Pour une fois, je ne vais pas parler politique ni philo (enfin un peu quand même). Petite récréation estivale et culturelle au pays du Rouergue.
De passage quelques jours en Aveyron cet été, je me devais de visiter le musée consacré à Pierre Soulages à Rodez. Grand admirateur de l’artiste, je ne manque jamais de monter me ressourcer dans les salles qui lui sont consacrées au musée Fabre de Montpellier.
De l’extérieur, l’apparence de vieux bunker rouillé peut dérouter. On aime, on n’aime pas, peu importe me dis-je. Peu séduit par ce que je vois, j’essaie de me convaincre : je suis là pour Soulages, par pour l’architecture de son musée même si celle-ci m’intéresse a priori. La file d’attente semble assez longue devant le bâtiment mais nous vivons un bel après-midi d’été et, dans l’ensemble, cela a l’air d’aller assez vite.
Une fois entré, ce que je remarque d’abord, c’est la relation qu’entretiennent le bâtiment et l’œuvre qu’il abrite. Ou plutôt : pour lequel il a été conçu. En effet, peu d’artistes ont la chance de voir édifier de leur vivant un musée qui leur soit entièrement dédié. Le cas de Soulages à Rodez est exemplaire. Le travail des architectes catalans Rafael Aranda, Carme Pigem et Ramon Vilalta, qui ne m’avait pas convaincu de l’extérieur, me séduit à l’intérieur. Leur travail réussit à naviguer entre deux écueils : d’un côté, le risque d’imposer une identité propre incompatible avec les pièces exposées et donc de troubler la relation qui doit s’établir entre le public, les œuvres et l’artiste ; de l’autre, celui de s’effacer complètement et de ne rien apporter qu’un espace sans saveur, standardisé[1]. Ici, les jeux de lumière, les contrastes, sont intelligemment pensés pour mettre en valeur les recherches de Soulages. Et comme celui-ci place justement la lumière au cœur de ses réflexions, ça tombe rudement bien !
La muséographie est simple et lisible. Surtout, elle invite à entrer dans l’univers de Pierre Soulages et à explorer ses expérimentations et ses interrogations au long de ses différentes périodes. On connaît, bien sûr, ses travaux sur le noir à travers ses toiles. Aussi, peut-être, ses vitraux pour l’abbatiale de Conques. Moins, sans doute, ses brous de noix ou son œuvre imprimé : lithographies, eaux-fortes, etc. La richesse des collections tient en grande partie à la représentation de tous ces talents de l’artiste et à leur complémentarité. On ne comprend ainsi vraiment les grandes toiles que dans leur rapport avec les autres supports auxquels Soulages s’intéresse. Sans les brous de noix, sans les lithographies, peu de chance que l’épiphanie qu’il connaît en 1979 pût avoir lieu.
Cette année-là, une nuit de janvier selon la légende construite par l’artiste lui-même, il découvre la force de son « outrenoir », cet au-delà du noir qui rayonne dans tout son œuvre… et donc dans son musée. Les pièces présentées sont, de ce point de vue, éblouissantes et parfaitement mises en valeur par un bâtiment qui joue ici un rôle crucial. En effet, si toute œuvre picturale est dépendante de la lumière dans sa réception, celles de Soulages entretiennent avec elle une relation parmi les plus complexes, parmi les plus intimes : elles sont lumière. Si le noir est perçu comme absence de lumière, l’outrenoir est la révélation de la puissance lumineuse du noir.
Soulages paraît obsédé par la lumière. Il joue avec elle sur toutes ses toiles – à moins que ce ne soit elle qui joue à couler lentement, s’épandre et traîner sur celle-ci avant de sauter brutalement sur celle-là. Particule ou onde, il ne choisit pas : il la pulvérise en gouttelettes élémentaires ou la fait vibrer comme une corde. Elle vient et se retire comme les vagues sur une plage, selon un rythme complexe et envoutant. Peut-être est-ce là le plus fascinant : cette synesthésie qui convertit la musique en lumière. Plongé dans ces immenses toiles sculptées au couteau dans l’épaisseur de la matière comme dans de la chair, on voit une mélodie, on voit un rythme. Cette sensation étrange qui inverse les yeux et les oreilles provoque le vertige, on tangue à rester longtemps ainsi. Cette musique visuelle, inscrite en chaque œuvre comme sa nature propre, raconte des paysages improbables créés par la lumière et aussi fugaces qu’elle.
Après ce bain de lumière au-delà du noir, on sort et nous attend dehors la belle lumière du sud, que l’on regarde différemment, avec la drôle de sensation de mieux la percevoir.
Cincinnatus, 12 octobre 2015
[1] Comme peuvent l’être les nouveaux espaces issus des travaux de 2010-2011 au musée d’Orsay. La galerie des impressionnistes, comme toutes les salles ouvertes en même temps, est très élégante, lisible, fonctionnelle… mais si normalisée, si dénuée d’âme. Parfaitement adaptée au tourisme de masse international, elle pourrait appartenir à n’importe quel grand musée américain, allemand, japonais ou sud-africain. On pourrait se demander, de manière un peu perfide, combien de temps ces choix esthétiques resteront à la mode (le gris et le rouge sur les murs, c’est très beau, mais je gage que dans cinq ans ce sera déjà ringard). Peu importe. Je suis plus chagriné par le fait que le musée d’Orsay, qui est l’un de ceux que j’aime le plus au monde, ouvre des espaces dans lesquels je n’ai plus l’impression d’être au musée d’Orsay. Tout le charme de ce musée, toute son âme, en sont définitivement absents, sacrifiés sur l’autel illusoire de la modernité.