Les chômeurs ne sont pas des fraudeurs !

J’ai vu récemment le film La loi du marché avec Vincent Lindon, remarquable de justesse et sans jamais tomber dans un pathos de mauvais goût.  Il m’a donné envie d’écrire ce billet.

Il y a quelques années, j’ai vécu une période de plusieurs mois de chômage. Je ne laisserai jamais dire que les chômeurs sont des « assistés », des « parasites » ou des « fraudeurs ». Certes les abus existent, inutile de le nier. Comme toujours, des petits malins jouent les passagers clandestins et profitent du système. Ils faut sanctionner ces escrocs, d’autant plus que leurs comportements servent de prétexte à de plus grands escrocs pour stigmatiser l’ensemble des demandeurs d’emploi.
Soit.

Faut-il pour autant faire de la lutte contre la fraude à Pôle Emploi une nouvelle croisade ? Pourquoi faut-il toujours rappeler combien elle représente peu comparativement aux autres fraudes ? Presque cent fois moins que la fraude fiscale ! Cent fois ! On montre du doigt l’ensemble des bénéficiaires des services de Pôle Emploi, on s’acharne à vouloir les contrôler « pour s’assurer qu’ils cherchent bel et bien un travail ». Pourquoi les mêmes ne mettent-ils donc pas autant de zèle à accuser publiquement les exilés fiscaux et autres « optimisateurs » de plomber les finances publiques, de fuir leurs devoirs de citoyens, de préférer leur pognon à l’intérêt général ?
Lutter réellement contre la fraude fiscale rapporterait beaucoup plus à l’État que traquer le profiteur potentiel dans chaque chômeur. Comme si sa situation n’était déjà pas difficile, pourquoi doit-il en plus supporter la présomption de culpabilité ? Coupable de ne pas travailler, coupable de ne pas chercher, ou pas bien, ou pas suffisamment, ou pas comme il faut, parce qu’après tout, s’il cherchait correctement, il trouverait forcément, n’est-ce pas ? C’est donc qu’il ne veut pas vraiment travailler, ce fainéant ! Et pendant ce temps, ceux qui planquent leur fric en Suisse, à Monaco ou Singapour pour ne pas payer leurs impôts comme tout le monde continuent de le faire tranquillement. Qui est le vrai assisté, le vrai parasite ?

Que fait un chômeur ? à en croire certains, il se vautre dans l’oisiveté, se lève tard (contrairement à « la France qui se lève tôt » si chère à Sarkozy), regarde la télé, joue à des jeux vidéos et, surtout, prend plaisir à gruger le système, à arnaquer les autres, à profiter d’avantages injustifiés… accumulation insupportable de clichés, vision méprisante portée par les discours de connards méprisables.

Ils ne savent pas la difficulté de chercher tous les jours de nouvelles offres ; l’abattement quand on s’aperçoit qu’il n’y en pas ; l’angoisse, quand il y en a, de recomposer un CV pour la centième fois, de réécrire une lettre de motivation adaptée en pesant chaque mot parce que ce serait trop bête de passer à côté d’une opportunité à cause d’une mauvaise formulation, d’une coquille. Ils n’imaginent pas combien c’est difficile pour beaucoup de rédiger dans un français mal maîtrisé ; ni à quel point ce peut être humiliant de mendier une place lorsqu’on a déjà une carrière derrière soi, de devoir se vendre quand on pensait avoir fait ses preuves depuis longtemps. Ils n’ont jamais eu à attendre la réponse, la lettre, le courriel, le coup de téléphone qui ne vient pas ; ni à tenir à jour la liste des candidatures et des relances. Ils n’ont jamais ouvert fébrilement un courrier, ni expérimenté la brusque redescente d’adrénaline à la centième lecture du message type, informel : « votre candidature a retenu toute notre attention… néanmoins nous ne pouvons donner suite… ». Papier froissé de lassitude dans la corbeille, ou bien classé dans la même boîte que ses prédécesseurs, grossissant le paquet des refus, augmentant à chaque fois le mal-être. Parce qu’un refus, qu’il soit professionnel ou amoureux, c’est toujours une remise en cause de soi : de ce que l’on est comme de ce que l’on donne à voir. Pourquoi n’ont-ils pas voulu de moi ? Qu’est-ce qui a cloché cette fois ? Qu’est-ce qui cloche à chaque fois ?

Tous ne vivent pas leur situation de la même manière, évidemment. La distance, la désinvolture, heureusement, existent. Sont-elles pour autant coupables ? Tout chômeur devrait-il, en plus, être dépressif ? Beaucoup le sont pourtant.

Mon expérience individuelle à Pôle Emploi n’est représentative de rien du tout. Ce que j’y ai vu, en revanche, est une leçon. Des personnels débordés par un nombre ahurissant de dossiers, essayant de faire au moins mal : la situation est bien connue mais ce sont deux choses différentes que de la lire dans la presse et de passer quinze minutes face à son conseiller, séparé du type d’à côté par un demi-panneau de bois, de l’entendre raconter sa vie pendant qu’on en fait autant, en sachant que lui aussi entend tout.
Le premier rendez-vous sert à établir le dossier et le profil de recherche.
Lors du mien, juste à côté, un homme arrivé récemment d’un pays d’Afrique, ayant tous les papiers nécessaires en règle mais parlant à peine français, essaie de communiquer avec un conseiller plein de bonne volonté. Après de laborieuses explications, ils parviennent à se comprendre : l’homme est maçon, il a des diplômes, des compétences, de l’expérience. Las, l’agent lui explique que le mieux qu’il pourra lui trouver, c’est « pousser des brouettes sur les chantiers… et encore ! ». Et puis… un moment rare d’humanité : sa voix laisse entendre une fêlure ; dans un soupir, face à la répétition quotidienne du sentiment d’impuissance, il s’excuse de ne pouvoir faire mieux. L’homme, malgré les difficultés linguistiques, a compris, ou le laisse paraître. Il remercie avec la même sincérité. Leur échange me touche alors que je m’en veux d’en être le témoin forcé.

Cincinnatus,

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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