Plus vite, plus haut, plus fort !

Je ne suis pas sportif…
Ce n’est pas bien grave, me dira-t-on avec une très légère pointe de condescendance : on ne peut pas être bon en tout.

… et je n’aime pas le sport.
Là, en revanche, je sens qu’on me juge – le mépris suinte. C’est visqueux, le mépris, et puis ça « pègue », comme on dit chez moi.

Je peux taper sur à peu près tout le monde, et je ne me gêne pas : les droites, les centres, les gauches, Macron, Le Pen, Hidalgo, Pécresse, Montebourg, Zemmour, Bertrand, tous les sinistres pantins et clones tristes de la scène politique, les jeunes cons et les vieux imbéciles, les woke et les fascistes, les identitaires et les antiuniversalistes, les néolibéraux amoraux et les écolos moralisateurs, les républicains au milieu du gué et les faux laïques, les islamistes et leurs complices, les gauchistes et les droitards, les religions et les idéologies, les meutes sur les réseaux sociaux et les fans décérébrés d’Hanouna, la société de l’obscène et la culture de l’avachissement, la spectacularisation du monde et la fin du monde commun, les transhumanistes et les technolâtres, les illuminés du Progrès et les prophètes de l’effondrement, etc. etc. etc. [1] bref, je peux cogner comme un sourd sur tout ce qui fait que nous vivons dans un monde de merde… mais attention : le sport, pas touche !

Par exemple, c’est quand j’ai le malheur de dire que le cycliston-sur-trottoiros est le prédateur le plus redouté du piétonus-urbanus, que je me récupère le plus d’insultes. Alors que franchement, si faire du vélo (électrique, qui plus est : faut pas trop transpirer en montée, non plus !) en ville était du sport, ça se saurait, non ? Mais peu importe, admettons que jouer avec sa vie et surtout celle des piétons pris pour des piquets de slalom sur les trottoirs et passages cloutés soit du sport, là n’est (presque) pas le sujet de ce billet.

Le sport, tel que conçu par mes chers contemporains, n’a rien de sportif, que ce soit dans sa pratique individuelle ou collective, régulière ou ponctuelle – le « sport plaisir » ou « personnel », d’une part – ; ou comme spectacle – le « sport de haut niveau » ou « professionnel », d’autre part.

*

S’il peut y avoir du plaisir dans l’effort et de la volupté au-delà de la douleur, les endorphines sécrétées par les troupeaux de coureurs urbains et par tous leurs frères en lycra fluo quelle que soit la discipline qu’ils prétendent expérimenter semblent plutôt relever du nombrilisme conformiste. Au gré des modes dictées par des magazines dont l’intérêt pour la civilisation et l’humanité reste à définir ou par une quelconque vedette hollywoodienne au quotient intellectuel inversement proportionnel à la fois à son compte en banque et au nombre de ses abonnés sur les réseaux dits sociaux, nos braves agités du muscle s’enthousiasment collectivement pour les pilates un mois, la gymnastique suédoise le mois suivant, un étrange rejeton de la tarentelle et du krav-maga le mois d’après, et ainsi de suite, ad nauseam.

Élément fondamental, désormais, de l’affichage social d’un narcissisme exhibitionniste, le sport devient, dans la novlangue contemporaine, activité sportive. Ce qui permet, au passage, d’y faire rentrer à peu près tout et surtout n’importe quoi qui donne l’illusion que le corps se meut et provoque une sudation à exposer publiquement comme une preuve d’appartenance à la communauté des sportifs.

Les sportifs… pardon : les adeptes d’une activité sportive entretiennent ainsi avec ladite activité un rapport essentiellement utilitariste. Plus vite. Encore plus vite. Toujours plus vite. Le temps semble l’ennemi à abattre, dont chaque interstice et chaque respiration doivent être impérativement remplis. Conception shadokienne s’il en est : plus vite pour dégager du temps qu’il s’agit ensuite de remplir immédiatement en bougeant plus… et les sportifs pompaient.

L’utilitarisme dans l’activité sportive efface tout ce qui faisait le propre du sport : la beauté technique, la précision, l’esthétique, l’effort et le plaisir gratuits cèdent le pas devant la seule performance. Tout devient compétition. On n’existe plus en soi mais en comparaison à la performance de l’autre. L’autre, réduit à une liste de nombres, doit être dépassé – l’autre pouvant aussi, dans une mise en abîme spéculaire et schizoïde, être soi-même : battre ses propres records, à peine ceux-ci établis et donc, courir après son ombre.

Ce culte de la performance et de l’optimisation se traduit par une obsession du chiffre avec une logique toxicomaniaque similaire à celle qui préside à la conception des jeux vidéo. Pas, foulées, distance parcourue, fréquence par heure, jour, semaine, mois, poids soulevé, porté, jeté… tout est mesuré, quantifié, comparé, archivé dans des tableaux toujours plus complexes qui génèrent des graphiques toujours plus absurdes et des gratifications symboliques risibles. Le sport est devenu une sous-discipline de la statistique.

Obsession du chiffre, culte de la performance, dogme de la compétition… si cette folie n’a plus rien à voir avec l’idéal sportif, elle a en revanche tout à voir avec le néolibéralisme. Imprégné de cette idéologie, le sport lui rend bien l’hommage en lui offrant ses métaphores éculées, ses lieux communs du « dépassement de soi », de la « saine émulation compétitive », de « l’esprit d’équipe », etc. etc. : triste topique ressassée par des petits managers sans imagination. Et voici asservi un nouveau pan de l’humanité.

*

Comme quoi, la théorie du ruissellement peut fonctionner. L’exemple de ce pourrissement ne vient-il pas de nos premiers de suée eux-mêmes, de nos grands sportifs, de leurs clubs, de leur business ? Le sport dit de « haut niveau » n’est qu’un navrant spectacle brassant un « pognon de dingue » pour reprendre l’excellente formule de notre vénéré Président qui, d’ailleurs, conformément aux leçons données par son mentor, n’hésite pas à se mettre régulièrement lui-même en scène en short et maillot.

Le consommateur-spectateur consomme du sport comme il consomme de la culture ou du sexe. Si tous les sports ne sacrifient pas à Mammon, la logique spectaculaire-marchande de l’alliance entre médias et finance les atteint tous plus ou moins fortement. Des jeux olympiques, devenus une simple vitrine pour « sponsors » tout-puissants (au point de bénéficier d’avantages juridiques exorbitants) mais catastrophe pour les villes qui ont la stupidité de les accueillir, au football qui, en la matière, pulvérise tous les standards de la décence commune, les grand-messes sportives sont avant tout l’occasion d’une communion obscène dans la consommation et l’adoration du dieu-fric.

La soumission à cette logique mortifère balaie toute raison, tout dignité et toute humanité. Comment peut-on décemment imaginer participer à une compétition de football au Qatar, pays ouvertement ennemi de la France, qui en achète le patrimoine à la découpe pour le prostituer au mauvais goût de nouveaux riches incultes avec la complicité active de dirigeants politiques traîtres à la nation, qui mène activement des campagnes de déstabilisation idéologique, qui finance les terroristes qui tuent régulièrement nos concitoyens, nos dessinateurs, nos profs, nos enfants… comment, donc, imaginer participer là-bas à une compétition sportive que ce pays d’assassins a obtenue par corruption et pour laquelle il construit au milieu du désert des stades absurdes avec le sang d’esclaves que les habituels contempteurs du « colonialisme occidental » semblent ignorer dans une cécité coupable – des associations des droits de l’homme évoquent sérieusement 6 500 morts en dix ans : 6 500 !! – comment, donc, imaginer participer à cette surenchère de la veulerie la plus odieuse ?

Très facilement, en fait : en se cachant derrière des slogans vides qui remplacent avantageusement la pensée et la conscience (« Au nom des valeurs sportives ! », « Le sport aux sportifs, la politique aux politiciens ! », et autres sophismes de la lâcheté), bien installé au fond de son canapé, devant l’écran plat qui montre vingt-deux millionnaires apatrides et exilés fiscaux jouer à la baballe.

Non. Décidément, je n’aime pas le sport.

Cincinnatus, 6 décembre 2021


[1] Je ne vous infligerai pas une liste indigeste de liens vers les billets correspondants : il suffit de piocher au hasard dans ces carnets.

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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