Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun

Parce que je suis toujours convaincu qu’ils nous aident à penser et à agir, après l’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur, je continue ma série de billets sur la construction de concepts politiques par de grands penseurs.
Aujourd’hui : Hannah Arendt.
Avant de commencer, il faut que je vous avoue quelque chose : Arendt, c’est ma nana. J’adore cette philosophe, j’adore cette femme. Sa pensée est lumineuse, précise et juste[1]. Elle ne se laisse jamais aller à la facilité ni à la paresse. La lire est toujours un régal pour l’esprit parce qu’elle oblige au pas de côté nécessaire à toute entreprise de compréhension du monde. Et puis elle pense en diagonale, ce qui a le don d’horripiler tous les escrocs adeptes des idées prémâchées.
Bref, il faut lire Arendt.
Parmi les nombreux concepts qu’elle a construits ou qu’elle s’est appropriés, il en est un qui m’ébranle particulièrement. Ce n’est pas celui de « banalité du mal » sur lequel je reviendrai sans doute, tant il a été tordu dans tous les sens pour lui faire dire ce qu’Arendt n’a jamais dit. Non.

Ce que j’ai envie de partager, c’est ce qu’elle appelle le « monde commun ».
Je commence ici avec un billet d’introduction pour définir le concept. Suivront quatre autres billets sur

C’est parti !

*

Le monde commun, c’est quoi ?

D’une certaine manière, toute l’œuvre d’Arendt peut servir de définition à ce concept central dans sa pensée. On en trouve toutefois la description la plus synthétique dans Condition de l’homme moderne :

Ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous[2].

Cette définition dit tout, elle va nous accompagner tout au long de ces quelques billets. Mais, en même temps, elle a besoin d’être précisée.

Il faut commencer par expliquer que le monde commun est peuplé des produits de l’œuvre. De quoi s’agit-il ?

Arendt désigne par œuvre l’une des trois modalités de la vita activa, avec le travail et l’action. Par l’œuvre, l’homme crée des objets (œuvres d’art, œuvres de culture) qui n’ont pas vocation à être engloutis dans le processus de consommation qui caractérise les produits du travail. En d’autres termes, ce qui naît dans l’œuvre, c’est ce qu’il y a de moins utile au sens économique du terme, et en même temps de plus pérenne. La valeur d’échange, à laquelle aujourd’hui tout est réduit, se voit dépassée par la qualité essentielle de cette production : permettre à l’homme d’habiter le monde et établir une continuité entre les générations.

L’œuvre d’art est avant tout œuvre de la pensée : elle en est une réification qui inverse le processus vital et le transfigure. Lorsque des hommes et des femmes posent leurs mains pleines de pigments sur la paroi d’une grotte, ils inventent à la fois l’art et la métaphysique : ils affirment un « je suis » qui, des dizaines de milliers d’années plus tard, transmet une émotion intacte – la même, à chaque fois renouvelée, que celle ressentie à la découverte d’une toile du Tintoret dans une église italienne ou d’une estampe japonaise de Hiroshige, à la lecture d’un vers d’Homère ou d’une page du Ramayana, à l’écoute d’une symphonie ou au spectacle d’une mise en scène de Shakespeare. L’œuvre transcende le temps et la mort des individus pour affirmer une commune humanité, à tel point qu’Arendt peut affirmer que « seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel[3]. » L’œuvre constitue « la patrie non mortelle des êtres mortels », c’est-à-dire la réponse de l’homme à sa finitude :

Toutes les choses qui doivent leur existence aux hommes, comme les œuvres, les actions et les mots, sont périssables, contaminées pour ainsi dire, par la mortalité de leurs auteurs. Cependant, si les mortels réussissaient à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles, et à leur enlever leur caractère périssable, alors ces choses étaient censées, du moins jusqu’à un certain degré, pénétrer et trouver demeure dans le monde de ce qui dure toujours, et les mortels eux-mêmes trouver leur place dans le cosmos où tout est immortel excepté les hommes[4].

L’édification du monde commun offre la transcendance nécessaire pour accéder à une forme d’immortalité. En l’habitant, l’individu tend un arc continu avec tous les hommes. Il se garantit ainsi de la futilité de la vie purement individuelle, qu’il dépasse en l’intégrant au récit collectif et, par ce geste, il donne un sens à sa condition humaine. C’est ainsi que les musées, les salles de concert, les lectures nous offrent un modus vivendi avec une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres. L’œuvre est donc par nature conservatrice.
Mais elle est simultanément innovation : elle introduit sans cesse du nouveau. Chaque produit de l’œuvre est une brique de plus, un élément supplémentaire qui vient ajouter à l’entreprise continue d’édification de ce monde commun. À tel point, nous dit Arendt, qu’une œuvre est nouvelle ou qu’elle n’est pas une œuvre. Elle n’est que par son originalité, son unicité. Elle conjugue donc l’expérience à la fois au passé et au futur et, ce faisant, aide l’homme à habiter le monde commun.

Il ne faut cependant pas réduire ce monde commun aux seuls produits de l’œuvre. Dans la citation qui précède, Arendt fait deux fois référence au triplet « œuvre, actions, paroles ». En mettant en commun la parole et l’action, les hommes pénètrent dans le monde commun et, en quelque sorte, l’activent. Le monde commun n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme, qui serait là de toute éternité et dans lequel nous évoluerions comme nous marchons sur terre et respirons l’air qui nous entoure. Le monde commun naît de l’homme, il n’existe que parce que l’homme existe… ou, pour être plus juste, il n’existe que lorsque l’homme le crée.

On touche là au point nodal du concept : le monde commun n’est toujours qu’un potentiel à réaliser.
Par la parole et l’action communes, les hommes établissent un espace qui s’étend partout où ils se trouvent.

Partout où les hommes se rassemblent, il est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours. Si les civilisations naissent et meurent, si de puissants empires et de grandes cultures déclinent et sombrent sans catastrophes extérieures […] c’est en raison de cette particularité du domaine public qui, reposant finalement sur l’action et la parole, ne perd jamais complètement son caractère potentiel[5].

Tout le projet politique de l’homme tient dans cette perspective d’une édification du monde commun. Pour sortir de son état purement potentiel, l’espace politique nécessite que des hommes décident de porter une parole publique et d’agir ensemble. Aussitôt que cesse cette mise en commun de la parole et de l’action, c’est-à-dire lorsque disparaît l’espace public, le monde commun s’effondre, ne subsistent que des objets (les produits de l’œuvre) qui peuplent un désert silencieux.
Ce qui signifie que le monde commun est consubstantiel de l’espace public. C’est parce que des hommes apparaissent dans sa lumière aux yeux de leurs égaux, mettent leurs opinions à l’épreuve de la discussion et agissent collectivement que le monde commun se construit.

Les Romains utilisaient comme synonymes « vivre » et « être parmi les hommes » (« inter homines esse »). Mourir, c’est donc « cesser d’être parmi les hommes », se soustraire définitivement à la lumière de l’espace public. Pourtant, il est impossible de vivre en permanence parmi les hommes, exposé à cette lumière du public. Afin de donner sa profondeur à l’expérience dans le monde commun, une coulisse doit être ménagée, depuis laquelle entrer et vers laquelle sortir : l’intime. C’est l’objet du prochain billet.

Cincinnatus,


[1] Même lorsque je ne suis pas d’accord avec ses analyses, comme c’est parfois le cas avec sa vision de Robespierre dans De la Révolution.

[2] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket Agora, 1983, p. 95

[3] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989, p. 260

[4] Ibid., p. 61. L’artiste rend en quelque sorte immortel. On retrouve cette idée chez Camus, dont la pensée partage énormément avec celle d’Arendt, et pour qui la révolte de l’artiste est dirigée contre l’obsolescence de l’être.

[5] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 259

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 réflexions au sujet de “Le monde commun selon Hannah Arendt (1) – L’édification du monde commun”

  1. Il y a des problèmes dans la pensée de Annah Arendt il me semble, et assez retorses dans les sens suivants qui fragilise ses arguments. D’abord, le mot « commun ». Un petit mot de rien du tout mais redoutable. Je ne peux m’empêcher de penser à deux emplois particuliers de ce mot: dans la définition de ce que serait la « culture », c’est-à-dire pour certains, ce qui serait « commun ». Selon cette conception, la science ne pourrait que difficilement accéder au statut de « culture » par exemple. Un Gilbert Simondon, littéraire de son état pourtant, n’hésite pas à parler de ceux n’ayant qu’une culture littéraire ou artistique comme n’ayant qu’une culture partielle… Bergson l’emploie dans un autre sens tout aussi redoutable à propos du temps « commun » en relativité Ensteinienne, et qu’on a assimilé à « absolu » de façon dramatiquement erronée, mais erreur induite par une erreur provenant de Bergson lui-même en employant le mot « temps » plutôt que « durée », dont il a pourtant forgé la claire distinction. Il voulait parler d’une « durée commune » qui n’avait rien à voir avec un « temps absolu ». En fait, ce mot pose problème et ne me semble pas adéquat. Le mot le plus adéquat, vous l’employez vous-même en présentation de ce « monde commun »: c’est le mot « partagé » ou celui de « partage » . Il s’avère que le « partage » est une notion singulièrement mal comprise et on ne voit pas véritablement de pensée ayant fortement abordé ce concept avec beaucoup de réussite. Paradoxalement, ce pourrait être le cas avec Georg Simmel dans son livre « Philosophie de l’argent » (et c’est paradoxal que le partage soit associé à l’argent) ou peut-être aussi, mais de façon plus anecdotique, dans la philosophie de William James. Ni de l’ordre du don, ni de l’ordre du commun, c’est pourtant au travers du « partage » qu’il y a action, œuvre et parole, et in fine culture. Ce n’est pas un point de détail tant la différence entre ces deux mots est importante: il peut y avoir partage sans que rien de commun n’existe, et donc d’une façon « transcendante », mais qu’on pourrait dire aussi « chimérique » comme l’est la nature (on ne voit pas les atomes !), pour reprendre un A. N. Whitehead dans « The concept of nature ».

    Ensuite, autre problème dans la notion de « potentiel » ; autre mot utilisé par Annah Arendt. Il est encore plus problématique car ce mot est un cheval de bataille de nombreuses pensées religieuses dogmatiques, ou même totalitaires. Étrange que Annah Arendt ait utilisé ce mot. En effet, il est utilisé par exemple dans cette oxymore effarante mais pourtant fondamentale en filigrane de la pensée religieuse de « potentiel de possibilités »… Derrière « potentiel », on peut alors par exemple s’opposer à tout IVG, ou dire qu’une entité préexiste au monde (commun ou pas). Utiliser ce mot, c’est donner des verges pour se faire battre si on développer plus avant la pensée de Annah Arendt, magnifique par ailleurs sur de nombreux points. Mais sur ce coup là… Problèmes.

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