais parce qu’elle se montre d’une redoutable efficacité pour neutraliser un espace propice aux débats, tout en se protégeant contre les tentatives d’entrisme et de destruction de l’intérieur. Principes républicains et vertu civique immunisent contre ces risques. Leur abandon par pusillanimité est la raison de nos défaites.

Le républicanisme n’est pas une doctrine, l’universalisme n’est pas une religion. Tous les prêchi-prêcha pseudo-républicains abaissent la République, toutes les incantations creuses affaiblissent l’universalisme. On ne doit pas faire du catéchisme républicain ni des cours de morale laïque à l’école : on doit instruire l’élève et lui apprendre à exercer sa raison, et à ce moment-là seulement l’action est laïque.

Cincinnatus, 8 février 2021


[1] Je ne redirai pas ici ce que j’ai déjà dit ailleurs (voir le billet « L’universalisme républicain dans la « tenaille identitaire » ? » et en particulier la quatrième partie « L’universalisme par-delà les identités »), il s’agit plutôt de poursuivre la réflexion, de l’augmenter et de la compléter.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

6 réflexions au sujet de “L’universalisme n’est pas une idéologie comme les autres”

  1. Bonjour,

    Merci pour ce billet très instructif — et pour tant d’autres. Notamment pour celles et ceux qui ont parfois du mal à séparer doctrines, idéologies, religions, et autres catégories.

    Ce qui me frappe dans ce billet en particulier, c’est une sorte de nostalgie de l’universalisme. Comme si l’universel était quelque chose auquel on avait cru, auquel on aurait voulu croire, mais dont on découvre qu’on ne peut plus y croire, parce qu’il a été détourné, accaparé, dénaturé.

    Je suis arrivé, par des chemins un peu différents, à cet état d’esprit, au fil des années. Cf

    Pistes de lecture – L’universel confisqué par le capital

    Il n’y a plus que des comptables. Il n’y a plus que des incitations au particularisme, à l’identitarisme, au marketing de soi-même, à l’auto-machinisation, au petit, au dérisoire, au repli.

    Je ne vois plus ce qui pourrait nous tirer vers le haut.

    Bonne journée.

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    1. Votre analyse est assez juste. Nous sommes cernés par les derniers hommes du Zarathoustra ou par ceux que Weber décrivait ainsi : « spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là ».

      Cincinnatus

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  2. Franchement, il faut que je vous remercie, Cinci. Je vous lis tous les lundis matin et vous me faites rire, mais rire, rire, rire aux éclats ! Un vrai bol d’air en ces temps moroses.

    Vous vous payez la fiole du Parti socialiste mais vous êtes pareil :
    – les mêmes images ronflantes (« dure comme le diamant et friable comme la craie ») ;
    – les mêmes graphies à la con (« individu-membre-du-collectif ») ;
    – les mêmes expressions lourdingues (« au point focal de », « à la diagonale de ») ;
    – le même lyrisme de lycéen (« les affinités, liens, porosités avec et contre les autres « cultures » ») ;
    – les mêmes allolectes pontifiants (« hic et nunc », « Volksgeist ») ;
    – le même fétichisme pour les étiquettes (« démocratie », « laïcité », « idéologie »)…

    On vous lit comme on lit la Bible. Mille mercis et à demain !

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    1. Je vous en prie ! Si au moins je vous fais rire, c’est déjà ça.
      Quant au vocabulaire que j’emploie, dommage que vous ne fassiez pas la différence entre précision et préciosité : j’essaie de choisir, autant que possible, le mot juste pour exprimer les nuances de la pensée et, pour cela, j’ai besoin de termes qui comportent parfois, je le reconnais, plus de trois syllabes. Vous ne m’obligerez jamais à m’excuser de préférer l’exigence à la démagogie.
      Cincinnatus

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      1. Au point focal du monde-commun-voulu et de l’homme [1] libre et éclairé héritier des Lumières, à la diagonale de l’universalisme – la Weltanschauung des républicains – et de la vraie liberté individuelle véritable, il y a cet axiome fondamental, cet héritage précieux – si précieux ! -, cet honneur pour l’humanisme que décrit Arendt dans Ainsi parlait Manuel Valls… le plus grand pamphlétaire de notre siècle, Cincinnatus.

        [1] Oui, je ne céderai pas à l’ukase de pseudo-scientifiques incultes du camp du Bien TM(tc ?), qui affirment sottement que le terme « homme » est polysémique (du grec πολυ, « beaucoup », et σεμιτος, « juif »).

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