Jouons le jeu !

Le Colin-Maillard, Jean-Honoré Fragonard (1750-1752)

Nulle activité n’est aussi sérieuse que le jeu. Il n’est, pour se convaincre, qu’à en observer les meilleurs spécialistes dans leur état naturel, des enfants dans une cour de récréation : le temps passé à définir des règles toujours plus complexes fait partie du jeu lui-même, est un jeu en soi, et puis avec quelle précision, quelle attention, ils s’appliquent à s’amuser… Tout cela est bien connu. Et dorénavant, les adultes eux-mêmes s’ingénient à jouer avec plus d’esprit de sérieux qu’ils n’en mettent à aucune autre affaire. Jeux de rôle, jeux de société, jeux vidéos… quel que soit l’âge, on assume pratiquer ces activités dont la variété semble avoir explosé. Ainsi ne se limite-t-on plus au Trivial poursuit ou au Monopoly avec les mômes les week-ends pluvieux, au rituel du rami le dimanche après-midi chez mamie, au poker du vendredi soir avec bières et cigares, ni aux tripots de plus ou moins grand style. Le jeu, seul ou en société, (re)devient pratique noble, et même revendiquée. Plus profondément encore, le ludique semble s’étendre à bien des domaines demeurés jusque-là hors de son influence.

Alors que le temps s’est élevé au rang de valeur primordiale, le jeu passe-temps s’infiltre dans tous les interstices. Dès que possible, le doudou-écran est dégainé et l’appli du moment lancée pour une partie. Mais l’omniprésence du jeu va en réalité beaucoup plus loin ; le « paradigme ludique », pour parler chic, imprègne chacune de nos activités et le phénomène de « ludification » pénètre tous les moments de notre vie : du travail au musée, de l’école au restaurant, des transports en commun aux courses, du plus trivial au plus exceptionnel… tout devient « ludique » et emprunte ses codes au jeu, en particulier au jeu vidéo.

Dans le monde professionnel, par exemple, pour mieux faire passer l’ennui, l’inutilité, voire la nuisibilité objective du boulot, celui-ci se grime en jeu. Ainsi ne peut-on plus subir de présentation powerpoint inepte sans son lot de stupides images « décalées » et « disruptives » (entendre : complètement crétines) et de blagounettes bas de gamme. Le nouvel impératif s’impose : il faut amuser, faire sourire !… tout en restant soigneusement dans les codes stricts du genre. De même se multiplient les séminaires de coaching qui suivent toujours la même formule : entre deux ateliers post-it, les fameux exercices de « ice-breaking », comme on dit en novlangue, s’évertuent à faire jouer les participants, réduits à former une farandole à cloche-pied tout en tenant un cure-dent du bout du doigt avec un œuf imaginaire sur le crâne ou à se trémousser sur une chorégraphie la plus humiliante possible, tout en étant filmés pour la postérité… Si tout le monde se sent plus ou moins gêné (il y a des collabos partout), chacun s’astreint à « jouer le jeu » car gare au pisse-froid qui refuserait d’être ainsi infantilisé par un coach à la fois arbitre, maître du jeu et grand gourou, en position d’adulte devant un groupe d’enfants qu’il « accompagne en coconstruction » avec une bienveillance tyrannique. Il y a quelque chose de profondément sectaire dans ces « jeux » débiles, infantilisants et avilissants.

Non seulement au travail mais partout où se répand cette ludification, elle s’accompagne de la frénésie évaluative (« Tout à coup, une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime », Chateaubriand). Nous sommes incités à évaluer tout, tout le temps, à noter chaque activité, chaque boutique, chaque interaction, par un système qui emprunte, encore une fois, au jeu vidéo, avec ses récompenses, ses badges, ses labels obtenus après une succession bien définie d’actions. Ces gratifications sont multipliées à l’infini : au dixième avis, on est fan-absolu d’un groupe de musique, au douzième, grand-maître-international de sa boulangerie, au quinzième, suprême-sponsor-intergalactique du restau en bas de chez soi et ainsi de suite dans une risible esbroufe de titres qui ne veulent rien dire.

Toutes les applications – bien au-delà des jeux eux-mêmes – intègrent cette dimension ludique pour fidéliser le client. Des prix sont remportés grâce à la résolution de défis dont la difficulté va croissant, en démarrant avec des tâches immédiates et évidentes afin d’accrocher le pigeon, et qui ouvrent chacun sur le suivant dans un suspense factice tout droit sorti d’une mauvaise série télé. Dans la fameuse « économie de l’attention », il s’agit de capter le plus vite possible et le plus longtemps possible le temps de cerveau. Peu importe la pauvreté réelle de ce qui y est vécu : il faut le faire durer le plus longtemps possible et le reproduire le plus souvent possible. D’où l’alternance rapide de phases de création du désir et de résolution de celui-ci, afin de procurer un plaisir immédiat, simplifié, caricaturé, (télé)commandé. Et ça marche ! Ces distractions de pacotille fonctionnent comme de puissants narcotiques. Il n’est qu’à voir ces visages hébétés, hypnotisés par leurs écrans, errer, hagards, dans l’espace public réduit à la juxtaposition de bulles de solitude ludique.

Or, sous couvert d’inoffensifs divertissements, deux formes sournoises de contrôle s’installent. Celle, verticale, qui accompagne l’accaparement des données personnelles, véritable manne que s’arrachent les GAFAM et autres vendeurs de camelote aussi bien que les États plus ou moins démocratiques. Les expériences (au sens métaphysique du terme) ludiques éphémères qu’offrent les premiers suffisent à acheter le consentement béat et enthousiaste au trafic de nos informations les plus intimes… au point que les seconds, pour vaincre la suspicion légèrement paranoïaque d’État policier, en viennent à adopter les mêmes méthodes.

Mais aussi celle, en quelque sorte horizontale, d’une normalisation autoritaire des comportements. Le sérieux, la gravité, sont dorénavant renvoyés au placard des ringardises passéistes, avec d’autres vertus devenues vices : l’effort, le mérite… Sous le règne intransigeant de la nunucherie, le chiant est interdit. Il faut être fun. Toujours et en toute circonstance. Chaque instant de la vie doit devenir une fête… à laquelle, en plus, on est sommé de s’amuser. Pour entrer dans le cadre canonique de l’amusement certifié, labellisé, toute interaction sociale fait l’objet d’organisations à la complexité kafkaïenne, façon « un dîner presque parfait » – cette émission de M6 qui transformait un simple dîner convivial en une expérience (au sens scientifique du terme cette fois, cf. Milgram) à mi-chemin entre Disneyland et le goulag [1].

L’Homo festivus de Philippe Muray cache comme il peut son infinie tristesse. Et son effroi de sortir du rang. Pantin décharné, écrasé sous l’esprit de pesanteur, enfermé dans la farce tragique de l’impératif ludique, il surjoue l’amusement et esquive adroitement la réalité en en créant une version alternative au rose bonbon écœurant. Derrière le rire hystérique et le sinistre rictus qui ne le quittent plus, il est, tel l’Héautontimoroumenos baudelairien,

– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !

Cincinnatus, 15 mai 2023


Quelques billets pour poursuivre la réflexion :
Le temps métrisé
La dépendance
Liberté des uns, contrôle des autres
Il n’y a pas de sot métier ?
Sa Majesté Nunuche
L’esprit de pesanteur
Tous des sales gosses !
La manipulation des esprits
Le pire des mondes transhumanistes
La trahison des Lego


[1] Jusqu’au collège, mes fêtes d’anniversaire consistaient pour l’essentiel en quelques amis avec qui nous jouions dans ma chambre, une poignée de cadeaux et un bon gâteau. Il n’en est plus question. Un tel événement n’est envisageable aujourd’hui que préparé au moins un an à l’avance avec rétroplanning et diagramme de Gantt afin que le jour J tout soit parfait et que l’on remporte la sanglante compétition du meilleur-anniversaire-de-l-école dans une débauche de moyens pour la seule satisfaction boulimique de l’image de soi qu’on en tirera et l’envie que l’on provoquera chez les autres parents (et les autres gosses) : au moins trois animations ludiques par heure, avec décors et musiques, aux thèmes choisis pour être aussi « instagrammables » que possible et inédits (hors de question de réchauffer une idée déjà expérimentée dans un autre anniversaire, enfin !), deux cents ballons gonflés à l’hélium formant au plafond le dessin du château de l’historique navet décérébrant à l’insupportable bande-son de chat écorché la reine des neiges, un gâteau arc-en-ciel-licorne-cinq-étages-et-paillettes-bio-vegan-sans-gluten (les autres parents ont bien pensé à envoyer la veille au soir une liste très précise de toutes les intolérances alimentaires de leurs petits chéris), des sacs en papier « customisés » aux couleurs de l’anniversaire du jour remplis de cadeaux pour tous les enfants invités (c’est plus inclusif) et, pour augmenter ses chances de ne pas se faire insulter parce que c’est trop nul cet anniversaire, un animateur professionnel clown-magicien-conteur-chevalier(-ou-fée) trouvé en ligne ou par le bouche-à-oreille du réseau whatsapp des parents d’élèves ; et tous ces sales gnards… pardon : tous les enfants ont intérêt à bien s’amuser pendant la fête, chagrin prohibé, interdiction formelle de bouder dans son coin ou de pleurer pendant que les parents hôtes, un sourire crispé aux lèvres et, sous les yeux, des poches aussi lourdes que les bajoues de Charles Pasqua, planqués dans un placard, s’envoient une bouteille de whisky ou (et ?) de vodka en se promettant de ne plus jamais inviter vingt-trois monstres à la maison et de fêter le prochain anniversaire pendant un week-end dans un coin paumé où personne ne songera à venir ; puis, au moment de la libération, sommet de la faux-culterie, bien remercier tous les parents qui viennent chercher leur mioche avec une ou deux heures de retard (tu vas voir, toi, à l’anniversaire du tien, quand je vais débarquer le lendemain à midi en prétextant que je croyais que c’était une soirée-pyjama !) et leur assurer combien c’était une fête inoubliable, que tout le monde s’est teeeellement bien amusé et qu’on a juste envie de vitrifier la planète à l’arme atomique, bordel.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 réflexions au sujet de “Jouons le jeu !”

  1. L’amusement obligatoire et partout. Vous dites très bien, et particulièrement en note, à quel point c’est mortel.
    Détruire toute rigolade spontanée, bannir à n’importe quel prix l’ennui, se soumettre de façon paranoïaque à une obligation de résultats nécessitant mille consommations diverses (« Comme c’était génial cette fête, cette formation, ce stage »), et confondre dans un même rire idiot la nécessité de prendre son travail au sérieux avec celle de ne pas se prendre soi-même trop au sérieux, quel programme alléchant en effet !
    Dans le même ordre d’idées, j’espère un billet de votre part sur le ricanement, devenu le nec plus ultra de la pensée médiatique.
    Bien cordialement et grand merci !

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  2. On ne peut quasiment plus espérer visiter un château ou monument historique sans se voir proposer une plaquette ludique pour vos enfants : « visiter en s’amusant », etc.

    Votre évocation de l’événement-anniversaire est vraiment (im)pertinente. Bravo !

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