Totalitarismes, des religions politiques ? – Conclusion

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Au commencement est l’idée. Le Realissimum politique se donne pour scientifique, se propage par contagion à l’ensemble des champs de savoir et d’agir de la société, et imprime son idéologie totale aux consciences. Le dogme s’épanouit dans un processus gnostique d’explication pseudo-scientifique du monde et d’annonce à une communauté élue de lendemains qui chantent : domination des autres races ou véritable démocratie après la révolution prolétarienne. Le développement d’une mythologie délirante, qui puise aux sources fantasmées d’une histoire réinventée et promet une apocalypse grandiose dans le sang et la joie, accrédite une interprétation en termes religieux des phénomènes totalitaires. Ainsi la race aryenne aux nobles origines indo-européennes doit-elle assujettir le reste de l’humanité et refonder un monde de héros dans le Reich de mille ans ; ainsi le prolétariat, instrument privilégié de l’histoire, soumis par le capitalisme bourgeois, doit-il faire advenir la fin de l’histoire et propager sur Terre le règne définitif de la démocratie.

Pour ce faire, la communauté élue a d’abord à se constituer comme Un collectif. La promesse contenue dans les mythes a donc pour premier but pratique la prise de conscience comme telle de l’ecclesia. À l’intérieur de ce tout organique, hiérarchisé, la multiplication de rites propres à la nouvelle société totalitaire vient sanctifier la communauté au détriment de l’individu. Car la rencontre de l’archaïsme mythique et de la technique moderne aboutit à la réalisation de la sujétion complète des personnes. Dans la société totalitaire, l’homme est réduit à l’état d’instrument au service du dogme, de rouage dans une machinerie qui l’absorbe. Loin, donc, de la réalisation chrétienne du croyant dans le corps du Christ, le totalitarisme offre une caricature grotesque et terrible de la disparition de l’humain dans le collectif mécanique. Pour atteindre ce résultat, le totalitarisme utilise toutes les techniques modernes de manipulation des foules et de destruction de la raison, par l’invention d’une langue qui empêche de penser et la mise en scène d’un chef qui sait, dans son corps physique, cristalliser les désirs des foules, incarner à lui seul la communauté des croyants, le corps du peuple.

La pertinence d’une approche « religieuse » des totalitarismes tient principalement à ce que les deux systèmes totalitaires qu’a connu l’histoire mondiale ont chacun prétendu être en mesure d’assurer le salut de l’humanité. « Rien ne marque plus la trace biblique dans le communisme et le nazisme que leur commune volonté de sauver le monde, y compris en incluant dans les moyens du salut l’effacement de toute trace biblique » [1]. Les hommes et les femmes des sociétés totalitaires ont crié vers le Reich et vers les soviets comme s’ils avaient crié vers le Ciel leur plainte et leur aspiration à un monde nouveau. Hitler et Staline ont pris le visage de nouveaux Messies venus parmi les hommes annoncer l’arrivée prochaine de ces temps meilleurs. Mais les saluts proposés par chacun des deux totalitarismes diffèrent sur un point essentiel : le salut marxiste-léniniste est optimiste, tandis que le salut nazi est pessimiste. Le premier est « comparable au salut annoncé par la prophétie biblique. Son but est de surmonter la nature comme elle est, l’homme comme il est ; d’arriver à un temps messianique de paix et de justice, où le loup paît avec l’agneau, où les disciplines et les frustrations du mariage, de la famille, de la propriété, du droit, de la pénurie sont abolies. » [2] En revanche, le salut nazi « demande de surmonter les illusions introduites dans l’humanité par le poison biblique et particulièrement évangélique, fruit du “ressentiment”. Il s’agit de revenir à un ordre naturel conçu dans la noire lumière du tragisme romantique : retrouver la pureté originelle de la terre et du sang, corrompue par la société marchande et technicienne et le mélange abâtardissant des races. » [3]

Les comparaisons avec la religion semblent donc en grande partie opératoires, en ce qu’elles soulignent l’utilisation faite des paradigmes des différentes formes de religiosités par les dominations totalitaires. Elles montrent en outre en quoi ces régimes, dans leur adaptation séculière des éléments religieux, en poussent parfois les limites jusqu’au point rupture. Est-ce à dire que les totalitarismes trahissent leurs sources religieuses et en offrent une vision perverse, ou bien qu’ils ne font qu’en exprimer des tendances profondes par leur rencontre avec la modernité et le cynisme d’une volonté pure ?

Cincinnatus, 27 juillet 2020


[1] Alain Besançon, Le malheur du siècle : sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah, Perrin, p. 100

[2] Ibid., p. 101

[3] Ibid., p. 102

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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