Haïssez-vous les uns les autres !

piétonVous descendez tranquillement un trottoir étroit et, à un angle aveugle, un sémillant cycliste en lycra fluo, oreillettes sans fil vissées au pavillon, déboule de votre gauche sur ce même trottoir sans frein ni regard. Non content d’avoir manqué vous renverser, les insultes fusent dans un langage fleuri comme autant de flèches du Parthe… car l’arrogant butor ne daigne même arrêter sa course traversant trottoirs et chaussées, slalomant entre piétons et poussettes. Vous vous remettez de vos émotions en enjambant la demi-douzaine de trottinettes électriques qui encombrent votre chemin – heureusement, vous n’avez ni fauteuil roulant ni canne blanche – mais sursautez à la pétarade d’un scooter qui, prenant la rue à contresens, cherche à se faire passer pour un avion au décollage : si le résultat est encore un peu trop aigu, les décibels y sont, tous les habitants et passants le confirment.

Trêve de scènes de vie : on a déjà conté l’enfer du flâneur en ville. Comment, plutôt, ne pas s’interroger sur la culpabilité des politiques dans la constitution de cette arène de la haine ordinaire ? La tâche leur est confiée d’assurer les conditions de vie commune les meilleures au sein de l’espace public. Or force est de constater que non seulement ils n’y parviennent pas mais qu’en outre tout semble fait pour encourager l’atomisation et l’affrontement. Hobbes aurait été surpris de voir se concrétiser ainsi son idée de guerre de chacun contre tous.

Clarifions tout de suite : bien entendu, tous les pilotes de tels engins ne se comportent pas comme d’exécrables rufians : hors de question de généraliser ni d’essentialiser. Sont pointés ici d’une part les trop nombreux délinquants qui mettent en danger les autres [1] et, d’autre part, la recherche de dérogations pour des intérêts catégoriels au détriment de la règle commune.

Scélérats sympas

Le développement de tous ces véhicules (plus ou moins) nouveaux repose souvent sur les deux jambes du jeunisme cool et de l’écologie-spectacle. Pour le jeunisme, le pari semble largement gagné tant les comportements de grosses brutes, quel que soit leur âge, paraissent tout droit sortis d’une cour de récré : intimidations, violences verbales et physiques, mépris souverain du code de la route et des règles élémentaires de civilité… sur une, deux, trois ou quatre roues, l’adulte retombe dans le pire de l’enfance – le sale gosse capricieux. Quant à l’écologie des mobilités aussi « douces » que la charge d’une Panzerdivision, l’honnêteté commande de n’y voir qu’un mensonge marketing pour vendre toujours plus de gadgets : de quoi est composée la batterie de ta trottinette ou de ton vélo électriques, et dans quelles conditions ton engin a-t-il été construit, pauvre crétin prétendument défenseur de la planète ?

Gonflé de cette moraline qui le fait passer à ses yeux pour le représentant du camp du Bien©, enveloppé dans ce subtil mélange de superbe et de bêtise qui caractérise les demi-instruits, l’odieux faquin se promène dans le monde comme si celui-ci lui appartenait… et qu’il fallait en chasser tous les autres. Cette lutte territoriale primaire ramène l’autre à l’ennemi : les plus petits ne représentent que de pénibles obstacles tandis que les plus gros incarnent le camp du Mal© (tout automobiliste, par exemple, ne peut vouloir que la destruction de la planète, c’est évident !). Guerre de chacun contre tous : automobilistes contre conducteurs de deux-roues motorisés contre cyclistes contre trottinetteurs contre joggers… et tous contre ces salauds de piétons qui gênent la libre circulation des empressés de la rue.

Piétons sacrifiés

Un piéton, cette valetaille ringarde  engluée dans sa lenteur et sa balourdise, incapable de sacrifier aux dieux Vitesse et Modernité, ose se traîner sur un trottoir ou un passage piéton ? Il ne mérite que d’être agoni d’injures. Gare, d’ailleurs, à ne jamais prendre la défense des piétons : on se voit immédiatement taxé de… pro-bagnole ! Drôle de raisonnement :

Vous êtes dangereux pour les piétons…
– Les voitures sont plus dangereuses pour moi !

Quel sophisme ! Quelle irresponsabilité assumée : peu importe ce que je fais, je m’impose en tant que victime absolue et suis par conséquent ontologiquement innocent. Parce que d’autres plus gros représentent un danger potentiel pour moi, à mon tour, j’ai le droit d’être un danger pour les plus petits que moi… et personne ne peut m’en rendre comptable.

Alors que chaque mode de transport s’érige en lobby idéologique victimaire, les piétons, eux, demeurent inaudibles. Et pour cause ! Un peu comme les athées qui, quoique majoritaires, n’ont aucun porte-voix officiel et, de facto, sont systématiquement oubliés par les politiques qui invitent à tout bout de champ les autoproclamés « représentants des cultes » pour donner leur avis à propos de tous les sujets dans une trahison consciente et ouverte de la laïcité, de même les piétons n’ont que le droit de se taire lorsque sont choyés les différentes associations de défense (défense contre quoi ?!) de motards, d’automobilistes, de cyclistes and co. Or, faut-il le répéter, dans ce concert généralisé d’égoïsme et de haine, ce sont les piétons qui, tout en aval, subissent le ruissellement de la violence. Bien que les trottoirs doivent être uniquement empruntés par les piétons – et les poussettes et fauteuils roulants, seuls « véhicules » admissibles –, ce sont les cyclistes, les deux-roues motorisés, les trottinettes et autres qui y font régner la loi du plus fort et du plus rapide.

Lâcheté des gouvernants et anéantissement du monde commun

Les associations de défense des uns et des autres mènent des actions de chantage auprès du politique pendant que leurs membres agressifs menacent physiquement tout ce qui ose représenter un obstacle à leur sacro-sainte liberté de circuler vite, partout et n’importe comment. Convaincus d’être propriétaires de l’espace public, ces groupes de pression à l’hybris déchaîné appliquent une logique mafieuse adoubée par le clientélisme et la veulerie des édiles. L’exigence de passe-droits toujours plus exorbitants trouve chez les gouvernants locaux comme nationaux des oreilles complaisantes. Alors que nous avons tous besoin de règles communes simples et qui s’appliquent avec justice, c’est-à-dire de manière égale à tous, le code de la route est démantelé à coups d’exceptions démesurées. L’objectif de cohabitation des usages est balayé au profit de la satisfaction des ego catégoriels. Ceux qui crient le plus fort ou qui correspondent à l’idéologie ambiante obtiennent gain de cause au détriment des plus faibles : on ménage le vautour, on déchire la colombe. Car, comme toujours, tout aménagement des règles communes, tout abaissement des normes se fait nécessairement au détriment des plus faibles – ici : les piétons.

Au détriment des piétons ; au détriment, aussi et surtout, du bien commun. Gouverner en dressant les uns contre les autres, en cherchant des boucs-émissaires à livrer à la vindicte, en encourageant l’avidité, l’envie et la jalousie plutôt que la solidarité : la trahison du politique est patente. Pas étonnant que dans cette grande entreprise de démembrement du corps politique, des entreprises bien connues pour leur nature philanthropique, comme Uber, se ruent sur un marché en tous points cohérent avec leur philosophie. Après avoir sciemment atomisé le monde du travail, les voilà qui pulvérisent l’espace urbain avec leurs trottinettes et leurs vélos chaotiquement jetés sur les trottoirs. Ces gadgets fun et cool s’accordent parfaitement à l’idéologie de la start-up nation dans laquelle on se fout éperdument que les gens soient heureux ou pas, puisque tout ce qui importe c’est qu’ils fassent semblant de l’être. Ainsi n’est-il exigé que de paraître. Et qu’est-ce qu’ils paraissent heureux, ces godelureaux narcissiques, montés sur leurs destriers puérils.

Quel gouvernant osera repenser l’urbanisme selon le bien commun plutôt que de céder aux caprices d’enfants sauvages ? Et, de leur côté, quand donc les individus renonceront-ils à cette pitoyable guerre de territoire, en s’élevant à l’universel du citoyen et en abandonnant leurs petits intérêts privés ?

Cincinnatus, 21 octobre 2019


[1] Et oui, une voiture, une moto, un scooter, un cycliste ou une trottinette qui grille un feu rouge et un passage piéton, c’est un danger public !

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Haïssez-vous les uns les autres !”

  1. Je comprends votre indignation face aux fous roulant à 20 km/h sur les trottoirs en trottinettes motorisées. Ces débiles n’ont jamais fait de vélo, n’ont pas le permis, s’offrent leur premier moyen de transport à moteur et ils ne respectent rien ni personne.
    Bien sûr, ne pas généraliser.
    Je circule à Paris en scooter et en vélo. Mon expérience statistique est que les 2RM à permis se comportent bien mieux que vélos et trottinettes à moteur. Le code de la route est globalement respecté – pas moins que les piétons en tout cas qui traversent au rouge ou n’importe où parce que leur temps est précieux.
    Les Deliveroo et Uber eats aussi ne connaissent ni feux rouges ni sens interdit.
    Bien sûr qu’Hidalgo instrumentalise ces trottinettes pour faire levier sur des mesures liberticides : interdire ou entraver la circulation des voitures et 2 RM. Quant à elle et ses élus, ils se déplacent en voiture avec chauffeur sous escorte dans les voies de bus.

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