La Fièvre : Cassandre chez les identitaires

Billet garanti sans divulgâchage.

Éric Benzekri récidive. Et c’est un coup de maître. Le 18 mars, sera diffusé sur Canal+ le premier épisode de sa nouvelle série, La Fièvre. La semaine dernière, j’ai eu l’honneur d’assister à la projection en avant-première des deux premiers épisodes et, grâce à l’intervention d’une formidable petite fée, il se trouve que je connaissais les développements ultérieurs de cette série. Ce qui me permet d’affirmer sereinement que nous avons là une œuvre importante – peut-être celle dont nous avons collectivement besoin.

Avec Baron noir, Benzekri avait déjà marqué les esprits. La série demeure sans doute l’une des plus intelligentes et des plus justes qui soient. Nourrie de l’expérience militante de son auteur, de ses rencontres, de ses lectures, de sa culture et surtout de sa vision du monde, elle décrivait avec précision – et une certaine cruauté réjouissante chez ce garçon au demeurant charmant – les rouages de la politique française à travers les jeux solfériniens mais, surtout, elle savait échapper à la vacuité de la politique politicienne pour l’articuler brillamment aux crises qui continuent de fracturer la nation. Dégoût du politique, affaires, magouilles, démagogie, mais aussi école, laïcité, représentation, État de droit, Gilets jaunes… les trois saisons, d’un réalisme aussi effrayant qu’hypnotisant, ont élevé Baron noir au niveau des plus grandes séries politiques (on pense, dans un autre style, à The West Wing).

Le formidable conteur d’histoires (et l’on sait très bien qu’en politique, tout est question d’histoires) revient donc avec La Fièvre. À la lecture du synopsis, on pourra s’étonner : « Cinci se passionne pour une série sur… le foot ?! ». Eh bien oui ! Si je n’aime pas le sport en général et encore moins le foot en particulier, j’aime toutefois les gens qui savent parler de leur passion. C’est ici le cas. Les passages sur le football s’attachent à ce qui en fait une passion populaire – tout en égratignant les dérives du spectacle et du divertissement au service du pognon. Mais surtout, La Fièvre n’est pas une série sur le foot, en tout cas pas seulement : ce sport n’est ni un prétexte (Benzekri l’aime trop pour le trahir) ni un objectif en soi. Il est un catalyseur pour une histoire éminemment politique. Et républicaine.

Républicain, Benzekri l’est, l’assume et le revendique. C’est en républicain qu’il nous observe. Et le miroir qu’il nous tend à travers ses œuvres n’a rien de flatteur. Car La Fièvre est avant tout une brillante réécriture du mythe de Cassandre. Nous sommes Troie. Comment dire l’évidence de la destruction ? Comment se faire entendre ? Il semble, aujourd’hui, impossible de « dire ce que l’on voit » – ce sera le sujet du billet de la semaine prochaine. Chacun à leur manière, les personnages se débattent dans ces chaînes. Sam, incarnation évidente de Cassandre, bien sûr, mais aussi ses comparses et adversaires jouent une tragédie à l’antique dans laquelle les vices contemporains accompagnent servilement le fatum. La « déglingue générale » (« Winter is coming ») peut-elle être évitée ? Doit-elle seulement l’être ou au contraire faut-il la précipiter – aux sens de la chimie, du temps et du gouffre ?

Pour nouer ensemble les fils d’histoires singulières à celle de la nation, la série nous propose une galerie de personnages faussement archétypiques. On reconnaîtra, bien sûr, en chacun les inspirations évidentes (et sans doute on s’y reconnaîtra aussi soi-même)… mais détournées pour les rendre plus complexes que les images publiques stéréotypées des individus réels. Des personnages denses au service d’une histoire qui l’est encore plus. On ne sort pas indemne du visionnage : chaque épisode paraît en contenir quatre ou cinq. Les événements s’enchaînent en une mécanique horlogère qui entraîne les personnages dans ses engrenages fatals. L’histoire avance entre développements nécessaires, coups de théâtre maîtrisés… et surtout dialogues ciselés.

En effet, La Fièvre est une série très écrite. Énormément passe dans les dialogues souvent très longs, complexes. Certains, communicants, universitaires ou militants, font des mots leur métier ou leur identité ; d’autres, au contraire, faute de les maîtriser, s’en méfient ; tous les manipulent et se font manipuler par eux. D’où le travail exceptionnel sur ces dialogues dont Benzekri a pensé chaque virgule. La guerre identitaire que donne à voir La Fièvre est donc d’abord et avant tout une guerre des mots, une guerre de la langue. Les lecteurs de ces carnets savent combien je ne peux qu’être d’accord avec cette approche. Les identitaires de tous bords – et ceux qui s’y opposent – cherchent à obtenir le pouvoir sur les mots. Pour mieux manipuler la langue et donc les esprits, selon une conception dangereuse de la parole performative. Il y a une hybris terriblement destructrice dans cette volonté de manipulation.

Les identitarismes sont l’enjeu central de cette œuvre qui montre comment s’applique la « tenaille identitaire », conceptualisée par le regretté Laurent Bouvet auquel la série rend de dignes et discrets hommages. J’ai déjà dit ce que je pensais de ce concept intéressant et utile mais dont les limites occultent une partie importante des combats que nous devons mener [1]. Peu importe : la série embrasse suffisamment large, elle ne pourrait faire plus sans mal étreindre et perdre sa cohérence. Œuvre de fiction, elle propose un développement possible, tout en laissant imaginer comment la guerre identitaire pourrait aussi évoluer différemment. Surtout, elle exhibe cette obscénité que nombre d’entre nous disons depuis si longtemps malgré les effarouchements du Camps du Bien© : identitaires de droite et identitaires autoproclamés de gauche travaillent de conserve à la concrétisation de la même vision du monde – une nation balkanisée (le personnage principal, qui a de solides références, parle avec raison d’« archipellisation ») dans laquelle des bastions d’entre-soi s’affrontent en une guerre civile d’identités (raciales, religieuses, sexuelles…) sclérosées, unidimensionnelles, ramenées à un noyau caricatural et rabougri.

L’alliance des identitaires obsédés de la race profite autant du narcissisme contemporain d’enfants gâtés vautrés dans la culture de l’avachissement, que de la déshumanisation de la société de l’obscène, que de la chouinocratie des sensibilités écorchées, que de la calomnie de la vérité rendue possible par la formidable caisse de résonnance qu’offrent les réseaux dits sociaux à tous les petits Torquemada de salon et autres prêtres ascétiques imbus de fausse pureté. Bref : ils sont à la fois la meilleure expression de notre époque et les fossoyeurs de notre nation. La Fièvre nous plonge sans bouée ni brassards dans cette mare aux piranhas.

Pour finir, je ne peux, on s’en doute, que conseiller l’expérience de La Fièvre, dont on appréciera non seulement la qualité exceptionnelle de l’écriture mais aussi celle de la mise en scène de Ziad Doueiri, particulièrement efficace, et le jeu d’acteurs très justes : les deux actrices Nina Meurisse et Ana Girardot, mais aussi tous les comédiens qui les entourent, réussissent à incarner les mots d’Éric Benzekri – tâche difficile s’il en est ! La Fièvre est une œuvre importante, risquée tant elle avance sur un terrain miné, qui montre avec justesse ce autour de quoi nous tournons collectivement avec lâcheté. Cette réécriture du mythe de Cassandre est terrible – et salutaire. Et puis, parole d’initié, je ne peux m’empêcher d’imaginer avec un léger sourire combien la fin du dernier épisode va soulever d’enthousiasmes et d’interrogations.

Cincinnatus, 4 mars 2024


[1] Voir « L’universalisme républicain dans la “tenaille identitaire” ? ».

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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