Le massacre de la langue

« La fin d’une civilisation, c’est d’abord la prostitution de son vocabulaire. »
(Romain Gary, Europa)

Bescherelle_nouveau_Dictionnaire_national_illustré_[...]Besnier_Fernand_btv1b90131478Et en ce moment, on peut dire que ça racole activement. Passons sur « l’argument » fréquemment avancé selon lequel « une langue ne doit pas rester figée, elle doit évoluer, s’ouvrir aux nouveautés, c’est normal, c’est naturel… » et la guerre c’est mal, la mort c’est moche et les dauphins c’est gentil. Bla. Bla. Bla.Un tel niveau d’indigence intellectuelle, franchement, ça fait mal. Non que la langue ne doive pas s’enrichir avec le temps : l’apparition d’une nouvelle chose appelle la création d’un nouveau mot pour la désigner, évidemment ; mais partir du principe que toute évolution ne peut qu’être bonne en soi revient à s’interdire sciemment de s’interroger sur la nature de ces évolutions. La « nécessité de l’évolution de la langue » se calque sur l’illusion d’une loi naturelle du Progrès qui colore toute transformation du rose bonbon de « l’innovation » et clôt autoritairement le débat : innove ou tais-toi. Ces sophismes, séduisants comme tous les sophismes mais ne pouvant compter comme arguments tant ils égarent la raison, cherchent à dissuader toute pensée et griment ceux qui osent réfléchir à la manière dont la langue évolue en horribles réactionnaires, grincheux ringards le regard sur le rétro. Grmph.

Sous prétexte de « simplifier » une langue jugée « trop complexe », les apprentis sorciers malmènent les règles, transforment artificiellement la langue. Quelle prétention à vouloir changer la langue selon ses petits caprices, parce qu’on la trouve trop ceci, pas assez cela ou qu’on la préfèrerait autre ! Les simplificateurs osent affirmer que notre langue, selon eux trop difficile à apprendre, ne serait pas « attractive » et ne supporterait pas la concurrence de langues plus « faciles » dans la compétition internationale du marché linguistique globalisé. Ces sophismes sont écœurants. En quoi « l’attractivité » devrait-elle être un critère pour apprécier une langue ? Et quand bien même, en quoi la prétendue « complexité » d’apprentissage jouerait-elle un rôle dans cette « attractivité » autrement que dans un rapport purement et stupidement utilitariste à la langue ? L’attractivité d’une langue ne se joue-t-elle pas plutôt dans sa richesse, dans sa poésie, dans son histoire, dans sa musicalité, dans ses auteurs, dans la subtilité et la variété de ses nuances, dans la précision de ses concepts ?

De ce point de vue, la supposée « complexité » de la langue française semble au contraire une valeur remarquable. D’autant que celle-ci peut être d’une simplicité cristalline lorsqu’on s’intéresse sincèrement à ses prodigieuses richesses. Si elle était si complexe qu’elle devait impérativement être autoritairement « simplifiée », comment se fait-il que nos grands-parents la maîtrisaient si bien ? Ce qu’ils apprenaient à l’école est-il, en deux ou trois générations, devenu incompréhensible ? Taxer la langue française de « complexe » n’est qu’un cache-sexe posé sur sa propre paresse… et qui peut s’appliquer à toutes les langues – je n’en connais point de « simple » dès lors qu’on souhaite les prendre au sérieux et ne pas se contenter d’un infect sabir d’aéroport international.

La diminution du vocabulaire et la multiplication des fautes – qui ne sont pas des « trouvailles créatives » mais seulement de la paresse et de l’inculture – touchent toutes les catégories de la population. Le « parler populaire », avec son vocabulaire, ses expressions, ses images, n’existe plus : seul distingue les couches sociales le degré plus ou moins affligeant de limitation du nombre de mots maîtrisés… terrible, cruelle et injuste segmentation de la population par ce qui devrait faire son unité. À une extrémité du spectre : des gamins incapables de s’exprimer avec plus de quelques centaines de mots, enfermés dans les frontières étroites de leur vocabulaire inframinimal. À l’autre extrémité : des « élites » autoproclamées qui se débarrassent de leur langue maternelle au profit de la novlangue à la mode. Dans les deux cas, le même rétrécissement de la langue et de la pensée or, quand tout le monde se vautre dans la même pauvreté de langage, les démagogues piaffent démocratisation là où il n’y a que massification.

Notre langue quotidienne ne balance plus que brutalement entre l’euphémisme et l’hyperbole. Tout ce qui serait susceptible d’effaroucher les pudeurs de jeunes filles du moindre groupement minoritaire fantasmé doit être vidé de sa substance et remplacé par une expression aussi stylistiquement indigeste que sémantiquement fausse ; le politiquement correct multiplie les -phobies et les périphrases afin de neutraliser toute discussion dans une volonté avouée d’imposer le silence. Simultanément, les superlatifs s’alignent, tout est « absolument génial » ou « totalement atroce », entraînant une dévaluation générale du jugement et une inflation émotionnelle qui finit par tout placer au même niveau : plus d’intermédiaire entre les cimes de l’adoration aveugle et les abymes de haine viscérale – Bien ou Mal, point de nuance. La conjugaison de ces deux mouvements, entre euphémisme et hyperbole, entraîne inéluctablement l’effacement de la pensée, troquée contre un enchaînement irréfléchi d’expressions toutes faites et des émotions réflexes associées : la réflexion est court-circuitée par les réactions hystériques programmées.

Cet effacement des nuances réduit la pensée à une stupide alternative Bien/Mal, caractéristique de toute novlangue. Peu étonnant puisque l’essentiel des horreurs linguistiques sont issues de la novlangue managériale qui s’insinue partout et qui, par ses mots, distille son idéologie dans toutes les conversations. Ce galimatias ne se limite donc hélas pas aux cabinets de conseils cocaïnés mais marque la revanche victorieuse des crétins arrogants réduits à des pantins adorateurs du dieu-pognon. Leur charabia contamine la langue française comme un parasite imbécile qui tue son hôte. Comme toute novlangue, elle opère la fois inversion et perte du sens des mots. Ceux-ci sont vidés de leur substance et, devenus des coquilles vides, reçoivent de nouvelles significations, souvent à l’opposé de leur sens originel – quand ils ne disparaissent pas au profit d’une surenchère dans la mode de l’anglicisme mal digéré [1].

Le sabir d’aéroport international, infâme globish, insulte d’ailleurs autant la langue de Molière que celle de Shakespeare qu’elle travestit et réduit à une alignement de clichés. Appuyée sur le rouleau compresseur de l’industrie (in)culturelle qui prétend faire de cette langue sous-anglaise la lingua franca de la mondialisation, elle séduit par son simplisme tous les paresseux du bulbe qui, par ricochet de snobisme, la transmettent comme une maladie vénérienne au reste de la population. On se souvient de Nicolas Sarkozy qui surjouait misérablement ses fautes de français pour « faire peuple », lui le gamin de Neuilly ! Quel mépris pour le peuple que de croire qu’il faut massacrer la langue française pour lui ressembler ! Nous sommes dorénavant passés, avec Emmanuel Macron et sa « start-up nation » à la novlangue assumée, revendiquée, comme signe d’une « modernité » qui n’a jamais été autant idéologique. La novlangue managériale est devenue la langue officielle du pouvoir. Avec elle, la paresse se déguise en innovation et l’inculture en mode : snobisme criminel. Les idiots du village global se croient à la pointe de la modernité alors qu’ils n’en incarnent que la crétinerie la plus ridicule.

Et le pire, c’est que ça marche. Forte de ces exemples assénés au plus haut niveau jupitérien, la séduction qu’opère ce délire de toute-puissance – avec la langue tout est permis et la plus grosse faute n’est qu’une merveilleuse innovation créatrice – entraîne tout le monde vers l’exonération complète des règles. Mais pour jouer avec les règles, encore faut-il les maîtriser ! Les Rimbaud autoproclamés n’ont qu’à écrire, comme lui, des milliers de vers en grec et en latin avant de la ramener. Les grands auteurs ont infiniment enrichi la langue par un long et minutieux travail d’où surgissent les éclairs de génie, par le déploiement d’une culture acquise grâce à l’étude de leurs prédécesseurs, dans une relation à la fois respectueuse et ludique à la langue… Rien à voir avec l’inculture et la fainéantise qui s’imposent par la force de l’arrogance agressive de l’imbécile imbu de sa propre suffisance. Peu leur chaut de recevoir la langue en héritage, issue d’une longue tradition, comme un bien précieux à chérir et à embellir pour le transmettre ensuite : ils s’arrogent le droit d’en faire ce qu’ils veulent, de la tordre comme il leur plait, d’en ignorer volontairement les règles et les fondements car seul compte leur souverain caprice.

Cette infralangue stéréotypée témoigne d’une haine de soi et de sa propre culture d’abord motivée par la bêtise et le manque de courage qu’exige d’utiliser son cortex à d’autres fins que le rire crétin devant les vilénies hanounesques. Mais si ce massacre de la langue encourage la vulgarité de la pensée, il entraîne surtout une terrible aliénation de soi. Rendus étrangers à leur propre langue, donc à leur propre culture, combien d’individus, en particulier combien de gamins, se heurtent aux portes fermées sur les sommets les plus riches de leur culture, sur les œuvres qui constituent le monde commun, rendus définitivement inaccessibles à leur curiosité bien que nécessaires à l’exercice conscient de leur condition de citoyens ! L’enfermement dans un vocabulaire limité qui limite à son tour la pensée représente une violence criminelle tant pour les personnes que pour l’ensemble de la nation. Ils vivent un déracinement qui n’est pas l’arrachement émancipateur aux préjugés et aux prédestinations, mais l’interdiction de participer pleinement au monde commun, condamnés à vivre leur propre culture de l’extérieur, en spectateurs passifs, en consommateurs à la citoyenneté atrophiée.

Cincinnatus, 10 septembre 2018


[1] Voir quelques exemples dans le billet suivant : Petit dictionnaire incomplet des horreurs de la langue contemporaine.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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