
N°300
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Pourquoi m’as-tu choisi pour masque ?
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Lorsque je naquis, le règne du dernier des tyrans – Lucius Tarquin, le Superbe – durait déjà depuis seize années. Il lui en restait dix avant que ses turpitudes et celles de son fils ne provoquassent le prodigieux avènement de la République.
Drôle de mot, d’ailleurs, que celui que vous nous empruntez : république, la res publica que vous traduisez par « chose publique » et qui, pour nous, représentait tout ensemble vos concepts d’intérêt général, de politique, de gouvernement, d’État… autant de noblesse qui renvoie, in fine, à la trivialité des puberes, les poils de l’adolescent qui devient homme.
Et c’est en effet à un jeune homme, de quelques années mon aîné, que le destin du monde a tenu : Sextus Tarquin – Tarquin le Jeune. Alors que le père menait la guerre contre la riche Ardée dont il faisait le siège, le fils devisait avec Tarquin Collatin, du roi le cousin et général, au sujet des activités de leurs femmes respectives, restées au foyer. S’encourageant mutuellement, ils décidèrent de laisser le siège derrière eux afin d’aller vérifier la vertu de leurs épouses. Lucrèce, compagne de l’heureux Collatin, filait la laine. Sextus s’en éprit. Élevé dans les illusions du pouvoir absolu et instruit des funestes exemples de ses aïeux, il revint plus tard la violer.
L’hybris du père, haï pour sa violence, et de son fils, sinistre engeance, se cristallisa dans cet acte odieux. En un saisissant contraste, la dignité de Lucrèce la conduisit à dénoncer sa vertu bafouée à ses parents et amis, leur faisant jurer la vengeance de son honneur, avant de se suicider de honte. Son père Spurius Lucrétius, son mari Tarquin Collatin et leur ami Lucius Junius Brutus, premier d’une fière lignée d’ardents républicains, firent, sur le poignard que Lucrèce avait tourné contre elle-même, le serment solennel de débarrasser Rome du monarque qui l’opprimait et d’instituer ainsi la République.
Le peuple, lassé des siècles de servitude sous le joug de cette indigne dynastie, suivit Brutus et condamna à l’exil Tarquin et sa famille. Alerté de la situation, celui-ci se hâta de revenir à Rome mais en trouva les portes closes, pendant que le grand Brutus soulevait les propres soldats du roi déchu. Abandonné, celui-ci partit se terrer à Gabies.
C’est beau, la fin d’une tyrannie ; et c’est plus beau encore, le commencement d’une République. J’avais dix ans et je devais toute ma vie me souvenir de ces temps de liesse qui virent la République proclamée et Brutus et Collatin élus consuls.
Le peuple, hélas !, est infidèle et bien vite il se détourna du pauvre Collatin qui avait pourtant perdu sa femme et gagné la République – bien amère transaction. Soupçonné, de par sa parenté avec le tyran honni, de vouloir le rétablir, il fut contraint, à son tour, de prendre le chemin de l’exil, laissant Publius Valerius Publicola assumer à sa suite la charge de consul. Quant à Brutus, celui qui longtemps s’était fait passer pour simple d’esprit se révéla un législateur avisé dont les réformes fondèrent la République.
Surtout, lorsqu’il dut vivre l’épreuve la plus terrible qu’un exécuteur des lois puisse connaître, sa gravité et sa vertu en firent un exemple pour nous tous [1]. Une conspiration de jeunes gens en faveur de l’ancien roi fut découverte – parmi eux : Tiberius et Titus, les fils de Brutus, consul. Sans frémir, il les condamna. Les têtes tranchées des traîtres furent placées devant lui ; les visages blêmes de ses enfants ne pouvaient voir son chagrin ni sa grandeur.
Quelle tristesse infinie étreignait ce cœur si fort quand, par devoir, il fit décapiter ses enfants sous ses yeux ? Quelle partie de lui-même mourut à l’instant, laissant en lui un vide que rien ne pourrait jamais remplir ? Aurait-il préféré mourir, lui l’homme juste, plutôt que de voir périr ses enfants criminels – ses enfants malgré tout ?
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J’hérite mon nom de mon grand-père et de mon père – Lucius Quinctius, de la gens des Quinctii. D’où mon nom complet : Lucius Quinctius Lucii Filius Lucii Nepos Cincinnatus.
Cincinnatus.
On a dit que ce cognomen venait de mes bouclettes. Je devais les transmettre, nom et boucles, à mes descendants, les Quinctii Cincinnati. Qu’ai-je donc transmis d’autre ?
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De Racilla, merveilleuse compagne d’une vie entière, j’eus quatre enfants. Quatre garçons : Cæso, Lucius, Titus et Quintus. Tous je les aimais. Mais Cæso, mon cher Céson, fut celui pour qui le sentiment de père fut le plus aigu. Aussi vif que téméraire, aussi brillant qu’effronté, je ne sus pas voir que la fougue de mon fils le perdrait.
Très jeune déjà il se fit remarquer par ses exploits militaires qui m’emplissaient de fierté. Il avait reçu des dieux la force et la beauté ; ne lui manquait que la sagesse. Son charme et ses provocations le faisaient aimer des jeunes patriciens qui l’entouraient ; et haïr plus encore de ses ennemis, chefs de la plèbe auxquels il s’opposait bien plus que nécessaire.
Quand Caius Terentilius Harsa, tribun de la plèbe, voulut, par la loi qui prit son nom, que les droits des consuls fussent couchés par écrit afin de mieux réduire leurs pouvoirs, Rome s’emplit de troubles pour dix longues années. Dès le début de l’affrontement entre plébéiens et patriciens, la force supplanta le droit. La prudence et la gravité désertèrent devant la violence et les consuls eux-mêmes refusaient de se mêler au désordre. Céson, naturellement, se trouva à la tête des jeunes patriciens les plus véhéments.
Son éloquence, bien connue, alliée à sa puissance physique, en faisait un chef né. Ses harangues autant que ses poings mettaient en déroute tribuns et populace. À lui seul, il incarnait un danger mortel pour les projets de ses adversaires. Ainsi Aulus Verginius porta-t-il l’estocade en l’assignant pour crime capital : il affirma que mon fils, fier et présomptueux, roi-tyran en puissance, représentait une menace pour le peuple et pour la liberté. Bien des méfaits commis par d’autres lui furent alors reprochés.
Lors de son procès, nos parents et amis, tous respectés pour leurs hauts faits, vantèrent avec la plus grande sincérité la valeur de Céson. Ils rappelèrent ses qualités remarquables et la bravoure dont il avait à de nombreuses reprises fait preuve, lui encore si jeune. Ils demandèrent qu’on lui laisse la chance de prouver que l’âge pouvait atténuer sa témérité et accroître sa prudence. Lucius Lucrétius, consul de la dernière année, notamment, fit un discours émouvant.
Pour ma part, je ne voulus pas prendre part au chœur des louanges, afin de ne pas attiser la haine ; je préférais parler en père. Ainsi suppliai-je de me laisser mon fils qui n’était qu’un enfant, ses erreurs étaient pardonnables et dues à son jeune âge. Je connaissais mieux que quiconque le tempérament de Céson et son âme indomptable. Je savais qu’il méritait sanction. Mais la haine des accusateurs et de ceux qui allaient le juger me terrifiait.
Leurs paroles dures évoquaient tous les mauvais traitements qu’eux-mêmes et leurs proches avaient subis ; Marcus Volscius Fictor, l’ancien tribun, déversait ses mensonges et racontait comment son frère, affaibli par la peste, serait mort d’un coup de poing de Céson. Crime effroyable. Sous le prétexte de justice, ils réclamaient vengeance. Et aux crimes allégués ajoutaient le danger qu’il aurait fait peser sur la liberté.
Flottait devant moi le visage de Brutus au moment de l’exécution de ses fils. Je n’avais pas sa force. Je n’avais pas non plus la folie d’Agammemnon sacrifiant Iphigénie. Je n’avais que la tendresse brisée d’un père qui tremble devant les errements de son fils et les dangers qui pèsent sur sa vie.
Toi qui, vingt-cinq siècles après moi, es père d’une enfant, comprends-tu mon effroi ? Imagines-tu pouvoir souffrir ce qu’alors je souffris ?
Céson s’en fut chez les Étrusques sans m’en informer. Rassuré de le savoir en sécurité, je n’en conçus pas moins de peine de le voir fuir ainsi ses responsabilités et son honneur. Nous plaidâmes qu’il s’était de lui-même exilé. Je payai l’amende exceptionnellement élevée, aidé par mes amis et clients. Un fameux historien prétendit bien après ma mort que, pour ce faire, je dus « vendre l’un après l’autre tous mes biens » et qu’ensuite je vécus « sur la rive droite du Tibre, relégué, en quelque sorte, dans une masure isolée ». Selon une autre légende, je l’aurais moi-même renié en raison de son caractère.
Non, je ne l’ai pas chassé ; malgré mon cœur brisé, je ne l’ai pas non plus laissé revenir lorsque les temps se furent calmés. Quant à ma propre retraite, elle ne fut pas dictée par une soudaine pauvreté mais par le chagrin et par la tentation crépusculaire de l’isolement que provoquaient en moi les turpitudes et la corruption de la vie publique [2]. L’ombre du privé me semblait alors la voie raisonnable. La seule.
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Ainsi me consacrais-je à la culture en tous les sens qu’elle recèle : la terre et les textes. Cette vie contemplative apaisée, loin des tumultes et des veuleries, me fut une première fois refusée lorsqu’une armée de plusieurs milliers d’esclaves et de bannis menée par le Sabin Appius Herdonius prit le Capitole et qu’y mourut au combat le consul Publius Valerius Publicola. Le peuple et la République sauvés grâce à l’action décisive des Tusculans nos alliés, je fus ensuite élu consul suffect pour remplacer le défunt.
Sous cette charge, je dus faire face aux impatiences de la plèbe et aux excès des patriciens. La vertu civique ayant à ce moment quitté les esprits, les tribuns se faisaient réélire sans discontinuer, régnant non sur le peuple par sagesse et raison mais sur la foule par flatterie et mensonges. Préférant l’intrigue et le crime au bien commun et à l’intérêt général, ils profitaient de leurs charges et les tournaient en confortables et opulentes sinécures. Écœuré par leur comportement je les tançai vivement en rappelant comment ils s’étaient montrés lâches durant la prise du Capitole. Le peuple, pour qui mes sympathies sincères étaient connues, sembla m’entendre.
Les patriciens, quant à eux, sombraient dans la paresse et l’oisiveté, n’ayant pour la plèbe qu’un indécent mépris et pour ses tribuns qu’une trop violente haine. Il me fallut bien des remontrances pour rabaisser cet orgueil qui les aveuglait, pour les sortir de cette apathie qui les assommait sciemment, et pour les reconduire sur le chemin de la sagesse afin qu’ils assumassent, eux aussi, leurs responsabilités civiques. Les patriciens, qui tous me respectaient, parurent m’écouter.
Malgré tout, les maux dont souffrait la République étaient d’une telle ampleur que, pour ramener l’ordre, je dus évoquer sérieusement la nécessité de s’en remettre à des moyens exceptionnels et de créer un dictateur. Cette menace atteignit sa cible puisque rapidement les tribuns promirent de se soumettre à l’autorité du sénat. Pour assurer la paix civile, nous fîmes voter des sénatus-consultes qui interdisaient à la fois la reconduction des magistrats et la réélection des tribuns. Résolutions sages s’il en était… mais qui, hélas, ne tinrent guère devant l’appétit des hommes.
Consuls, nous respectâmes la loi. Les tribuns, eux, la violèrent en se faisant réélire. Furieux de cette trahison, les patriciens voulurent me porter de nouveau. Je ne pouvais tolérer cette faute gravissime et m’adressai directement à eux avec la plus grande véhémence. Fallait-il donc s’étonner qu’ils fussent si détestés par le peuple alors qu’eux-mêmes se laissaient aller à la pire indignité ? La plèbe avait violé la loi et eux, pour réponse, voulaient en faire autant ? Cherchaient-ils donc à mesurer qui, d’eux ou de la foule, pouvait atteindre le pire déshonneur ? La désinvolture et le vice étaient-ils devenus les principes de la vie civile ? En se soumettant à l’exemple de la multitude, en lui emboîtant odieusement le pas dans la corruption, ils renonçaient à servir eux-mêmes d’exemple et de guide pour la justice.
Pour ma part, je refusais sans appel de violer le sénatus-consulte en conservant la charge de consul. Gaius Claudius et moi-même, consuls, décrétâmes ensemble qu’aucun citoyen ne devait me porter au consulat et que toute voix en ma faveur serait sur-le-champ considérée comme nulle. Ceci assuré, je pus m’en retourner à mes champs et à mes études, afin de laisser l’amertume et la colère, lentement me quitter.
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Répit de bien courte durée : à peine deux ans. Èques et Sabins décidèrent une nouvelle fois de s’attaquer à Rome. Alors que Caius Nautius Rutilus sut mener en territoire sabin une opération aussi hardie que réussie, éliminant la menace de ce côté-là ; l’autre consul, Lucius Minucius Esquilinus Augurinus, laissant sa pusillanimité l’emporter, se vit encerclé avec son armée par les Èques au mont Algide. Nautius revint à Rome mais, ses capacités n’étant pas suffisantes au regard de la crise qu’il devait affronter, le sénat jugea nécessaire de proclamer l’état d’exception afin que fût nommé un dictateur [3]. Mon nom fit consensus ; Nautius le proclama.
Occupé à cultiver mon pré, j’ignorais tout de cette décision jusqu’à ce que je vis approcher une délégation de sénateurs. Je tenais encore ma bêche lorsqu’ils me saluèrent et me demandèrent de quitter la tunique pour la toge afin de prendre connaissance de la communication du sénat. Étonné, je priai Racilla d’aller chercher le vêtement, tout en leur demandant : « Rien de trop grave ? ». À peine habillé, ils me firent dictateur.
Les devoirs de l’homme me commandaient de cultiver mon champ jusqu’aux récoltes ; les devoirs du citoyen m’imposaient de servir la Cité. Nous montâmes donc immédiatement dans la barque qui nous attendait pour nous emmener de l’autre côté du Tibre. Là m’attendaient mes trois fils, en avant d’une grande assemblée au sein de laquelle je distinguais mes amis et clients, ainsi que presque tous les sénateurs. Sur notre chemin, le peuple m’observait avec méfiance, craignant une rigueur qu’il jugeait par avance excessive.
Le lendemain, dès l’aube, ma première action fut de nommer mon maître de cavalerie. Il me fallait un homme à la vertu insoupçonnable et aux qualités militaires exceptionnelles. Un homme, surtout, en qui je pusse avoir pleine confiance pour m’assister dans ma tâche. Je nommai Lucius Tarquitius, dont les exploits à la guerre étaient bien connus. Nous allâmes ensemble à l’assemblée et annonçâmes les mesures d’urgence qui s’imposaient immédiatement : la patrie en danger, toutes affaires devaient cesser afin de la sauver.
Nous mobilisâmes ainsi au Champ de Mars avant le soir tous les hommes en mesure de combattre, pendant que les autres assuraient la préparation des vivres. L’âme de Rome s’éveilla dans tous les cœurs et ils répondirent à ma convocation. Tous en ordre de bataille, je pris moi-même, à plus de soixante ans, la tête des légions et confiai la cavalerie à Lucius Tarquitius. Le temps nous pressait : depuis deux jours déjà nos soldats et notre consul subissaient le siège. Nous devions rejoindre le mont Algide au plus vite. Nous atteignîmes notre destination peu après minuit.
Je partis en reconnaissance pour estimer la situation. En revenant, j’ordonnai que les soldats reformassent les rangs et se disposassent autour du camp des assiégeants. À mon signal, nous poussâmes tous simultanément un grand cri qui effraya nos ennemis et, sa puissance le portant jusqu’aux assiégés, souleva d’allégresse le cœur de nos concitoyens – ils savaient que nous étions là pour les sauver.
Dès que nous nous fûmes ainsi annoncés à nos ennemis et à nos amis, mes hommes creusèrent devant eux une tranchée et édifièrent un parapet. De l’autre côté, le consul reprit courage et, plein d’espoir en notre renfort, enjoignit ses hommes à reprendre les armes afin que les Èques dussent combattre sur les deux fronts en même temps. Ceux-ci subirent donc les assauts de ceux qu’ils tenaient encore enfermés en leur siège quelques instants plus tôt et qui se voyaient brusquement galvanisés par notre arrivée. La bataille était terrible et les Èques, si occupés par leurs adversaires à l’intérieur, négligeaient de s’occuper des travaux que menaient en même temps mes soldats.
La nuit entière, ils se battirent ; la nuit entière, nous œuvrâmes au renforcement de notre position. L’aube nous découvrit au moment où nous terminions. Nos adversaires soutenaient difficilement les attaques menées par les soldats du consul, et se trouvaient bloqués par notre ouvrage. Alors nous prîmes nos armes et ouvrîmes pour eux un second front. Se voyant perdus, ils abandonnèrent leurs armes et demandèrent grâce.
Je n’ai jamais craint de faire couler le sang lorsque c’était nécessaire ; je me suis toujours abstenu de le faire lorsque c’était superflu. Les guerres ininterrompues contre les Èques nous épuisaient : même si je savais que c’était illusoire, je voulais essayer d’en finir. Je laissai partir les soldats mais fis venir à moi les officiers, Gracchus Cloelius, leur général, en tête – tous enchaînés. De trois lances, on fit un joug sous lequel ils durent passer. La reconnaissance de la défaite, je le savais bien, ne durerait guère mais, au moins, ce souvenir cuisant pourrait peut-être retarder leurs aventures criminelles.
Une fois partis, laissant derrière eux matériel et armes, le temps était venu de répartir les dépouilles. J’ordonnai que tout le butin revînt à mes soldats. Quant au consul et à son armée qui s’étaient si piteusement laissé piéger, ils ne devaient rien recevoir. Ce pleutre de Lucius Minucius ne méritait pas la dignité de consul, charge qu’il avait déshonorée. Il abdiqua et je le gardai dans l’armée, faisant de lui mon lieutenant – peut-être apprendrait-il quelque chose.
Le sénat décida que notre victoire méritait un triomphe. Et c’est en triomphe que nous entrâmes dans la Ville. On fit donner un festin et les réjouissances d’usage. Ayant achevé la mission que l’on m’avait confiée, je n’avais plus de raison de demeurer dictateur. Je profitai néanmoins des pouvoirs que m’octroyait cette charge pour rétablir la justice. En effet, la démonstration des mensonges de Marcus Volscius Fictor prononcés lors du procès de mon fils avait été faite depuis lors mais son faux témoignage n’avait jamais été condamné. J’usai de mon autorité pour que le coupable fût enfin dûment condamné.
Ceci fait, à quoi bon prolonger abusivement cette dictature jusqu’à son terme de six mois ? Seize jours avaient été bien suffisants pour faire ce qui devait être fait. Je remis donc ma charge et m’en retournai à mon foyer. Et au champ où l’on était venu me chercher.
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Cette vie me convenait parfaitement. Je n’en désertais pas pour autant la Cité. Quelques années après ma première dictature, afin de régler définitivement l’affaire de la lex Terentilia qui empoisonnait les relations entre plèbe et patriciens depuis une décennie, il fut décidé de consigner une bonne fois pour toutes par écrit les lois auxquelles chacun devrait se soumettre. Pour ce faire, une délégation fut envoyée à Athènes afin de copier la constitution de Solon et de s’enquérir des lois des cités grecques.
Nous fûmes épargnés, ces années-là, par les attaques de nos ennemis mais pas, hélas !, par la famine ni par la peste. C’est alors que nous revinrent nos délégués. Des mesures exceptionnelles furent décidées : toutes les magistratures suspendues, on désigna dix hommes, parmi lesquels figuraient les trois envoyés à Athènes, à qui seraient confiés des pouvoirs extraordinaires et dont les décisions ne souffriraient pas d’appel. Charge à eux de ramener la paix au sein de la République en en rédigeant les lois.
En même temps que cette lourde charge, ils exerçaient ensemble le pouvoir et le firent avec sagesse, justice et raison. Pleins de cette vertu civique, ils finirent par proposer sur dix tables un code dont les lois exprimaient avec clarté et simplicité l’essence de la liberté et de l’égalité. Les citoyens purent y apporter les quelques amendements nécessaires. Puis les lois furent votées.
Mais il apparut qu’à cet ensemble manquaient encore deux tables. Les élections approchaient. Consuls et tribuns furent donc de nouveau suspendus afin qu’un deuxième décemvirat parachevât l’œuvre du premier. La campagne vit la démagogie s’épanouir et l’emporter. Contre les usages, Appius Claudius Sabinus se présenta de nouveau et ne recula devant aucune bassesse pour constituer un collège à sa main – quitte à ce que les médiocres y remplaçassent les meilleurs des hommes. Son orgueil et son ambition lui permirent de réussir son entreprise. Par ses viles manœuvres, il m’écarta, moi parmi bien d’autres, de ce nouveau décemvirat.
Non que le sort qui m’était réservé m’importunât particulièrement mais, comme les autres citoyens, cette confiscation du pouvoir par des hommes que la vertu civique semblait avoir désertés m’inquiétait au plus haut point. La répartition du pouvoir entre plusieurs mains n’est pas un bouclier infaillible ; le tyran peut se cacher sous les traits d’un groupe, si la vertu a quitté celui-ci. Nous étions nombreux à craindre ces dix magistrats aux pouvoirs extraordinaires qui ne ressemblaient en rien à ceux qui les avaient précédés. Nulle modération ne guidait leurs jugements, nulle justice ne présidait à leurs décisions.
Ainsi se répandit le bruit qu’ils complotaient pour supprimer les magistratures régulières et demeurer indéfiniment maîtres de la Cité. Ironiquement, les plébéiens se tournèrent vers les patriciens pour les libérer de ce joug. Mais les décemvirs savaient récompenser les jeunes patriciens dont ils s’entouraient et les plébéiens, sur qui s’abattait le plus violemment la cruauté des nouveaux maîtres, ne purent trouver auprès de ces corrompus l’aide qu’ils cherchaient.
Lorsque les deux nouvelles tables eurent été ajoutées aux dix premières, plus rien ne justifiait que ce régime se maintînt sans en appeler aux élections normalement attendues. À la date prévue, rien ne vint. Sans nouveaux magistrats, les dix n’avaient officiellement plus de charge à exercer et personne n’avait l’autorité légale pour commander la Cité. Pourtant, ils firent comme si de rien n’était et poursuivirent leurs activités avec toute l’arrogance qu’on leur avait connue. Les Romains comprirent qu’ils avaient, une nouvelle fois, perdu la liberté.
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Ce qui, paradoxalement, les sauva, fut le péril imminent dans lequel la Cité se trouva lorsque les Sabins, d’une part, les Èques, d’autre part, envahirent le pays. Face à l’état de guerre dans lequel ils nous plongeaient, les décemvirs montrèrent les limites de leur résolution. Incapables d’assumer l’autorité qu’ils usurpaient, ils choisirent d’en appeler au sénat pour les sortir de cette mauvaise passe. Une telle pusillanimité était bien méprisable. Et c’est avec mépris que le sénat répondit.
Ou plutôt : ne répondit pas. Nous n’avions aucune raison de nous rendre à la convocation de ceux qui n’étaient après tout que de simples citoyens. Absents de Rome, nous préférions tous le soin de nos terres plutôt que de participer à la corruption de la vie publique par ces despotes. Mais une seconde fois, les dix traîtres nous appelèrent à la curie. Alors nous assumâmes nos responsabilités et là, nous accusâmes « les dix Tarquins ». Marcus Horatius Barbatus, parmi bien d’autres, fit un beau discours, plein de gravité.
Il fut décidé que les décemvirs conduiraient la guerre et, celle-ci terminée, qu’ils rendraient compte de leurs agissements politiques. Les défaites militaires furent douloureuses. Soit que, par détestation pour leurs généraux illégitimes, les troupes ne voulussent point que des succès leur fussent attribués ; soit que la corruption des chefs se fût répandue jusque chez les conscrits ; aussi bien contre les Sabins que contre les Èques, nous subîmes débâcles et déshonneur. Au sénat, nous décrétâmes l’état de siège.
Les dix hommes qui sur tous régnaient illégalement commirent bien des crimes à cette période, qui leur firent perdre les dernières traces de réputation dans l’armée et dans la Ville. Mais, de tous, celui qui les fit le plus sûrement chuter, n’était pas sans rappeler comment Tarquin lui-même perdit le pouvoir.
En effet, Appius Claudius, chef des dix tyrans, s’abandonnant à la luxure, manœuvra pour arracher la fille de Lucius Virginius, centurion et remarquable soldat, à sa famille et à son fiancé Icilius, ancien tribun connu pour sa bravoure et sa rectitude. À la suite d’un procès qui insulta la justice et dont la légende noire devait perdurer à travers les âges, ne voyant d’autre solution pour sauver sa fille de l’abject Appius Claudius, le père de Virginie, en un geste de pitié désespérée, la poignarda au milieu de la foule.
Haranguant ensuite soldats et citoyens, Lucius Virginius appela à se soulever contre ceux dont l’hybris privait les citoyens de la liberté, conduisait Rome au bord de l’abîme et poussait les pères à sacrifier leurs filles. Les soldats désignèrent des représentants pendant qu’au sénat les disputes entre factions nous faisaient perdre un temps précieux – nous étions malgré tout d’accord pour exhorter les décemvirs à renoncer à leur pouvoir usurpé.
C’est le peuple qui rappela aux patriciens ce que signifiait le sens de l’honneur. Le peuple de Rome dans un mouvement sans précédent, quitta celle-ci. Devant le forum désert, comme mis en face de leur propre pouvoir impuissant, les scélérats, enfin, revinrent à la raison et abandonnèrent au sénat l’autorité qu’ils avaient trop longtemps confisquée. La crise s’acheva ; l’État et le droit reprirent leurs prérogatives ; la liberté et la concorde régnèrent de nouveau dans la République.
De nombreuses lois furent passées dans la foulée afin que de tels événements ne se reproduisissent point. Beaucoup étaient en faveur de la plèbe. Bon nombre de mes collègues sénateurs, sans s’y opposer ouvertement, y étaient plus réticents ; j’y voyais, au contraire, un renforcement de notre République. Quel qu’en soit l’objet, lorsque la liberté de tous ou de quelques-uns est accrue par le droit, sans que personne n’en soit lésé d’aucune façon, alors la Cité progresse pour le plus grand bonheur de la nation.
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Les années passèrent ensuite, émaillées de crises entre la plèbe et les patriciens, de guerres contre nos ennemis habituels. Je m’efforçais, autant que possible, de m’abstraire des luttes factieuses, n’ayant pour seuls guides que la raison et la justice – exercice bien difficile et qui exige beaucoup d’humilité. Par exemple, quand le tribun Caius Canuleius tenta d’ouvrir le consulat aux plébéiens, mes collègues sénateurs, de rage, voulurent exécuter les tribuns.
L’indignité d’un tel crime était insupportable. Utilisant mon âge et mon expérience pour faire taire les emportements, je plaidai la tempérance et morigénai ces jeunes gens trop prompts à écouter leurs humeurs. Grâce aux dieux, mes discours portèrent et l’on finit par trouver une solution par tous acceptable. Ainsi furent créés les tribuns militaires à pouvoir consulaire – institution juste et bonne dont la mise en place calma, pour un temps, les ardeurs des uns et des autres.
À mesure que le temps avançait et que je m’enfonçais vers l’obscur, je goûtais chaque jour un peu plus les charmes du foyer, les travaux des champs et la contemplation des œuvres des hommes et des dieux – et me tenais plus éloigné des affres et des frasques de la curie. La vita contemplativa l’emportait sur la vita activa à laquelle se consacraient avec talent les plus jeunes que moi. Jusqu’à ce qu’un certain Spurius Maelius mette en danger la République.
D’une richesse qui dépassait l’imagination même des plus fortunés, celui-ci faisait profiter le peuple de ses largesses. Achetant de grandes quantités de blé en Étrurie, il les offrait à la foule qui voyait en lui un homme bon et généreux. Hélas, la corruption prend bien des formes pour empoisonner les cœurs et l’argent en est la plus simple et la plus fréquente. Maelius pouvait être consul – il se rêvait roi.
Il assemblait ses hommes, distribuait les rôles, achetait tribuns et chefs de la plèbe, préparait savamment son coup d’État. Une telle hybris ne passait guère inaperçue. Cette année-là, mon frère et compagnon de tous mes combats, Titus Quinctius Capitolinus Barbatus, fut élu consul pour la sixième fois. Cet homme en tout meilleur que moi apprit les projets de l’intrigant en même temps que le sénat. Devant le péril imminent, il proposa que l’on nommât un dictateur qui, n’ayant pas à obéir aux lois, pouvait donc régler à Maelius son sort. Il prononça mon nom. Chacun vanta mes mérites – dont je ne possédais sans doute que le dixième, mais ils se rassuraient ainsi.
De nouveau, on vint me chercher pour me confier la terrible responsabilité des pouvoirs d’exception. À quatre-vingts ans, pourquoi diable voulaient-ils faire appel à un vieillard pour une telle mission ! Dieux ! fallait-il donc que jusqu’à ma mort je dusse risquer l’honneur de la patrie et la survie de la République ? Quoiqu’encore vaillant, je me sentais accablé. Mais ne pouvais refuser de servir encore l’État. Au milieu de la corruption, soyons incorruptibles.
Dictateur pour la seconde fois, je nommai immédiatement Gaius Servilius Ahala maître de cavalerie. Découvrant, le matin suivant, ma nomination et les gardes qui descendaient en ville, le peuple crut un moment que nous étions en guerre. Maelius, lui, comprit bien vite que ses complots étaient connus et que la crise politique était de sa responsabilité. Le pleutre, lorsque Ahala le convoqua devant moi pour se défendre des terribles accusations portées à son encontre, s’enfuit dans la foule, l’appelant à le protéger en raison des bienfaits dont il l’avait abreuvée.
Il ajoutait ainsi à ses crimes le refus de comparaître et la tentative de soulèvement du peuple. Mon maître de cavalerie fendit la foule, rattrapa le fuyard qui, la veille, s’imaginait roi et, d’un coup de glaive, lui ôta toute ambition en même temps que la tête. Alors, accompagné de jeunes patriciens qui l’avaient suivi dans cette mission de justice, Ahala revint me rendre compte de son geste. Je le félicitai de son courage et conclus : « tu as sauvé la république. »
Cette exécution, menée de bon droit, agita néanmoins le peuple. Je pris la parole devant eux. S’il avait accepté de comparaître, il aurait été dûment jugé. Mais par la force il avait voulu se soustraire à son procès, par la force il avait été puni. Dans notre Cité qui avait chassé les rois et su déjouer les pires tentatives de restauration d’une inique tyrannie, menée par des hommes autrement plus valeureux que ce falot Maelius, celui-ci ne pouvait ignorer où son ambition démesurée le conduirait. Il avait voulu corrompre le peuple pour atteindre le trône et se prétendait égal à Romulus lui-même. Par son hybris, il n’était plus un citoyen, plus même un homme – seulement un monstre. Sa mort ne suffisait pas à expier son crime ; tout ce que sa folie avait touché et souillé devait en être purgé. J’ordonnai donc de détruire entièrement sa maison et de saisir tous ses biens au nom de l’État.
La justice rendue, le peuple apaisé et les patriciens rassurés, je pus, enfin, rendre pour la seconde fois ma charge, quelques jours après l’avoir reçue. Trop heureux de retourner chez moi, je passai les dix années qui suivirent auprès des miens, de mes champs et de mes lectures. À quatre-vingt-dix ans, l’esprit encore clair, je m’éteignis sereinement. Seule compte la poésie.
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Il ne fallut pas attendre la mort de ma personne pour que naisse mon personnage. De mon vivant, ma réputation commença de forger ma légende. Alors que je me suis toujours contenté de faire mon devoir, je suis devenu synonyme de rigueur, de vertu et d’humilité. Quelques siècles seulement après ma mort, les Romains eux-mêmes, pour déplorer la décadence à laquelle ils pensaient assister, ont fait de moi un exemple du mos majorum, ce système de valeurs ancestrales : fides, pietas, majestas, virtus, gravitas. Mais c’est en des temps bien éloignés du mien, et que je n’aurais d’ailleurs jamais pu imaginer, que mon nom et mon histoire sont devenus un symbole et des histoires.
Comme quand on souffle une bougie et que la fumée garde en souvenir l’odeur de sa lumière.
Toute cette tradition philosophique que tu appelles « républicanisme » et que tu chéris tant, bien qu’elle ait, dans sa longue histoire, revêtu des visages si différents que toi-même tu peines parfois à justifier cette continuité que pourtant tu perçois – cette tradition philosophique, dans chacune de ses résurgences, a fait appel à ma figure. À chaque fois que le despotisme est combattu au nom de la liberté et que la République naît de ses cendres, des hommes se souviennent de moi afin d’affermir en leurs compagnons la noblesse d’âme qu’ils me prêtent.
Dans cette longue chaîne qui nous relie, certains maillons semblent briller d’un éclat plus intense. Ce que vous appelez votre Renaissance, par exemple, qui a cherché en nous la force d’une affirmation humaniste ; vos Lumières, également, qui, de la liberté, ont su faire plus qu’un simple slogan ornemental ; vos deux Révolutions, ensuite, qui ont fait explicitement résonner mon nom comme un appel au ralliement.
Ainsi a-t-on pu comparer George Washington à moi lorsqu’il s’est retiré sur ses terres après la guerre d’indépendance. Lui-même, d’ailleurs, a fondé et présidé la Société des Cincinnati dont la médaille me représente ; et une ville des États-Unis d’Amérique porte même mon nom. Par la suite, tes chers révolutionnaires français en ont aussi appelé à moi quand ils en avaient besoin, quoique de manière plus discrète, préférant d’autres patronages antiques.
D’autres époques troublées m’ont aussi rappelé au souvenir des vivants. Jusqu’à la tienne. Avec un bonheur variable et une légitimité souvent contestable, vous usez et abusez de mon cognomen en vous retranchant derrière mon image. Peu importe. Il faut avoir assez de poésie en soi pour accepter de devenir une métaphore.
Tu n’as jamais revêtu ma persona au premier degré. Il te sert à la fois de protection et de porte-voix. Il te garantit une liberté qu’autrement tu ne pourrais assumer [4]. Et de prétexte ironique au triste regard que tu portes sur ton monde que tu juges, peut-être hâtivement, si lugubre. Sans doute aurais-tu préféré vivre en d’autres temps, le mien ou ceux que je viens de citer. Tu puises en mon souvenir réécrit une inspiration de plume. Comme en ces vieux oliviers méditerranéens aux troncs tordus et déchirés que nous aimons tant tous deux.
Cincinnatus, 2 mai 2022
[1] « De la vertu en République ».
[2] « La tentation crépusculaire de l’Aventin ».